L’autre 9 mai à Kiev

L’Ukraine est aujourd’hui plongée dans une situation inextricable qui laisse les citoyens perplexes, voire désemparés, malgré la fierté d’avoir exprimé fortement leur volonté contre un pouvoir élu mais corrompu. Comme les Indignés à l’Ouest, mais avec une intensité sans commune mesure et dans un contexte très différent, les révoltés de Kiev ont apporté leur propre réponse à la crise du système représentatif et à l’introduction longtemps théorique mais aujourd’hui pressante d’éléments de démocratie directe.

kievRevenons à Kiev. Situation étrange où le témoignage d’une révolution se résume à une seule place, cette Maïdan devenue star médiatique et dont la vie singulière se perpétue dans un fatras de guérilla urbaine, mais curieusement bien agencé, et grâce à quelques irréductibles dont on ne sait si ce sont les vrais héros des journées meurtrières ou de vagues figurants venus chiper les derniers restes de gloire. En treillis ou en tenue cosaque, l’effet est assuré pour le touriste de l’information mondialisée. Kiev est calme, étale comme le Dniepr, et la douceur trompeuse de ce mois de mai ne laisse guère imaginer que le destin territorial du pays est aujourd’hui entre les mains de factions qui ressuscitent le spectre des pratiques totalitaires: scrutins biaisés, désinformation, intimidations et système de peur généralisée.

Une interrogation prédomine à Kiev, comment ce pays historiquement dual, européen (« nous ne laisserons personne d’autres que nous-mêmes, pas même l’UE, juger de notre identité européenne que nous ressentons profondément », nous a-t-on affirmé avec émotion) mais aussi russophone/phile non seulement à l’Est et au Sud mais dans une forme d’imbrication historique, a pu évoluer en quelques mois d’une relative sérénité à une situation sécessionniste? L’affaire ukrainienne est un des nombreux ersatz de l’histoire européenne, celle d’un continent atomisé où les dominants jouent leur avantage sans considération des petits pays ballotés et écrasés. L’UE s’est précisément construite après l’échec du système metternichien d’équilibre des puissances qui fut non seulement néfaste pour ces petits États mais in fine un jeu à somme nulle pour tous où les puissants finissent par s’affronter, menaçant ainsi l’ensemble du continent.

La paisible Ukraine, même en sa capitale où se ressent fortement l’âme rurale de ce peuple aux manières simples, avec des références agraires très présentes, à commencer par les restaurants à la décoration mi kistch, mi naïve, pâtit de déséquilibres qui la dépassent largement. « L’UE, que peut-on en attendre? », entend-on dans la rue. Il est facile a posteriori de critiquer l’approche des acteurs en présence mais il faut bien tirer les conséquences de ce qui est, pour l’heure, un échec. Au plan régional, abstraction faite des États-Unis donc, on compte principalement trois acteurs: outre le pays concerné, la Russie et l’UE. Or, l’UE a tenu une stratégie, celle d’une approche économique dans la poursuite d’accords d’association quand la discussion politique, notamment dans le cadre du partenariat oriental (on se souvient d’une discussion au Ministère des Affaires étrangères à Varsovie, lors du voyage de l’Atelier pour la Présidence polonaise, où la Russie ne fut jamais évoqué par nos interlocuteurs, comme la marque d’un passé non surmonté et refoulé) est limitée. Il faut discuter avec Moscou en amont car si l’Ukraine peut et doit être libre, elle ne sera jamais seule. Et en matière de relations internationales, nier la géographie et l’histoire ne peut que mener au désastre.

Bien évidemment, discuter avec Moscou l’impérieuse n’est jamais aisé car cela implique d’aller au rapport de force, seul langage compris par Poutine, et à tout le moins d’entrer dans cette logique de hard power sans laquelle l’UE ne sera jamais une puissance. Bien évidemment, la Russie a un rapport très fort avec l’Ukraine qui est considéré dans sa mythologie nationale comme la terre originelle. Bien évidemment le petit tsar Vladimir ne voulait pas entendre d’un rapprochement avec l’UE quand il considère Kiev dans sa sphère d’influence immédiate, le reliquat symbolique d’un empire regretté. Toutefois, l’UE, en 2014, ne peut approcher l’Ukraine comme elle le fit à la fin des années 1990, notamment pour les Pays Baltes, alors que l’État russe était à un stade de décomposition avancé.

