Demain, tous Estoniens ?

L’Estonie, une réponse européenne aux GAFA

Suite au voyage de l’Atelier Europe en Estonie à l’automne 2017, Violaine Champetier de Ribes et Jean Spiri se sont lancés dans l’écriture d’un livre sur le modèle innovant d’Etat numérique Estonien.                 Publié aux éditions 100Mille Milliards, il sort cette semaine.

Connaissez-vous le nouveau paradis administratif ? Un pays où l’administration n’a pas le droit de demander deux fois dans une vie la même information à ses citoyens, où toutes les démarches se font en ligne avec une carte d’identification unique, où en quelques minutes du fond de son canapé et de partout dans le monde, on vote, souscrit un emprunt, crée une entreprise ?

Ce pays c’est l’Estonie. Et ce que l’Estonie invente depuis vingt-cinq ans, c’est un modèle d’État nation à l’ère numérique nourrit par un écosystème de start-up, boosté par ses quatre licornes (start-up valorisées à plus d’un milliard de dollars) et par son incroyable appétit pour le futur. Avec cet État plateforme transnational, l’Europe aurait-elle trouvé un modèle pour contrer le glissement de souveraineté des États vers les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) ?

 

Bulgarie.eu (4/4) : 6 mois d’avancées discrètes et bilan provisoire de la présidence bulgare

Rolland Mougenot

Discrétion de diamant

Au lendemain de six mois de Présidence bulgare du Conseil de l’Union Européenne, les pundits peinent à saisir les principaux succès du semestre écoulé, tant la moisson d’annonces et de décisions a été abondante (plan de transition vers un système de Science Ouverte ; programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense (EDIDP) ; Cadre Européen pour un Apprentissage efficace et de qualité ; accord sur le renforcement du Système d’Information Schengen (SIS) ; proposition d’une directive relative à la distribution transfrontalière des fonds collectifs d’investissement…). La difficulté à résumer ces avancées d’un mot renvoie aussi au plan de communication adopté. 

Les ambitions digitales de la Présidence estonienne, mises en scène au Sommet numérique de Tallinn le 29 septembre 2017, avaient fait écho à un espoir de relance de l’Union par l’innovation technologique. Le président français, pris au jeu, s’était mué en héraut des succès de l’« E-Estonie » et des attentes du gouvernement de Jüri Ratas (dans l’e-administration et l’e-économie, ainsi que dans la défense et la cyber-sécurité européennes, un chantier auquel tient également Berlin). Les mesures du Conseil européen (déclaration du 6 octobre 2017 sur l’administration en ligne ; relance du « paquet commerce en ligne » après des années d’immobilisme ; déclaration 5G du 18 juillet 2017…) avaient traduit les intentions en engagements. Au passage, l’Estonie avait à la fois affermi son statut de modèle entrepreneurial, et marqué de sa patte l’agenda de l’Union.

En comparaison du clairon de la « Start-Up Nation », entonné à satiété, les messages de la Présidence de Sofia ne tintent pas aussi ardemment à nos oreilles ; à tel point que l’on peut se demander si le gouvernement de Boïko Borissov, qui se vante d’avoir agi en « courtier honnête et neutre », n’a pas péché justement par excès d’humilité et d’impartialité. Comme si le bon élève de Maastricht, revenu à l’équilibre budgétaire, avait préféré taire ses réussites et jouer au médiateur conventionné plutôt qu’à l’influenceur désinhibé. Retenue atavique d’un peuple taiseux et industrieux ? Prudence tactique d’un éternel candidat aux clubs les plus sélectifs de l’U.E. ? Dilemme stratégique d’un espace au carrefour de grands ensembles ?

A moins que la « Présidence citoyenne » de Sofia n’ait accompli précisément ce qu’elle souhaitait : orienter sans tapage ni friction l’émergence et le cours de quelques initiatives-clés lui tenant à cœur, et accompagner la progression d’autres projets initiés lors des précédentes mandatures, dans le cadre d’un agenda équilibré, sous forme d’un diamant à 4 facettes où le digital n’exclut pas les autres priorités : « United we stand strong », comme l’annonçait le slogan de la Présidence bulgare.

S’il est certainement trop tôt pour tirer un bilan définitif des avancées de ce semestre bulgare, il n’est pas interdit, en attendant que la présidence autrichienne n’atteigne pleinement sa vitesse de croisière, de songer à ce qui aurait pu advenir et à ce qui peut encore éclore.

