Grand emprunt : l’échelon national n’est pas pertinent

Dans le contexte de crise qui frappe l'ensemble des économies de l'Union européenne, l'idée d'un grand emprunt européen trouve un écho certain et transpartisan depuis le début de l'année 2009, qu'il s'agisse de mutualiser les émissions de dette des États membres de la zone euro, de mettre en œuvre un plan de relance directement piloté par l'Union, ou d'investir dans des projets d'avenir à même de soutenir la croissance et la compétitivité de ses membres. Si cette dernière logique, dans laquelle s’inscrit le grand emprunt français, doit être retenue, il est regrettable que l'échelon européen, plus pertinent au regard de finalités poursuivies, ne soit pas privilégié.

Les justifications du recours à l'endettement public

 

Comme l'expliquait Napoléon dans ses mémoires (1), "il est injuste d'engager une génération par la précédente. Il faut trouver un moyen de préserver les générations à venir de la cupidité des générations présentes". Le recours à la dette publique trouve en effet, et au plus, deux justifications économiques : de manière temporaire, et donc sans peser durablement sur les finances publiques, l'État peut s'endetter pour opérer une relance de l'économie de type keynésienne en bas de cycle économique. Ce faisant, il prend le relais de la consommation des ménages ou de l'investissement privé et opère ainsi une action contra-cyclique, à même de ramener et stabiliser la production à son niveau potentiel. Néanmoins, cette action n’est soutenable que si des excédents publics ont été dégagés symétriquement en haut de cycle ; or le dernier excédent budgétaire des administrations publiques françaises remonte à 1978. Il en résulte qu’à l’exception de situations très particulières telle que la crise actuelle justifiant un stimulus de courte durée, la possibilité de mener des relances budgétaires efficaces en France relève largement de la fiction. Par ailleurs, la dette a aussi une justification permanente : puisque les générations futures auront la jouissance des investissements (actifs corporels – par exemple les réseaux ferroviaires, autoroutiers, électriques… – ou incorporels : R&D, éducation…) qu'elle sert à financer aujourd'hui, il n'est pas illégitime qu'elles en supportent également une partie du coût (tandis qu'à l'inverse, il est injuste de reporter le coût de dépenses courantes).
Il existe aujourd'hui un relatif consensus économique quant au rôle des autorités publiques au regard de ces deux aspects, a fortiori à la lumière de la crise financière. A court terme et en bas de cycle, le cadre d'analyse keynésien est validé par le coût, notamment en matière d'emplois, qui résulte d'une absence d'intervention publique. Néanmoins, dans le cas français, l’érosion des marges de manœuvres budgétaires liée aux déficits chroniques, dont la responsabilité est imputable aux deux bords politiques, en limite la pertinence. A plus long terme, et dans un nombre limité de cas, les théoriciens de la croissance s'accordent à dire que les investissements publics sont justifiés lorsque le marché ne les finance pas spontanément, eu égard par exemple à leur montant – infrastructures de transport… – à l'incertitude de leurs rendements – recherche fondamentale… – ou aux "externalités positives" qu'ils génèrent (c’est-à-dire quand le rendement social d’un investissement excède le rendement privé, et qu’il n’est donc pas rentable pour un investisseur privé de le financer ; c’est le cas de la formation professionnelle par exemple, qu’une entreprise ne financerait souvent pas sans incitations publiques).
Comment juger à cette aune le "grand emprunt" français et un hypothétique emprunt européen ?


Le cas du grand emprunt français : fiction, désastre ou opportunité?

 