Ne pas discuter au plus haut niveau, et pas seulement dans le cadre d’un partenariat oriental dont la composante politique est indigente, a poussé la Russie à une position dans un premier temps inconfortable après le renversement de Ianoukovytch, et ce alors même que le boycott des leaders occidentaux lors de la cérémonie des jeux de Sotchi humilia concomitamment Poutine. Ce dernier a alors saisi le prétendu affront pour entrer dans son jeu préféré, celui de l’opposition frontale, et, oserions-nous, dans son domaine de compétence professionnelle, la guerre psychologique. L’UE fit alors montre de sa difficulté à agir vite et fort. Au sens institutionnel, ce n’est pas l’UE mais essentiellement le triangle de Weimar (Pologne, Allemagne et France) qui a joué un rôle actif lors des évènements de Maïdan en forçant Ianoukovytch à la discussion. Ce fut un résultat bien partiel et notre bonne vieille Europe championne du soft power s’est trouvée vite dépassée par la Russie qui pointait déjà en Crimée. L’UE dut compter avec ses divisions, de l’Allemagne parfois bienveillante avec la Russie à une France et un Royaume-Uni plus offensifs, certes, mais pas au détriment de leurs intérêts économiques. Ici, comme en bien des domaines, l’UE paie sa polyphonie dont jouent ses partenaires et adversaires.

L’avantage russe pourrait être de court terme; Moscou en souffrira le tribut avec une économie entrée en récession et, derrière ce retour de puissance, elle devra composer à nouveau avec des frontières flottantes (décidément on en revient toujours au télégramme Kennan). Mais l’Ukraine est durablement déstabilisée. Attiser les vieilles rancunes fut redoutablement efficace dans certaines régions du pays où le renversement d’un président élu avec le soutien massif de l’Est fut perçu comme un geste de défiance, largement exploité, contre la population russophone. Les récents referenda bidons n’augurent rien de bon, et la déligitimation possible du scrutin présidentiel du 25 mai pourrait couronner la stratégie russe. L’UE, quant à elle, risque de voir échouer son principal objectif dans la crise: éviter l’éclatement du pays qui verrait une Ukraine occidentale affaiblie et un nouveau trou noir à ses frontières.

Le 9 mai, on a peu fêté Schuman et l’Europe à Kiev. En partie du fait de l’annulation de manifestations par crainte d’attentats mais aussi car le 9 mai représente ici essentiellement la commémoration de la Grande Guerre patriotique, celle de l’URSS contre le régime nazi. Les petits drapeaux agités par les enfants et les étoiles des calots portés fièrement par de jolies jeunes femmes n’étaient pas bleus mais de couleur rouge. Relation complexe à cette histoire nationale décidément indissociable de la Russie. Alors quel bilan pour l’Ukraine? L’accord d’association avec l’UE est un élément d’espoir, mais quel gâchis! Un travail de déminage en amont, et pas par une Haute représentante faible et en proie aux divergences des États, n’aurait pas tout réglé mais cela aurait sans doute diminué la portée d’une explosion peu surprenante dans cette région sensible.

Pour cela, il faut bien davantage qu’une Union simple organe de coopération, qui applique son fonctionnement interne, la règle de droit comme seul instrument de régulation des intérêts en présence, à ses relations avec ses partenaires. L’Europe lucide, c’est une Europe politique et dont l’expression d’unité serait portée par une voix légitime, donc forte, et capable de défendre non seulement l’intérêt des Européens mais aussi les valeurs qu’ils promeuvent. Pour accéder à cette Europe-là, les larmes des veuves de Maïdan ne suffiront pas. Mais dans la prise de conscience d’une destinée commune, peut-être auront-elles contribué, à quelques encablures d’élections européennes, à poser l’interrogation. Seule certitude, pour le comprendre, d’autres crises, et bien plus douloureuses pour nous, seront hélas nécessaires.

JC