Les transformations silencieuses de la Présidence bulgare

La Présidence bulgare a contribué au progrès de nombreux dossiers lancés ou relancés par l’Estonie, en particulier : le projet de règlement relatif à eu-LISA, l’Agence européenne pour la gestion des S.I à grande échelle au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, dont le siège est localisé à Tallinn; le cadre européen de certification de cybersécurité des produits, services et processus des TIC ; le marché unique du stockage et de traitement des données.

En outre, à regarder de près le rapport de synthèse de la Présidence bulgare, publié mi-juillet, on note plusieurs avancées liées aux spécificités bulgares, soit que Sofia ait poussé certains projets législatifs, soit que les besoins bulgares, partagés par d’autres Etats-membres, aient inspiré le Conseil, le Parlement et la Commission.

Des accords entre le Conseil et le Parlement ont ainsi vu le jour sur plusieurs thèmes chers à Sofia. L’initiative communautaire de soutien à la recherche en informatique à haute performance, EuroHPC, franchit une étape avec l’accord entre 7 pays membres sur une mutualisation des ressources nationales et sur une dotation de 500 millions d’euros (provenant d’Horizon 2020) qui serviront en partie à se doter de 2 superordinateurs « pré-exascale », alors que l’Europe du supercomputing s’efforce de rattraper son retard sur la Chine et les Etats-Unis.

Les accords entre Présidence bulgare et Parlement sur l’optimisation du fonctionnement de l’Agence européenne de coopération judiciaire, sur la reconnaissance mutuelle des ordres de gel et de confiscation, et sur le cadre légal de la lutte anti-blanchiment, abondent dans le sens d’une consolidation de l’Etat de droit.

Sur le plan des politiques sociales, le bilan de la Présidence n’est pas aussi mince qu’attendu. A l’exception de son opposition réussie au « paquet mobilité » prévoyant que le transport routier soit assujetti aux mêmes obligations sociales que celles régissant le travail détaché depuis octobre 2017, en son nom et en celui d’autres Etats-membres (Roumanie, Espagne, Portugal…) défendant leur transport routier, les acteurs bulgares de la Présidence n’ont pas fait barrage à d’autres projets législatifs sociaux, que ce soit la régulation 883 de coordination de la Sécurité Sociale, ou la directive Equilibre de Vie au Travail.

Sur le plan géostratégique, les analystes ont fait part de leur déception suite au sommet sur les « Balkans Occidentaux », qui devait couronner cette présidence. Certes, la promesse de « Connectivité » est aussi séduisante par ses consonances technophiles et mondialistes que maigre à l’aulne des enjeux pour le continent (stabilité régionale, dynamisme économique, gestion des frontières) et pour la Bulgarie : élargissement de son cercle d’alliés, relais de croissance compensant la contraction du marché domestique). Cependant, le sommet a eu le mérite de remettre le thème à l’ordre du jour, avec à court terme de possibles projets d’infrastructure.

« Ami, n’entre pas ici sans désir »

A propos d’un fellow member-State aspirant à intégrer la zone euro et l’espace Schengen, la formule du poète est appropriée. La modestie et la prudence ont leurs limites dans une « économie de la promesse » (comme le théorise l’historien des sciences Pierre-Benoît Joly).

Il y a quelques mois, un haut-fonctionnaire bulgare déclarait publiquement, à destination de Pékin, que les fonds européens escomptés dans les prochaines années aideraient Sofia à renforcer ses axes de transports et à acheminer les produits chinois au centre de l’Europe… Si l’approfondissement de son intégration européenne vise simplement à conforter sa position de trader entre différents espaces, entre l’Europe d’une part, et la Chine, la Russie et la Turquie d’autre part, gageons que Sofia ne trouvera pas que des soutiens.

 

Aux yeux des chancelleries de l’Ouest, la Bulgarie ne peut plus se contenter d’être un innovateur au sens de la sociologie de l’économie (Granovetter, Swedberg, Zelizer), un passeur jouant des écarts de valeurs entre des sphères qu’il connecte. Les exportations bulgares (représentant 65% du PIB d’après Trading Economics, contre 30% en France) sont soutenues indirectement par les fonds européens. De ce point de vue, on pourrait dire que la politique gouvernementale bulgare relève moins d’un néo-libéralisme que d’un colbertisme subventionné par l’Europe.

 

Dans une logique de convergence, la Bulgarie est appelée à davantage co-piloter les chaînes de valeur économique et à rejoindre de toute sa tête le cœur stratégique de l’Union. L’ambition régionale de Sofia, dans une région où la Bulgarie fait figure d’exemple sur le plan économique et aussi sur le plan démocratique, s’insère dans ce qui pourrait être un plan de route viable et mutuellement bénéfique.

                Par ailleurs, il convient d’interroger l’agenda de Bruxelles vis-à-vis de la Bulgarie.