 Le 25 août 2009, le président Sarkozy a installé la Commission Juppé-Rocard chargée d'étudier la faisabilité et l'affectation d'un grand emprunt public. Cette Commission devrait rendre ses conclusions le 1er novembre 2009.
La première approche consiste à dire qu'au-delà du coup médiatique, cet emprunt n'aura qu'un impact marginal, ni réellement négatif, ni positif non plus. Du strict point de vue juridique en effet, cet emprunt ne se distinguera en rien de ceux que la France, par l'intermédiaire de l'Agence France Trésor, émet massivement tous les ans, soit pour financer les déficits, soit pour refinancer les dettes arrivant à échéance. D'autre part, c'est une fiction juridique d'affirmer que l'emprunt en question va servir à financer des "dépenses d'avenir" : à l'instar des autres recettes de l'État (prélèvements obligatoires, recettes de participations, etc…), les recettes d'emprunt sont soumises au principe d'universalité rappelé par la LOLF (2) : autrement dit, les recettes issues de l'emprunt ne peuvent être fléchées vers des dépenses spécifiques mais se fondent dans l'ensemble des recettes de l'État, et il n'est donc nul besoin de lancer un emprunt particulier pour financer ces dépenses (sans compter par ailleurs la prime d'émission qui devra être ajoutée au coût de l'emprunt pour attirer les particuliers si l'emprunt n'est pas levé sur les marchés financiers). En termes économiques l'emprunt devrait représenter environ 15 à 20 milliards d'Euros suivant les dernières déclarations (qu'il s'agisse d'un chiffre global ou annuel est encore assez flou). C'est beaucoup et peu à la fois ; beaucoup car, en représentant environ 1% du PIB, c'est l'équivalent du budget de recherche privée de l'ensemble des entreprises françaises, et l'équivalent du tiers de l'impôt sur le revenu 2008 ; peu également, car c'est à peine plus du double du budget R&D d'une entreprise comme Microsoft : on peut donc craindre des effets minimes, notamment si le produit de l'emprunt est saupoudré sur une myriade de projets.
Une deuxième approche plus pessimiste suggère que la France n'a plus les moyens de s'endetter puisque son ratio dette / PIB tend vers 100%. Certes, d'autres font bien pire (Belgique, Japon, Italie…) mais leur croissance apparaît justement durablement déprimée. Le poids des remboursements est déjà élevé (de l'ordre de 3% du PIB, vers les 4%, plus que l'éducation) et au-delà d'un certain seuil, on ne peut exclure une dégradation de la notation des titres souverains qui conduirait à une explosion du coût de la dette. Par ailleurs, on peut légitimement s'interroger sur la capacité de l'État à affecter les ressources issues de l'emprunt aux projets qui en on le plus besoin: d'une part, il est très probable que l'on redistribue d'une main ce que l'on prend de l'autre (autrement dit que les crédits accordés par exemple à de nouveaux projets de recherche servent de prétexte à une régulation budgétaire accrue de l'existant). D'autre part, dans un contexte de crise où plusieurs secteurs structurellement en perte de vitesse, mais suffisamment bien organisés pour se présenter comme stratégiques, savent habilement user des médias pour faire entendre leurs voix (industrie lourde, automobile, travaux publics et construction…) et arguer de la crise pour réclamer des aides, on peut s'interroger sur la capacité et la volonté des gouvernants d'orienter les ressources vers des secteurs ou structures générateurs de rendements élevés sur le long terme (recherche fondamentale et appliquée, start-ups innovantes…), mais peu rémunérateurs en matière d'image politique (3). Il suffit pour se convaincre de ce risque de constater à quel point nos champions nationaux sont habiles pour capter à leur avantage les ressources publiques, au détriment de l’émergence d’entreprises plus dynamiques (comme l’a montré le "Rapport Camdessus" en 2004, toutes les sociétés du CAC 40 ont plus de 25 ans d’existence, un triste constat si l’on effectue la comparaison avec les Microsoft, Google, AMD, Intel,… américains). Enfin, on est en droit de s’interroger sur le timing de cet emprunt : les investissements qu’il est sensé financer étaient tout autant stratégiques avant la crise, mais sans doute est-il plus facile de donner à cette nouvelle dette un caractère relatif au regard des déficits courants que la France connaît actuellement…
Suivant la troisième approche, et même si l'auteur de ces lignes serait plus enclin à considérer les deux premiers scénarios comme les plus probables, il serait injuste de faire par anticipation le procès d'une initiative qui pourrait répondre à un réel besoin : il existe assurément en France un déficit d'investissement public et privé dans certains secteurs innovants (réseaux télécoms de dernière génération, biotechnologies, nanotechnologies…) et en capital humain (formation supérieure, tant en niveau que suivant les domaines concernés). De même, les objectifs, en termes de compétitivité,  énoncés à Lisbonne en 2000 et Barcelone en 2002 (enseignement supérieur, recherche publique et privée) sont loin d'être atteints. De plus, parce qu'il serait irresponsable de croire que dans les secteurs concernés, les progrès ne peuvent venir que d'une manne budgétaire en faisant l'impasse sur les nécessaires réformes (recrutement et incitations des enseignants chercheurs, sélection à l'université,…), il est envisageable d'user des ressources dégagées par l'emprunt pour "acheter les réformes", c'est-à-dire en indemniser les perdants pour en faciliter l'adoption (4).

