Politique économique : une convergence franco-allemande en trompe l’œil

La décision récente du gouvernement allemand de procéder à des baisses d'impôts, pour un montant de 20 milliards d'euros environ, a été interprétée par plusieurs commentateurs comme une esquisse de rapprochement entre les politiques économiques française et allemande, ce dont le gouvernement français s'est d'ailleurs félicité. Or cette interprétation est erronée et masque une divergence profonde et durable des politiques budgétaires et monétaires entre les deux rives du Rhin, laquelle fait peser à terme une menace sur la cohésion de la zone euro.


Tout d'abord, la décision allemande ne saurait être interprétée comme un rapprochement, car si les allègements fiscaux en Allemagne et, par exemple, le grand emprunt français ont dans l'immédiat une conséquence similaire, à savoir l'augmentation des déficits publics, ils révèlent deux approches très différentes. L'Allemagne adopte une politique d'offre traduisant un "moins d'État" et favorisant la compétitivité de ses entreprises dans une logique non coopérative mais elle ne renonce pas pour autant à l'équilibre budgétaire puisqu'est maintenant inscrit dans la loi fondamentale allemande la règle d'un déficit maximum de 0.35 points de PIB (à partir de 2016). La France à l'inverse voit depuis le début de la crise ses déficits augmenter de manière non seulement conjoncturelle (c'est-à-dire du fait des moindres recettes fiscales liées à la baisse de l'activité) mais également de manière structurelle et donc pérenne (le déficit structurel passant de 3.2% du PIB à 7% de 2006 à 2009, tandis que l'Allemagne l'a réduit de 2.2 à 1.9%. L'Allemagne a même annoncé cette semaine qu'elle pourrait repasser dès cette année sous les 3%). Le grand emprunt participe de cette logique : même si les dépenses préconisées sont souvent pertinentes sur le papier, leur financement par une nouvelle émission de dette occulte l'opportunité du redéploiement de dépenses improductives. Certes, un retour en dessous du seuil des 3% est prévu en 2014 suivant le programme soumis à la Commission en novembre. Mais la crédibilité de cet objectif est bien plus faible que dans le cas allemand, à cause de la différence de déficit structurel et parce que le passé récent ne plaide pas pour la France (lors du précédent haut de cycle – 2005/2006 – la France frôlait encore les 3% quand l'Allemagne atteignait une situation d'excédent).

Ces évolutions reflètent des conceptions très différentes du rôle des politiques économiques, qui ont trait tant au passé qu'au présent. Au passé d'abord, car l'Allemagne est, depuis l'hyperinflation des années 20 et 30, farouchement déterminée à lutter contre l'inflation. C'est ce qui explique son attachement à une monnaie forte et à une politique monétaire orthodoxe, parfois à l'excès. La France n'a pas les mêmes craintes, l'inflation ayant souvent été le corollaire des dévaluations compétitives qui ont pu relancer temporairement l'activité au cours des années 1950 et 1960. Au présent également, car la force de l'euro, résultant en partie d'une politique monétaire restrictive, pèse bien plus sur la France, où nombre de secteurs à faible valeur ajoutée (automobile de milieu de gamme, industrie lourde, …) souffrent de la concurrence internationale, que sur l'Allemagne, bien mieux positionnée à l'exportation du fait de la compétitivité "hors-prix" de son industrie qui lui confère un statut de price-maker enviable. Certes, la dichotomie est caricaturale; certes, le modèle allemand n'est pas exempt de faiblesses (une industrie probablement trop orientée sur le haut de gamme mais dans des secteurs à moyenne valeur ajoutée – automobile, équipement industriel, pharmacie…, une démographie atone, une consommation en faible croissance…), mais la comparaison a le mérite de montrer que la politique de la BCE, ciblée sur l'inflation et le niveau actuel de l'euro sont bien plus les révélateurs que les causes des faiblesses françaises, contrairement à ce que nombre de gouvernants voudraient faire croire.

Or, au-delà du constat, cette divergence dans les politiques économiques pose un problème quant à leur pérennité. Dans l'état actuel des choses en effet, les pays les plus vertueux de la zone euro supportent le laxisme des autres, par le canal de taux d'intérêts communs plus élevés tant à court terme – car la BCE devra inéluctablement remonter ses taux pour combattre les pressions inflationnistes générées par les dérives budgétaires – qu'à long terme – car le recours massif à l'endettement public absorbe les liquidités disponibles sur les marchés et élève donc les taux par un mécanisme d'offre et de demande. C'est là que réside la logique du Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC) : limiter les dérives éventuelles des politiques budgétaires (décentralisées) pour éviter que la réponse de politique monétaire (centralisée) n'affecte l'ensemble de la zone euro sans discrimination. Hélas, la crise financière a eu pour conséquence de reléguer ledit Pacte au second plan en lui ôtant toute crédibilité dans la coercition.