La Bulgarie, par ses défis institutionnels, par sa posture de carrefour géostratégique, interpelle l’Union de manière bien différente d’une Estonie démocratique et conquérante ayant tourné le dos au grand voisin russe.

Le mécanisme de coopération et de vérification (MCV), auquel Sofia est soumise depuis son adhésion à l’Union en 2007, aide à baliser le chemin dans trois domaines prioritaires (réforme judiciaire, lutte contre la corruption, lutte contre le crime organisé). Le dernier rapport, publié le 15 novembre 2017 rappelle l’engagement d’aide financière de 30 millions d’euros à la réforme du système judiciaire bulgare, et esquisse la possibilité d’une aide technique par des experts juridiques d’autres Etats-membres. Ainsi, la consolidation de l’Etat de droit doit être selon Bruxelles la priorité 1, 2 et 3 du gouvernement Borissov, et cette demande ne souffre pas d’ambiguïté.

 

Par-delà la convergence, les chantiers de coopération scientifique et technologique ne manquent pas. Pour un pays sommé régulièrement de ‘rattraper’ le peloton, ils représentent un changement de perspective rafraîchissant, en ligne avec l’exigence d’agilité collective et de taille critique d’une Europe de l’innovation (telle qu’énoncée notamment dans la politique industrielle de l’U.E., qui promeut le développement de clusters européens de niveau mondial, et l’appui aux projets innovants à grande échelle de nature transnationale). Alors que le retour de la jeune génération (à hauteur de 10 000 par an) et que les innovations locales (encouragées par exemple par l’agence de design thinking Generator, fondée par le serial entrepreneur Martin Zaimov et sa partenaire) signalent un changement des consciences dans la société bulgare, sa classe politique, tiraillée entre Est et Ouest, sécurité et progrès, peut s’inspirer de l’élan spatial européen et de l’agenda 2030 annoncé pendant la Présidence bulgare pour prendre de la hauteur et mettre ses désirs de changement en orbite.

Bulgarie.eu (3/4): L’arbre digital et la forêt

Rolland Mougenot

Dans ce deuxième article consacré à la Bulgarie et à la présidence bulgare de l’U.E., nous souhaitons rappeler le contexte des progrès digitaux bulgares : celui d’un pays traversant depuis 30 ans des mutations profondes et indéterminées, et celui d’une Europe concurrencée.

De nombreux défis (démographiques, démocratiques, juridiques, géopolitiques et identitaires), ainsi que les réticences des gouvernants bulgares à s’éloigner du modèle low cost qui a servi d’aiguillon depuis l’indépendance, pèsent sur le développement du secteur bulgare des nouvelles technologies ainsi que sur sa capacité d’entraînement économique et sociale. De ce point de vue, la Bulgarie n’est pas un cas isolé, mais un cas extrême illustrant l’encastrement du digital dans les structures socioéconomiques et la nécessité d’avancer de pair dans une pluralité de domaines connexes au numérique stricto sensu.

New economy et old economy

Au cours des trois dernières décennies, new economy et old economy bulgares ont cheminé de concert. En ceci la Bulgarie n’est pas une exception, à s’en référer à la politique industrielle de l’U.E. (approuvée en mars par le Conseil) qui reconnaît l’industrie comme pilier de l’innovation, de la croissance et de l’emploi.

Les secteurs traditionnellement importants de l’économie bulgare, tels les transports et l’industrie automobile, ont fourni une solide base de clients et de partenaires aux start-ups locales (par exemple Dronamics qui conçoit des drones à usage logistique, ou RobCo SWAT qui fournit des systèmes de robotisation aux constructeurs et équipementiers automobiles), comme aux grandes entreprises technologiques plus établies (ainsi la croissance de Dalkia en Bulgarie est tirée par l’expansion de l’immobilier de bureau).

Et réciproquement, par la mobilisation de ses solutions et de sa main d’œuvre hautement qualifiée, le secteur informatique a propagé la révolution digitale dans les autres secteurs, et a ainsi conforté la croissance annuelle nationale, estimée à près de 4% en 2016 et en 2017 (source : Commission Européenne). Ces apports ont permis en particulier à l’industrie légère bulgare de demeurer compétitive après l’effondrement du bloc soviétique (contrairement à de nombreux pans de l’industrie lourde, plus durement affectée par le resserrement chronique des liquidités).

