La France et l’Union européenne doivent refuser les tentations protectionnistes

(cet article est le premier de la série « Politiques de la concurrence: les contradictions françaises »)

Interrogé par une dizaine de citoyens sur le plateau de TF1 il y a quelques jours, Nicolas Sarkozy déclarait : « si l'on veut vendre des voitures à la Chine, naturellement il faudra construire des voitures en Chine, mais je n'accepte pas que des voitures vendues en France soient produites à l'étranger ». Cette affirmation constitue sous couvert de bon sens (« naturellement… ») une remise en cause frontale des vertus du commerce international. Si elle devait se traduire dans les faits, elle produirait des effets dramatiques pour le pays et ses citoyens, a fortiori les plus vulnérables.

Le libre échange est comparable au progrès technique en ce que les gains qu'il produit sont considérables, mais souvent diffus et progressifs (baisse des prix, innovation, choix…), tandis que les pertes qu'il induit sont souvent concentrées sur des populations spécifiques (un métier particulier, les salariés d'une usine menacée…). Pour qui sait faire appel à l'empathie voire à la compassion, la critique du commerce international est politiquement toujours payante.

Or, revenir sur la liberté des échanges comme le suggère M. Sarkozy, car c'est bien de cela qu'il s'agit, aurait à court comme à long terme des effets désastreux sur l'économie française.

À court terme, il est parfaitement naïf de croire que de telles mesures protectionnistes peuvent être décrétées unilatéralement sans entraîner de réactions symétriques. Le jour où la France poussera le raisonnement de Nicolas Sarkozy jusqu'à refuser d'importer des véhicules de Turquie (qu'il s'agisse de Renault ou autre, cela ne fait nulle différence), les mesures de rétorsion sur les exportations françaises seront inévitables. Certes, on pourrait rétorquer qu'il ne s'agit pas là de refuser les importations mais les délocalisations. Mais cela revient au même à terme, car aucun consommateur ne sera prêt à payer durablement des produits 10, 20 ou 30 % plus chers par patriotisme économique ; les entreprises qui se refusent à  sous traiter à l'étranger (à des tiers ou à leurs propres filiales) les productions (intermédiaires ou finales) à faible valeur ajoutée condamnent leur compétitivité future. Les Allemands l'ont bien compris : le « made in Germany » signifie souvent un assemblage en Allemagne, par des techniciens très qualifiés, de produits conçus également en Allemagne mais manufacturés plus à l'Est à de moindres coûts. L'alternative aux délocalisations (qui restent d'ailleurs un phénomène marginal quant aux pertes d'emploi qu'elles entraînent en France) des entreprises les moins compétitives, c'est une mort lente et douloureuse, souvent sous perfusion publique, pour les industries que l'on maintient artificiellement en vie (les friches industrielles du Nord de la France en donnent un exemple éloquent) tandis que des concurrents plus performants se développent à l'étranger.

L'idée suivant laquelle on pourrait se satisfaire d'une production nationale est également une fiction : nombre de produits que nous consommons, s'ils n'étaient pas importés (au moins partiellement) mais fabriqués sur le territoire national, verraient leurs prix décuplés du fait des coûts salariaux français. Le raisonnement qui consiste à suggérer que la production en France de produits aujourd'hui importés réduirait le chômage est rigoureusement faux, car ils seraient vendus à des prix prohibitifs qui les priveraient de toute demande. Le corollaire de ce constat est certes que nous achetons des produits à des travailleurs étrangers dont les conditions de travail et les rémunérations sont très inférieures aux standards européens. Faut-il s'en offusquer ? Oui s'il s'agit de condamner certaines pratiques (le travail des enfants en est l'exemple type et nécessite une  régulation internationale). En revanche, en refusant d'acheter un produit étranger au prétexte que le travailleur qui l'a produit n'a pas reçu un salaire décent, on le condamne à la pauvreté, tandis que le salaire qu'il reçoit, si modeste soit-il, lui permet souvent de s'en extraire progressivement. Les faits le démontrent sans ambiguïté : le taux de pauvreté en Chine est passé de 84 à 16% de la population de 1980 à 2005 (source Banque Mondiale, pourcentage de la population ayant un revenu inférieur à 1,25$ par jour) ! Il n'y a pas de transition facile, mais l'on ne peut que se réjouir d'une évolution dans ce sens. Il est d'ailleurs saisissant de constater que les hérauts de l'exploitation Nord/Sud sont souvent les mêmes qui souhaitent protéger les marchés occidentaux, renvoyant les pays en développement à leur misère.

À plus long terme, refuser le libre échange revient à privilégier l'immobilisme au détriment du progrès et de l'innovation. Produire une Clio est à la portée de nombreux pays émergents, ou le sera très rapidement. Et d'ici quelques années, de tels modèles citadins, de qualité identique ou supérieure, sortiront par millions des usines indiennes et chinoises, à des prix imbattables par les usines hexagonales. Il faudrait alors se réjouir que Renault profite aujourd'hui de ces opportunités pour investir dans les pays émergents et en retirer des bénéfices substantiels, qui seraient réinvestis dans des projets innovants (voiture électrique, modèles peu polluants, haut de gamme…) sur lesquels la France, par la qualité de ses ingénieurs, de sa formation, de ses infrastructures publiques (etc.) dispose encore d'avantages comparatifs. Ce rôle d'aiguillon que représente le commerce international est un facteur majeur de développement. Il n'existe pas d'exemple de pays qui se soit durablement développé en refusant le jeu du libre échange tandis que l'intégration de pays émergents à la mondialisation fait émerger chaque jour des milliers de consommateurs potentiels. Pour répondre à cette demande, la France et l'UE doivent conserver leur avance scientifique et technologique et allouer leurs ressources en conséquence.

Certes, si le libre échange produit un gain net pour les pays qui l'acceptent, ce gain est inégalement distribué et crée des pertes sèches pour certaines catégories de population. C'est donc justement le rôle de l'État et de l'UE (d'où la pertinence du Fonds d'ajustement à la mondialisation utilisé dans le cas de la fermeture d'Opel à Anvers) de rendre ces transitions plus fluides et sources d'opportunités, par exemple par la validation des acquis de l'expérience ou par la formation professionnelle (qui est aujourd'hui une gabegie scandaleuse en France, et qui pourtant devrait être au cœur des politiques de l'emploi). Quoique galvaudée, la formule suivant laquelle il faut « protéger les employés et non les emplois » est éclairante. En effet, le marché aura toujours raison d'un emploi non productif parce que les consommateurs ne seront pas prêts indéfiniment à payer un prix artificiellement élevé, et ils trouveront toujours des moyens de détourner les protections érigées  par les autorités (sauf à refermer le pays sur lui-même) et parce que les États finissent toujours par se lasser de financer à fonds perdus les entreprises vouées à l'échec (mais les abandonnent en général discrètement une fois les caméras de télévision éteinte et après combien de gesticulations et d'effets de manche, de déficits accumulés, d'espoirs déçus et de vies détruites).

Pour toutes ces raisons, et parce que les crises sont propices à des reculs protectionnistes qui in fine ne font que les amplifier, la France comme l'UE doivent lutter de toutes leurs forces contre de telles tentations.

 

JG

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