L’Estonie et la transformation numérique de l’Etat

 

Article de préparation au voyage d’étude à Tallinn du 25 au 29 octobre 2017

Le Premier ministre Edouard Philippe a déclaré lors de sa visite que le modèle estonien d’e-administration devait inspirer la France dans sa transformation. A l’heure de la création d’un nouveau poste de délégué interministériel à la transformation publique, alors que les réflexions sur l’identifiant unique patinent en France (France Connect ne permet que d’utiliser un des nombreux identifiants pour plusieurs démarches et reste peu connu), quels sont les enseignements que nous pouvons en tirer ?

Avec la carte d’identité numérique et sa signature électronique certifiée, tout Estonien a accès, 24 heures sur 24, à des centaines d’e-services publics et privés, avec une sorte de guichet unique accessible partout, tout le temps : le portail internet Eesti.ee. Il existe une loi en Estonie qui interdit à l’administration en général de demander deux fois la même information à un citoyen. En France, nous en sommes au balbutiement du programme DLNUF (« Dites-le nous une fois ») qui concerne quelques administrations pilotes – mais en aucun cas l’Etat en général !

La signature électronique à elle seule ferait gagner 1 euro par acte et 5 jours par an à chaque citoyen. Mais il ne s’agissait pas que d’intérêt économique. Pour le commissaire européen au numérique, Taavi Kotka, « c’était avant tout un projet politique : servir au mieux tous les citoyens. ».

La protection des données est au cœur de cette société digitale centrée sur les citoyens, et fondée sur la confiance. Il n’existe pas en effet de grand fichier central, mais les administrations échangent entre elles grâce à une infrastructure informatique commune en fonction de droits d’accès très définis. Chacun peut voir en temps réel, sur son espace digital personnel, quel organisme regarde quelle donnée, et peut contester cet accès auprès de l’équivalent de la CNIL. Bien évidemment, la cybersécurité est une préoccupation constante de l’Etat estonien, victime d’une grande attaque en 2007, et dont les relations peuvent être parfois tendues avec le voisin russe. Et l’Etat encourage les citoyens à adopter de bonnes pratiques en matière de cybersécurité.

Le ratio de fonctionnaires et de 2% de la population contre 9% en France, le travail partagé entre ministères est la règle, et la confiance règne ; la fraude et la corruption ont quasiment disparu du fait de cette dématérialisation.  Un modèle qui inspire tellement qu’une Académie de l’e-gouvernance a été créée, qui a déjà accueilli 3500 fonctionnaires de 60 pays.

Une démarche inclusive d’accès à internet

L’accès à internet est considéré comme un droit social. Environ 10% des Estoniens n’utilisent pas la fonction numérique de leur carte d’identité, et pour eux le Gouvernement a maintenu des services physiques et du papier. Mais l’idée était de convertir tous les Estoniens, avec dès 1996 une formation à grande échelle

baptisée « Saut du tigre », associant aussi les entreprises privées qui ont par exemple offert un service internet gratuit aux seniors. Quant aux écoles, elles ont été massivement équipées d’ordinateurs, puis connectées à internet. Dès l’élémentaire, les élèves apprennent des notions de programmation. Résultat : 1 étudiant sur 10 poursuivra une carrière dans les technologies de l’information, deux fois plus que la moyenne de l’OCDE. Et l’Estonie est 1er en Europe et 3e dans le monde (derrière Singapour et le Japon), au dernier classement Pisa (France : 27/90).

Le statut d’e-résident

Né il y a trois ans à la suite d’un­ ­hackathon­, l’idée des e-résidents est de pouvoir créer à distance son entreprise en Estonie, avec des statuts d’entreprise qui tiennent en une page, un compte bancaire gérable à distance et une délégation complète des démarches juridiques­. Il y a aujourd’hui 25 000 e-résidents de 143 nationalités (dont Violaine !), avec un objectif de 10 millions à l’horizon 2025, soit sept fois plus que d’habitants. Le directeur du programme d’e-résidence pour les entreprises a moins de 30 ans… Un autre signe que l’Estonie est en avance à plus d’un titre !