Aussi, la tech bulgare n’est pas invulnérable aux menaces (instabilité règlementaire, contraction démographique, inflation des salaires des cols dorés…) qui affectent toute l’économie, même si ces turbulences, et les départs de quelques grandes entreprises étrangères dans les secteurs de l’agro-alimentaire (Danone), de la distribution (Carrefour), de l’énergie (E-On) ou de la téléphonie (Telenor), n’ont à court terme ralenti ni le foisonnement des unités privées de R&D, ni l’explosion du capital-risque et du capital-investissement, ni l’effervescence entrepreneuriale qui règne à Sofia (en particulier dans le Sud de la ville, entre le Sofia Tech Park, la Telerik Académie et l’ancienne usine de confection d’uniformes militaires où Puzl coworking héberge sur 3 étages des dizaines de start-ups et de freelancers) ainsi que dans d’autres grandes villes sur tout le territoire (Plovdiv, Bourgas, Varna…).

Terrain de jeu international, jungle géostratégique

Alors que le pays joue sa partition dans le concert mondial, il serait artificiel de considérer le pôle entrepreneurial et technologique bulgare sans ses interfaces avec une myriade de partenaires étrangers, privés et publics, qui irriguent et orientent le développement technologique bulgare.

De manière générale, les entreprises bulgares, vieilles et nouvelles, ont mobilisé une aptitude commune à la coopération avec des groupes étrangers en pole position dans leurs branches, attirés par un vivier d’ingénieurs et de techniciens d’excellence et à bas coûts, et par les conditions fiscales et sociales attrayantes.

De nombreux investisseurs étrangers ont misé sur des entreprises et des projets bulgares. Qu’il s’agisse d’investisseurs occidentaux, comme l’américain Progress, un leader dans les progiciels, qui en 2014 – dans ce qui constitue sans doute le plus bel exit bulgare – rachète Telerik, une ‘mini-licorne’ bulgare des applications de développement crée en 2002, pour plus de 260 millions de dollars.

Ou plus récemment d’investisseurs chinois, tels le géant des télécoms ZTE associé à un groupe immobilier chinois dans un projet de smart city près de Sofia, d’un montant de près de 750 millions d’euros financés dans le cadre de l’initiative Belt and Road.

Ces appétits chinois donnent à réfléchir, notamment pour des raisons industrielles : « Sans organisation du travail en Europe plus efficace et coordonnée qu’aujourd’hui, les Chinois gagnent à tous les coups […] et depuis leur rachat du 2ème aéroport du pays ils disposent d’une base solide d’acheminement » nous glisse un avocat d’affaires de Sofia dans la langue de Molière. Mais les velléités de Zhongnanhai interpellent également pour d’autres raisons de nature géostratégique et idéologique : si l’Union souhaite se prémunir contre la diffusion d’une approche transactionnelle ‘à la chinoise’ des affaires internationales et de son cortège de coutumes opaques (qui n’ont pas attendu les grands travaux chinois, ni en Bulgarie ni ailleurs, cf. infra), à contresens des valeurs démocratiques européennes et des idéaux de la classe entrepreneuriale, elle doit continuer à rappeler la ligne rouge.

L’épreuve de l’Etat de droit

Il serait d’autant plus naïf de résumer la Bulgarie à une carte postale schumpétérienne idéalisée, que les défis institutionnels et démocratiques y sont régulièrement pointés du doigt par la presse et l’U.E.

Le 8 janvier, alors que le gouvernement Borissov venait à peine de prendre les rênes du Conseil de l’U.E., le meurtre en plein jour à Sofia de Petar Hristov, un magnat de l’immobilier et du tourisme proche du GERB (le parti de droite au pouvoir), a rappelé aux observateurs les années sombres où prévalaient les liens entre hommes d’affaires, politiciens, et crime organisée.

Au-delà de ce fait divers, les manquements à l’Etat de droit persistent de manière diffuse et protéiforme.

D’après le dernier rapport de du Centre d’études démocratiques à Sofia,  1.3 million d’individus, soit plus d’un adulte sur 5 dans le pays, auraient pris part à une transaction caractérisée par de la corruption, par exemple en recevant ou en payant un pot-de-vin. Le pays détient toujours la palme de la corruption dans l’Union d’après l’index 2017 (mesurant les perceptions) de Transparency International (au 71ème rang mondial à égalité avec l’Afrique du Sud, derrière la Hongrie, 66ème, la Roumanie, 59ème, la France, 23ème, et l’Allemagne, 12ème).

