La Commission européenne a rendu en novembre deux décisions importantes en matière de cartels, du moins au regard du montant des amendes imposées (€799 millions d'euros dans le cas du cartel du fret aérien, dont 310 millions pour Air France, et €648 millions pour le cartel dit des "écrans plats"). La décision relative au fret aérien, parce qu'elle condamne lourdement Air France, un "champion national", qui plus est détenu partiellement par l'Etat français, a fait l'objet de vives critiques, y compris au niveau ministériel.
Passons rapidement sur les critiques de l'ancien Secrétaire d'Etat aux affaires européennes, Pierre Lellouche, qui a critiqué l'amende au motif qu'elle aurait été discriminante car Lufthansa, opérateur allemand également impliqué dans le cartel, y aurait échappé. La procédure de clémence, par laquelle les entreprises sont encouragées par une réduction partielle ou totale de l'amende encourue à dénoncer les ententes illicites auxquelles elles participent, si inélégante puisse-t-elle paraître, a le mérite de l'effet dissuasif, la publicité faite à ces décisions en atteste. De plus, la procédure de clémence se fonde sur le droit communautaire tel qu'adopté par les représentants des Etats membres. La consternation et l'effroi exprimés par M. Lellouche sont donc pour le moins surprenants et ne méritent pas plus de commentaires.
Les arguments avancés par M. Bussereau, alors Secrétaire d'État aux transports, qui s'est déclaré "effaré" par la décision, méritent une réponse plus circonstanciée. La politique de concurrence, en s'attaquant aux cartels, et donc en pouvant imposer des amendes parfois très élevées aux entreprises contribue-t-elle à fragiliser des groupes déjà soumis à une concurrence internationale acharnée?
Tout d'abord, les sanctions de la Commission frappent sans discrimination les entreprises, européennes ou non. L'amende imposée aux fabricants d'écrans plats (aucune entreprise européenne) en est l'illustration, tout comme les amendes imposées à Intel et Microsoft, accusés d'avoir abusé de leur position dominante.
Ensuite, le montant des amendes infligées est déterminé en fonction de critères préalablement définis dans une communication de la Commission, et ce en toute transparence afin de garantir, conformément à la jurisprudence de la Cour de Justice, la sécurité juridique des entreprises quant aux sanctions encourues. Par ailleurs, il n'existe essentiellement que deux catégories de sanctions dissuasives possibles: pécuniaires et pénales. Or, les Américains utilisent les deux bâtons quand l'UE ne recourt qu'aux amendes. Les dirigeants des grands groupes européens qui hurlent au scandale face aux amendes infligées par la Commission devraient donc méditer sur le sort de leurs homologues américains exposés à des peines de prison. Si nous devions significativement réduire les amendes encourues, il faudrait bien ouvrir alors le débat sur la pénalisation du droit de la concurrence en Europe sauf à encourager les cartels faute d'effet dissuasif des sanctions.
Enfin, rappelons que la justification première de l'interdiction des ententes entre entreprises (les cartels étant la forme la plus aboutie de telles ententes) tient au fait qu'une entente (c'est-à-dire la création d'une position de marché équivalente à un monopole) a pour effet de léser les consommateurs au profit des entreprises membres du cartel. Cette situation est préjudiciable à l'intérêt général dans le sens où le gain des producteurs est inférieur à la perte engendrée pour les consommateurs, au travers de prix plus élevés et de quantités moindres. Autrement dit, l'utilité globale (englobant les différents acteurs économiques: entreprises, consommateurs, etc.) qui résulte d'une situation de concurrence effective est supérieure à celle associée à une situation de monopole sur un marché (prix plus faibles, quantités produites plus importantes, emplois plus nombreux, etc.). Cette justification représente le cœur de la politique de lutte contre les cartels.
Il s'agit là d'une approche statique: à un instant donné, une situation de concurrence est préférable à une situation cartellisée. Mais cela ne répond pas totalement à la critique suivant laquelle, d'un point de vue plus dynamique, la lutte contre les cartels serait préjudiciable aux grands groupes français et européens.
Or cette critique est infondée: d'un point de vue économique, les cartels, tout comme les monopoles, représentent des rentes pour les entreprises qui en bénéficient, au sens qu'ils leur apportent un profit supérieur à ce que leurs performances, leur productivité, leur capacité à innover devraient normalement leur rapporter dans une économie concurrentielle. Dans ces conditions, les entreprises concernées n'ont nulle incitation à innover et à chercher à faire mieux que leurs "concurrents", puisque les parts de marché et les prix ne résultent pas du libre jeu du marché mais sont déterminés suivant les accords passés au sein du cartel. À l'inverse, lorsque la concurrence joue entre les entreprises, celles-ci sont obligées d'innover pour pouvoir proposer des produits qui leur feront gagner des parts de marché, réduire leurs coûts, augmenter leurs prix pour des produits de meilleure qualité. Non seulement le service/produit apporté aux clients est donc optimal mais les entreprises conservent alors une compétitivité nécessaire à leur efficacité à l'échelle mondiale où se joue leur avenir. Un marché fermé par un cartel ne le restera qu'un temps face à l'agressivité de groupes issus de régions plus dynamiques.
Pour cela, les grands groupes européens et l'Europe dans son ensemble ont tout à gagner sur le moyen terme à favoriser des marchés concurrentiels: sans incitation à innover, investir, chercher, etc., nos champions européens seront tôt ou tard rattrapés par la concurrence étrangère. Les ententes ne constituent que de fragiles lignes Maginot qui freinent la transition nécessaire vers des secteurs à plus forte valeur ajoutée où l'UE peut tirer pleinement profit de la qualité exceptionnelle de son capital humain.
JG
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