Focus sur la philosophie politique

Dans une interview à l’Obs du 28/09/17, la présidente estonienne Kersti Kaljulaid insiste sur « le risque d’obsolescence des Etats ». En effet, l’Etat lui-même court le risque d’être « ubérisé » s’il n’entreprend pas sa propre transformation digitale. Des pans entiers de services publics peuvent être emportés par la facilité d’usage de nouvelles applications lancées par les GAFA. Un mouvement qui peut parfois être intégré à la transformation publique dans le cadre de Civic Tech, mais qui interroge souvent les fondements de notre modèle républicain et de notre contrat social. Surtout quand on connaît le « solutionnisme » (expression d’Evgueni Morozov) des GAFA qui pensent que l’on peut résoudre beaucoup de problèmes sociaux par la technologie, sans vouloir en voir les implications politiques.

 

L’UE, révélatrice de notre rapport ambigu au risque

Beaucoup a déjà été dit et écrit sur l’accord de libre-échange entre les Etats-Unis et l’UE, actuellement en cours de négociation. S’il fallait résumer les critiques, on pourrait dire que les contempteurs de cet accord craignent que les normes européennes s’alignent sur les normes américaines, supposées moins protectrices du consommateur, et ceci du fait de la pression du lobbying des grands groupes industriels.

Il ne s’agit pas ici de discuter de l’éventuel bien-fondé d’une telle critique, mais de relever un paradoxe dans l’attitude française à cet égard.

On (le Front National, les souverainistes de tous bords, et plus généralement tous ceux qui s’attaquent à l’Union européenne, la réduisant pour ce faire aux « technocrates de Bruxelles ») nous explique régulièrement que l’Europe est un carcan, qui se mêle de tout et n’importe quoi, quitte pour cela à employer la caricature et 4413713162_f598c8038c_zl’approximation, lorsque l’on mentionne la taille des concombres et celle des cuvettes de toilettes.

La critique n’est pas illégitime : dans une économie de marché, il est parfaitement logique de s’inquiéter de l’intervention étatique (ou européenne) lorsque la protection que celle-ci apporte aux consommateurs entrave en même temps le développement des entreprises.

Mais il y a un certain aveuglement à vouloir le beurre (la protection absolue des consommateurs) et l’argent du beurre (l’absence de réglementation à cet effet, car mécaniquement source de complexité).
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L’Europe, de l’Atlantique à l’Oural…vraiment ?

En France, le totem gaulliste ne perd rien de son sacré. Les formules du Général font toujours mouche, notamment chez ceux qui s’appuient sur elles pour justifier une certaine fascination de la Russie poutinienne. « L’Europe : de l’Atlantique à l’Oural »… c’est de Gaulle qui l’a dit ! Acceptons les écarts de conduite de notre frère turbulent, l’essentiel est ailleurs. Le conflit séparatiste en Ukraine et l’aveu de faiblesse incarné par la trêve obtenue par les accords de Minsk révèlent cette approche.

Et pourtant, en relisant les Mémoires de guerre du Général de Gaulle, on y sent une philosophie bien différente des simplifications coutumières. Continuer la lecture de « L’Europe, de l’Atlantique à l’Oural…vraiment ? »

Négocier à tous vents

TISALe 10 mars dernier, l’UE rendait public, sur internet, le mandat de négociation commerciale donné à la Commission en 2013 sur l’accord dit TISA (Trade in services agreement), grande négociation multilatérale sur les services actuellement en cours avec 22 autres pays. C’est la deuxième fois qu’on dévoile ainsi un mandat, après celui du mandat TTIP en décembre. Etrange phénomène, non?

Certes, cette mise en transparence tente de répondre à une préoccupation ancienne: est-il légitime que des démocraties négocient en secret? La pression des ONG a été si forte, la contestation de la négociation euro-américaine si gênante, que la Commission a préféré demander au Conseil l’autorisation de dévoiler ses instructions, pour faire taire les critiques et répondre à ce besoin de transparence de certains. Continuer la lecture de « Négocier à tous vents »