Le niveau de corruption serait tel que des experts comme Ognian Shentov, président du Centre d’études démocratiques, préfèrent parler de « captation d’Etat ». Dans un café en face du Palais National de la Culture qui a accueilli, après avoir été rénové l’an dernier, la plupart des événements de la Présidence bulgare, une sociologue dénonce le statu quo en trompe-l’œil : « Alors qu’en Roumanie il y a eu des procès, la captation étatique est encore vivace en Bulgarie. Même si, quand une banque [KTB] est volée jusqu’à la banqueroute, ou que l’eau d’un barrage disparaît, la factualité n’est plus crédible ». Un top-manager français nous révèle à son tour son expérience  de la captation publique : « Dans d’autres pays, il y a des cadeaux pour obtenir un mandat, mais après l’entreprise fournit le service. Ici, l’entreprise ne fournit pas toujours le service; par exemple la neige n’est pas ramassée en hiver par le prestataire mandaté ».

Un dirigeant d’une filiale française à Sofia évoque un autre coup de canif au contrat social (et incidemment à la libre concurrence). « Dans un certain nombre d’entreprises bulgares, une partie du salaire est payée sous la table. Nous, les entreprises étrangères, on paie le salaire officiel, rien que le salaire officiel, tout le salaire officiel, y compris, dans leur entièreté, les avantages sociaux ouvrant droit à la sécurité sociale et à la retraite ».

Toute honte bue, le boom entrepreneurial et technologique du pays pourrait servir de contrefeu. Reconnaissons toutefois que ce risque médiatique ne s’est pas encore matérialisé : si les élites politiques et économiques semblent ne pas avoir pris la mesure des lacunes béantes de l’Etat de droit et de leurs effets délétères, elles ne paraissent pas vouloir tirer profit médiatique des réussites entrepreneuriales et technologiques. Ainsi, le gouvernement joue plutôt la carte de la modestie, par exemple au forum de Google à Sofia en mai dernier où le premier ministre a insisté sur l’importance de réduire la fuite des cerveaux bulgares (dans un pays qui a perdu plus de 20% de sa population en vingt ans, et dont partent 30 000 personnes encore chaque année, essentiellement des étudiants et jeunes diplômés).

Cette posture lucide et volontaire sera précieuse dans les réformes à entreprendre pour concilier durablement révolution digitale d’une part et croissance et développement social d’autre part. A ces conditions – fiabilisation de l’Etat de droit, alignement sur les intérêts des démocraties en Europe et au-delà, redistribution des fruits de la croissance et amélioration des conditions de travail et de reconnaissance – la course technologique bulgare s’accompagnera d’un progrès économique et social pérenne.

A défaut, les savoir-faire bulgares pourraient devenir un jour les vestiges d’un temps révolu, où la Bulgarie disposait, après des siècles de domination étrangère, d’une maîtrise de son destin.

Bulgarie.eu (2/4) : Les atouts d’un partenaire européen

par Rolland MOUGENOT

Dans ce premier article de notre dossier de rentrée consacré à la Bulgarie et à la présidence bulgare du conseil de l’Union Européenne du premier semestre 2018, nous revenons sur quelques faits saillants de l’histoire technologique récente d’un pays résilient et connecté, dont les progrès industriels se sont longtemps joué des distances et des obstacles.

Sans nier cette remarquable capacité d’adaptation et de rebond, nous devons nous interroger cependant sur la pérennité des ‘trésors’ bulgares à l’heure de la mondialisation des chaînes de valeur et de la révolution digitale. Au-delà du potentiel de rattrapage de la Bulgarie, notamment grâce aux fonds communautaires représentant encore plusieurs points de pourcentage du PIB bulgare, qu’en est-il de son potentiel d’innovation ?

La ‘Silicon Valley’ du Sud-Est de l’Europe

En 1964, dans les usines de Botevgrad, sont produits des transistors au germanium (sous licence Thomson), et des diodes à base de silicium (avec l’aide technique de l’Union soviétique). Sur ce terreau où se conjuguent curiosité expérimentale, proto-entrepreneuriat, et recherches universitaire et privée, sont réalisés des copies de microprocesseurs IBM, et, en petites séries les premiers ordinateurs bulgares, les « IMKO-1 ».

A l’aube des années 80, l’industrie soviétique des ordinateurs, ne pouvant plus rivaliser avec celles des pays capitalistes faute de standards communs et de taille critique, l’URSS encourage le rattrapage par le piratage des systèmes occidentaux et charge la Bulgarie de produire des unités centrales et des micro-ordinateurs.

En 1982, de l’usine de Pravetz (près de Botevgrad), sortent les premiers « IMKO-2 » (combinant un clonage de l’Apple II et des variantes bulgares de micro-processeurs Commodore). A son pic en 1985, l’industrie bulgare compte pour 40% de la production soviétique de micro-ordinateurs et d’unités centrales et emploie jusqu’à 130 000 personnes. C’est à cette époque que le pays gagne son surnom de « Silicon Valley du Bloc de l’Est ».