 

 

Un grand emprunt européen : les solutions à privilégier et les idées à rejeter

Tous les domaines énoncés ci-dessus mériteraient effectivement des efforts accrus d'investissement mais il est justement regrettable que des solutions nationales prédominent, alors que c'est là que les politiques de l'Union sont les plus efficientes et surpassent celles des États. En effet, l'échelon pertinent pour réaliser les investissements capables de rendre l'économie européenne plus dynamique est sans nul doute européen : les grandes infrastructures de transport, les réseaux de télécommunication de nouvelle génération, les réseaux de transport d'énergie (gaz, pétrole, électricité), mais également les projets de recherche fondamentale où les effets d'échelle et de club sont cruciaux, le développement du capital humain par le renforcement des liens entre pôles de recherche et universitaires. A l'inverse, les tentatives de réaliser de tels projets au niveau strictement national sont souvent vouées à l'échec, comme l'ont montré les pléthoriques (67!) "Pôles de compétitivité" lancés en 2005. Idée judicieuse à l'origine puisque les synergies qui existent entre entreprises, universités et grandes écoles et centres de recherche publics et privés sont réelles, la volonté de chaque conseil régional et général d'avoir "son" pôle a porté un grave préjudice au projet qui aurait dû être conçu et réalisé à l'échelle européenne. Enfin, l'UE est aussi le meilleur niveau de décision car si sa dimension technique est par bien des aspects critiquable, elle lui permet aussi de porter plus aisément des projets de long terme et de s'inscrire dans un cycle électoral plus cohérent car identique pour les 27, tandis que la multiplication des échéances électorales nationales incite à des dépenses immédiatement visibles sans prise en compte de leurs bénéfices sur le plus long terme.

Or si l'Union dispose des structures institutionnelles et des compétences nécessaires (politiques régionale, de transport, de recherche…), lui fait en revanche défaut un budget suffisant, puisque celui-ci reste inférieur à 1% du PIB communautaire, tandis que la Politique Agricole Commune représente encore plus du tiers de ces dépenses. En l'absence d'une augmentation de la contribution des États, peu vraisemblable, la solution de l'emprunt apparaît comme l'unique alternative. Il existe certes un obstacle juridique : l'article 269 du Traité (5) instituant la Communauté Européenne interdit le recours à l'emprunt, mais on peut aisément imaginer un montage qui impliquerait la Banque Européenne d'Investissement, qui elle est habilité à emprunter (article 267 du Traité) (6). En revanche, il convient d'écarter deux autres formes d'emprunt européen évoquées durant ces derniers mois: (i) une mutualisation de l'émission de dette et (ii) un emprunt à fins de relance budgétaire :

 