De plus, l'explosion des dettes publiques s'accompagne d'un effet simple mais pervers, qualifié de "boule de neige", suivant lequel au-delà d'un certain seuil, le ratio dette / PIB croît du simple fait des charges de dettes qui viennent s'ajouter au déficit primaire (i.e. le déficit avant comptabilisation des intérêts de la dette). À cela s'ajoute la perspective d'un renchérissement du coût de la dette française dont la qualité commence à être discutée. La France fait en cela penser à la Seigneurie d'Orsenna du Rivage des Syrtes, qui "vit comme l'ombre d'une gloire que lui ont acquis aux siècles passés le succès de ses armes (…): elle est semblable à une personne très vieille et très noble qui s'est retirée du monde et que, malgré la perte de son crédit et la ruine de sa fortune, son prestige assure encore contre les affronts des créanciers". Mais jusqu'à quand? Tout en maintenant pour l'instant sa notation AAA, l'agence de notation Moody's a en effet annoncé le 17 novembre dernier que le grand emprunt "rendra les finances publiques d'autant plus vulnérables à une hausse des taux d'intérêt à long terme", ce qui constitue un coup de semonce inquiétant. Pourtant, eu égard aux difficultés économiques qui caractérisent un tel ajustement, et aux échéances politiques à venir (élections régionales et présidentielles), un changement de trajectoire n'apparaît pas vraisemblable à court terme.

Or la France n'est pas isolée et on peut difficilement imaginer que les pays les plus vertueux de la zone (l'Allemagne en premier lieu, mais également certains pays d'Europe centrale qui ont consenti à des efforts colossaux pour se qualifier pour l'euro) puissent accepter éternellement de supporter ces coûts. Trois scenarios se dessinent alors : un scénario catastrophe, non coopératif, où personne ne cèderait et qui verrait la fin de la zone euro, et deux coopératifs, suivant une guerre d'usure suite à laquelle une partie céderait : la France ou la BCE, ou autrement dit, la France ou l'Allemagne, car un changement d'orientation de la politique monétaire ne pourrait résulter que d'un changement radical de la position allemande.

En l'absence de consensus, le scénario catastrophe consisterait pour chacun à quitter la zone et à réémettre sa monnaie. Il est peu vraisemblable car à ce jeu la France et d'autres pays de la zone auraient beaucoup plus à perdre que l'Allemagne. Un éclatement de la zone euro serait pour l'Allemagne un préjudice réel mais supportable : dans une Union monétaire où la BCE est directement calquée sur la Bundesbank et l'euro sur le mark, il serait parfaitement imaginable que l'Allemagne annonce unilatéralement la réintroduction du mark, par exemple au taux d'un mark pour un euro par soucis de lisibilité, tandis que la Bundesbank déclarerait cibler une inflation faible, garantie contre un effondrement de la monnaie. Le commerce extérieur serait certes affecté au début mais pas nécessairement la stabilité monétaire ni la contrainte de financement du pa
ys. Il en irait très différemment en France où l'indépendance de la politique monétaire est récente (1993) et l'attachement à la stabilité des prix pour le moins fluctuant, comme le démontrent les appels réguliers de tous bords à une baisse des taux. Le retour au franc se traduirait immédiatement par des anticipations d'inflation, une augmentation des taux exigés par les investisseurs et une fuite massive de capitaux. La compétitivité prix qui en résulterait accorderait un sursis de quelques années à l'industrie française, qui péricliterait ensuite rapidement faute d'investissements et d'incitations à innover face à la facilité des dévaluations.

Le deuxième scénario, qui verrait l'Allemagne rallier la position de la France en faveur d'une politique plus accommodante de la BCE, suivant une logique de dévaluation compétitive, est très peu probable également, ne serait-ce que parce que le rapport de force n'est pas symétrique, puisque l'Allemagne peut se permettre ce que la France ne peut pas suivant ce qui vient d'être évoqué.

Il en découle que la France n'aura bientôt guère d'alternatives au troisième scénario, c'est-à-dire à l'ajustement budgétaire massif. Or nous avons vu que les échéances électorales prochaines renvoient toute velléité de rigueur à 2012 au plus tôt, c'est-à-dire à une date où la dette sera au voisinage des 100% du PIB. L'ajustement sera donc nécessairement violent et durable. Les hausses d'impôts seront inévitables, mais ne pourront constituer l'essentiel de l'effort dans un contexte de concurrence fiscale intra et extracommunautaire. Il faudra donc se résoudre à couper dans les dépenses publiques, notamment de fonctionnement (personnel en premier lieu), locales et sociales, avec les inévitables tensions qui en résulteront. Dans ses mémoires, De Gaulle affirmait que "La France est un pays qui ne fait des réformes qu'à l'occasion des révolutions". Espérons que la France sache en faire l'économie cette fois-ci.

JG