Ce bassin est en fait dès l’origine plutôt une ‘Silicon Valley à l’Est de l’Europe’ de rang mondial. Présentée en conférence en Angleterre en pleine guerre froide par des chercheurs bulgares, l’association d’un IMKO-1 à un robot impressionne chercheurs britanniques et japonais. Autre exemple : en 1975, les calculateurs électroniques ELKA, conçus à l’Institut de Technologies Computationnelles de Sofia, s’exportent en Suisse à plus de 30 000 unités (source : Invest Bulgaria Agency).

Le legs de cette période n’est pas négligeable. « Il y a aujourd’hui un cluster technologique important et diversifié : jeux videos, logiciels, algorithmes, blockchain, ‘deep technology’ », souligne un capital-risqueur.

Après 90, cette concentration de savoir-faire informatiques, conjugués à des conditions d’accueil alléchantes, fait du pays un terrain fertile pour l’externalisation de géants technologiques américains comme Cisco Systems, Hewlett-Packard, VMWare, Microsoft, et Oracle, qui y ont implanté des unités de production et/ou de R&D.

Suite à la crise financière de 2008, et à l’assèchement des investissements étrangers et des lignes de crédit disponibles, le gouvernement bulgare investit dans l’enrichissement de son pôle technologique.

En 2008, un accord entre l’agence nationale de technologies de l’information et IBM ouvre la voie à l’installation du super-ordinateur Blue Gene, afin de soutenir la recherche pharmaceutique, les diagnostics ADN et les modélisations financières. Premier pays d’Europe de l’Est à disposer à l’époque d’un super-ordinateur, la Bulgarie est le dixième pays européen à rejoindre, en 2017, l’initiative communautaire HPC-Europa pour la promotion et la coordination des efforts de recherche en informatique à haute performance.

En 2009, le gouvernement de Sofia décide d’établir un centre de recherche en nano-technologies doté d’une trentaine de millions d’euros, en partenariat à nouveau avec IBM.

 

La Bulgarie rejoint EuroHPC

(Crédits : site de la Commission européenne)

   Un atelier technologique attirant les leaders mondiaux et développant ses propres champions

La capacité bulgare à importer technologies et capitaux par l’entremise de coopérations commerciales, industrielles, scientifiques et/ou capitalistiques avec des entreprises étrangères, s’est éprouvée dans d’autres secteurs que l’informatique stricto sensu.

Dans le secteur des télécommunications, des entreprises occidentales sont présentes depuis au moins la fin du XIXème siècle.

Pendant la guerre de Crimée (opposant entre 1853 et 1856 l’Empire russe à une coalition rassemblant l’Empire ottoman, la France, le Royaume-Uni et le royaume de Sardaigne), Siemens fournit les appareils de la ligne télégraphique reliant Varna (troisième ville du pays, et un des ports les plus importants de la Mer Noire) à Balaclava (près de Sébastopol); quelques années après la confiscation de ses usines en 1951, le premier employeur privé d’Allemagne conclut plusieurs contrats de régie ou de licence avec des entreprises d’Etat, signe des accords de coopération scientifique et remporte des appels d’offre nationaux et municipaux ; en 92, la plus grande société d’ingénierie en Europe est sélectionnée par la Banque Mondiale pour moderniser le réseau téléphonique, et forme à  cet effet une joint-venture avec le bulgare Incoms.

D’autres acteurs étrangers ont contribué à la diffusion des NTIC. Le gouvernement bulgare vend en 2004 65% du capital de BTC (Bulgarian Telecommunications Company) au capital-investisseur américain Viva Ventures, et accorde une licence 3G à BTC l’année suivante ; aujourd’hui, dans un pays où le taux de pénétration d’internet approche les 60% (source : standartnew.com) contre 85% en France et 51% dans le monde (source : Blog du Modérateur), la majorité des lignes fixes continuent à être opérées par BTC, et sa filiale Vivacom figure parmi les trois fournisseurs de téléphonie mobile.

Les étrangers sont également fortement présents dans un secteur électrique et électronique exportant plus de 75% de sa production (source : Invest Bulgaria Agency). Schneider ouvre dès 1991 des bureaux à Sofia, tandis que la société suisse ABB acquiert l’entreprise nationale de composants Avanguard en 1993, et que le japonais Huyndai rachète en 97 le plus gros producteur bulgare de transformateurs.