(i) La première option a été notamment suggérée par un amendement du Parlement européen le 3 mars 2009, invitant "Les États membres (…) à étudier la possibilité d'un grand emprunt européen, garanti solidairement", une idée déjà proposée, lors du lancement de l’Euro, par Yves Thibault de Silguy (alors Commissaire aux Affaires économiques et financières) sous la forme d'une gestion commune de l'émission d'une partie des emprunts en euros. Cette option est techniquement réalisable : de la même manière que l'AFT émet des obligations, les États membres de la zone euro pourraient émettre une obligation, libellée en euros donc, et en répartir le montant entre eux suivant une clé à déterminer suivants les besoins, les paiements ultérieurs des coupons et du principal à échéance se faisant à due-proportion. Or c'est une idée très discutable : certes, l'existence d'un émetteur unique (une agence d'émission qui serait assez simple à créer) et les montants levés sur les marchés accroîtraient la lisibilité de ces obligations, et par là même le poids de l'euro sur les marchés internationaux et la liquidité de telles obligations. Il pourrait en résulter une baisse des primes de risque associées. Quant au taux d'émission, celui-ci se fixerait probablement au niveau des meilleurs émetteurs de la zone (France, Allemagne), puisque ceux-ci apporteraient nécessairement leur garantie. En revanche, une telle option aurait le défaut considérable d'ôter à la dette son caractère disciplinant par l'intermédiaire des taux d'intérêt, alors même que la mise en œuvre de l'euro a déjà exonéré les pays les plus fragiles du risque de crise de change tandis que la contrainte du Pacte de Stabilité et de Croissance apparaît bien lâche aujourd'hui (contrairement à ce qui pouvait être espéré au moment où l’euro fut introduit), ce qui explique d'ailleurs les réticences des pays vertueux tels l'Allemagne.


(ii) La seconde option, qui apparaît d'autant moins d’actualité aujourd'hui que la sortie de crise constitue un horizon probable, aurait consisté à organiser un emprunt massif et ponctuel afin de financer un plan de relance à l'échelle européenne, directement géré par l'Union européenne. C'est une erreur de croire que l'Union puisse mener à bien une telle politique en l'état actuel de ses compétences : la relance ne peut s'opérer que par une baisse des prélèvements obligatoires ou par une augmentation des dépenses. Or, l'UE ne prélève aucun impôt sur les ménages ou les entreprises  et les dépenses de l'Union se répartissent essentiellement entre quatre politiques: la PAC, la politique régionale, la politique de développement et les politiques de soutien à l'innovation : aucun de ces champs n'est propice à une augmentation immédiate et massive des dépenses puisqu'il s'agit au contraire de politiques de long terme qui s'inscrivent dans des durées dépassant largement celles des cycles économiques. On peut le déplorer mais force est de constater que les États demeurent pour l'instant plus à même de mener des plans de relance budgétaire. En l'état actuel de ses compétences, l'UE doit donc d'abord s'efforcer de coordonner les politiques budgétaires nationales, ce qui constitue un projet déjà fort ambitieux.

Alors oui, un emprunt européen est possible et souhaitable. Évidemment, il ne faut pas s'y tromper : si l'Europe arrive à renforcer son potentiel de croissance et à améliorer sa compétitivité, ce sera avant tout par l'adoption de réformes favorisant le fonctionnement et la fluidité des marchés de biens, de services, et de capitaux. Ce sera également par l'action régulatrice d'autorités publiques dont les interventions sont raisonnées et laissent place à l'esprit d'entreprendre, et cela bien plus que par une intervention budgétaire directe de l'UE ou de ses membres. Mais dans nombre de projets d'investissement, en capital matériel ou humain, l'UE est l'échelon pertinent. Or face à la concurrence internationale, et notamment celle des pays émergents, le temps est compté et un tel emprunt permettrait d'en gagner.

JG

 

1) Mémoires pour servir l’Histoire de France sous Napoléon, écrits à Sainte Hélène par les Généraux qui ont partagé sa captivité, 1823.

2) Article 6 de la Loi organique n°2001-692 du 1 août 2001 relative aux lois de finances ("LOLF") : "L'ensemble des recettes assurant l'exécution de l'ensemble des dépenses, toutes les recettes et toutes les dépenses sont retracées sur un compte unique, intitulé budget général."

3) Voir Wyplosz: Le mirage de la relance ciblée

 4) Voir la thèse défendue par Depla et Wyplosz dans La fin des privilèges, payer pour réformer

 5) "Le budget est, sans préjudice des autres recettes, intégralement financé par des ressources propres."

6) La BEI émettrait par exemple titres sur les marchés obligataires et de s'engagerait à abonder aux projets proposés par la Commission, qui assumerait en retour les intérêts, financés sur le budget communautaire, le montage faisant l'objet d'un accord politique entre les Etats-membres, qui sont directement responsables des financements apportés par la BEI, la BEI et l'UE. Il suffirait donc d’une augmentation minime de la contribution des Etats-membres, ou d’une diminution équivalente d’un poste de dépense.