En dix ans, le chiffre d’affaires du secteur électrique a quadruplé et l’export mix a évolué vers des produits à toujours plus forte valeur ajoutée : la filiale bulgare de l’américain EnerSys fabrique des batteries de plus de 300 tonnes destinés aux sous-marins, alors que la filiale locale de Liebherr (qui produit par ailleurs 600 000 réfrigérateurs par an) livre à Bombardier le système de ventilation du train électrique reliant Johannesbourg à Prétoria.

Le secteur a aussi vu s’épanouir des entreprises locales, telles Datecs fondée en 1990 par des chercheurs de l’Académie des Sciences bulgare et figurant parmi les leaders des solutions de vente en Europe de l’Est.

Le rôle-clé de ‘kick-starter’ de l’Union Européenne

L’Union Européenne et ses membres, au travers des fonds versés depuis 2004, ont contribué directement au renforcement des infrastructures (transport, énergie) et à l’appui des missions non régaliennes (enseignement, recherche scientifique) de l’Etat bulgare.

Près de 2 milliards d’euros de fonds de pré-adhésion avaient été prévus pour la période 2004-2007. Après son entrée dans l’Union Européenne en 2007, 12 milliards d’euros ont été budgétés pour la période 2007-2013, et 9,9 milliards pour la période 2014-2020 (dont 7,4 milliards de fonds structurels et 2,5 milliards au titre de la PAC) soit environ 3% du PIB.

Dans le domaine de l’éducation et de la recherche scientifique. En 2014, le programme « Science and Education for Smart Growth » (SESG), co-financé à hauteur de 77 millions € par le gouvernement bulgare et à hauteur de 600 millions par le Fonds Social Européen et le Fonds de développement Régional Européen, prévoyait d’investir 250 millions dans la R&D et 350 millions dans l’éducation et l’apprentissage.

Outre l’effet de modernisation et de relance, cette aide européenne a joué le rôle d’aiguillon des mœurs politiques locales. Face aux risques de détournement de certains fonds alloués à des projets autoroutiers, la Commission avait déjà en 2008 décidé de geler 800 millions d’euros. Et quand Bruxelles ferme le robinet, Sofia doit retravailler sa copie ; sans garantie cependant que 100% des fonds soient bien alloués aux projets en question.

Outre les fonds dits structurels, l’U.E. façonne et irrigue le système scientifique bulgare au travers d’Horizon 2020, le programme communautaire 2014-2020 pour la R&D, doté d’un budget de 79 milliards d’euros.

En juin 2016, le plan « Better Science for a Better Bulgaria 2025 », animé par 4 principes et articulé autour de 4 piliers, liste une dizaine de domaines prioritaires, non limités aux sciences dures (par contraste avec la plupart des politiques de financement en cours en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest). 

Les 4 principes du plan « Better Science for a Better Bulgaria 2025 »

 

Les 4 piliers du plan « Better Science for a Better Bulgaria 2025 »

Dans le domaine entrepreneurial, les fonds européens issus de JEREMIE (dispositif communautaire qui offre aux États membres la possibilité d’utiliser une partie des ressources versées par les Fonds structurels pour financer des PME au moyen de prises de participation, de prêts ou de garanties) ont participé très largement de l’émergence d’un écosystème sur le modèle de ceux de la côte Ouest et de la côte Est des Etats-Unis.

En Bulgarie, JEREMIE suscite en 2010 la création de deux sociétés locales de capital-risque, Eleven Ventures et LauncHub Ventures. En moins d’une décennie, Eleven investit 12 millions d’euros de fonds européens dans une centaine de start-ups bulgares. Quant à LaunchHub, elle a réalisé quelques exits à succès, comme la vente de BGmenu (équivalent de Deliveroo)  pour 13 millions € au hollandais takeaway.com.

Depuis, l’écosystème s’est enrichi : l’association bulgare de capital-risque et de capital-investissement (BVCA) compte parmi ses membres 6 capital-risqueurs et investisseurs locaux, ainsi qu’une poignée de cabinets d’avocats spécialisés. Pas moins de cinq espaces de co-working proposent leurs services à Sofia, sans parler des accélérateurs comme la Telerik Academie (adossée à Eleven) ou des parcs technologiques comme le Sofia Tech Park (qui a ouvert ses portes fin 2015 avec un soutien de l’UE à hauteur de 40 millions d’euros). Dans le même temps, les levées de fonds ont été multipliées par 20 en valeur absolue entre 2012 (4 millions d’euros levés par 4 entreprises) et 2016 (70 millions levés par 210 entreprises). Et des dizaines de start-upers français et européens s’installent à Sofia et ailleurs dans le pays pour surfer sur cette vague qui dure.

La frontière de l’économie du savoir

Si les objectifs stratégiques de l’Estonie avaient été clairement énoncés au cours de sa présidence du conseil de l’U.E. au deuxième semestre 2017, la Bulgarie semble hésiter : préserver son modèle low-cost qui a fait ses preuves, ou basculer dans l’économie de l’innovation armée de ses atouts et de l’aide de l’Union?

« Il y a une difficulté à se projeter dans l’avenir. Le secteur privé porte clairement la dynamo économique du pays. Mais des voix s’élèvent pour dénoncer les effets pervers d’une flat tax qui empêche d’investir dans l’éducation et les infrastructures », observe un diplomate français. Sans capacités budgétaires, il n’est en effet pas évident de solidifier les piliers de l’économie du savoir (éducation initiale, formation continue, mobilité professionnelle, services publics de transports et de santé…).

De manière générale, les ‘pépites’ bulgares, déjà connues de nombre d’entreprises européennes et internationales, gagneraient à être cultivées dans le cadre d’une politique nationale volontaire en matière d’innovation endogène et de capital humain.

Dans une classe politique bulgare acquise au libéralisme et qui n’est pas prête à sacrifier la compétitivité fiscale, peu de voix s’élèvent pour réclamer un Etat-Providence, moderne et stratège, alliant garanties sociales et soutiens à la formation continue, à la R&D et à la création d’entreprises.

Bulgarie.eu: la résistible ascension d’un compagnon de cordée

Dans quelle contrée étirée sur les rivages de la mer Noire l’éditeur allemand de logiciels SAP a-t-il implanté son centre mondial de R&D en Java? Dans quel pays membre de l’U.E., Melexis, le fabricant belge de micro-processeurs, compte-t-il  doubler sa surface de production ?

La Bulgarie est un pays qui gagne à être mieux connu sous nos cieux. Parce que son économie est dynamique et fortement connectée aux économies des pays de l’Ouest européen. Parce que Sofia, avant de passer le relais à Vienne avant l’été, avait tenu pendant 6 mois la barre du Conseil de l’Union Européenne. Et enfin parce que le pays dans son écrasante majorité aspire à rejoindre la zone euro et l’espace Schengen.

Les 4 priorités de la Présidence bulgare du Conseil de l’U.E. au 1er semestre 2018

(Crédits : site de la Présidence bulgare) 

Force est de constater que la nation chevauchant sur les t(h)races du Cavalier de Madara ne manque pas de panache dans le parcours d’embûches qu’elle franchit allègrement depuis deux siècles.

Au lendemain de sa première indépendance en 1878, la Bulgarie ouvre grand ses portes à la modernité, à ses sciences et à ses investisseurs, et connaît un décollage économique et un développement urbain auxquels la glaciation soviétique – tempérée par des encouragements à l’entreprise privée – ne met pas un terme définitif.

Dès les années 60, une compétence digitale émerge aux environs de Sofia, fruit d’initiatives semi-privées et d’une indéniable compétence de hacking. Leader du marché informatique en U.R.S.S., la Bulgarie numérique rayonne très tôt au-delà de la ligne Stettin-Trieste.

Après sa seconde indépendance en 1990, le rattrapage se poursuit et s’étend à d’autres secteurs de pointe (aéronautique, énergétique, pharmaceutique…) et à l’industrie légère (textile, électrique, électroménager…), à la faveur de conditions avantageuses pour les entreprises étrangères et locales : fiscalité attractive avec une « flat tax » à 10% (sur les bénéfices et les revenus), absence de syndicats, foncier bon marché, accès à une électricité et à un gaz naturel parmi les moins chers d’Europe.

Le 1er janvier 2007, la Bulgarie, qui avait fait acte de candidature dès 1995, accède à l’Union Européenne.

C’est dans ce contexte de changements rapides, amples et indéterminés, et dans le cadre de la présidence bulgare du Conseil de l’U.E. au premier semestre 2018, qu’une dizaine de membres de l’Atelier Europe ont rendu visite en mai dernier à un échantillon de leaders politiques, économiques et universitaires.

A l’issue de ce voyage d’études, ressort de manière saillante l’étendue de notre solidarité de destins avec ce pays pas si lointain, ainsi que le caractère réversible de son intégration au cœur stratégique de l’Union.

Les trois articles de notre dossier spécial « Bulgarie », à paraître prochainement sur ce site, étayent ces deux éléments-clés de notre rapport d’étonnement, et proposent quelques axes de réflexion et d’extrapolation au-delà du cas bulgare, un ‘cas extrême’ (au sens statistique) sur bien des plans, illustrant la situation de nombreux autres Etats membres.

Rolland Mougenot, Isa Schultz, Aymeric Bourdin, Audrey Gentilucci