Élargissements: l’Union change de taille, mais aussi de nature

Suite au référendum du 23 janvier dernier, la Croatie adhérera à l’Union européenne en juillet 2013. Dix ans après la reconnaissance de sa candidature, en 2003, ce pays a donc franchi l’ultime étape sur la route de son entrée dans le club européen. Zagreb sera sans doute suivie de la Serbie, qui a de sérieuses chances d’adhérer en 2014. Quant à l’Islande, en île qu’elle est, elle hésite.

Ainsi, malgré la gestion de la crise économique et son poids sur l’agenda européen, l’élargissement de l’Union continue. À l’est du continent, des Européens attendent leur entrée dans la plus puissante et la plus intégrée de toutes les unions régionales du monde.

N’entrons surtout pas dans le fameux et redoutable débat sur l’adhésion de la Turquie; ni dans celui, d’ailleurs, de la Bosnie ou de la Macédoine. Du reste, la « fatigue de l’élargissement » fait son œuvre: on ne voit pas bien quel pays, après la Serbie, pourrait adhérer rapidement. Il est probable que la porte se referme pour quelque temps.

Examinons plutôt l’une des conséquences assez méconnues de l’élargissement, à savoir le changement qu’il introduit au sein du Conseil, via les règles de vote. Car la présence d’un grand nombre de petits pays autour de la table a des conséquences insoupçonnées.

Un pays comme la Croatie se classera au 21ème rang des futurs 28 États membres et, avec 4,2 millions d’habitants, détiendra 7 des 352 droits de votes au Conseil. Il représentera donc théoriquement 2 % du poids des négociations entre les États membres. Pour donner une référence, la France, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni détiennent actuellement chacun 29 droits de vote. Le nombre d’États membres qui ont moins de 10 voix est passé, après l’élargissement de 2004, de quatre (Danemark, Finlande, Irlande et Luxembourg) à onze avec les pays orientaux et baltes, soit un bon tiers de la table.

La question n’est pas tant de savoir de combien de voix dispose chaque pays mais ce qu’il en fait: peut-il intervenir? A-t-il les ressources pour imaginer des contre-propositions, seules gages d’une bonne négociation? A-t-il eu le temps de construire une alliance? Et même, la question se réduit souvent à: a-t-il une opinion sur le document dont il est question?

Certains « petits » États membres (cet adjectif est un « gros mot » à Bruxelles, mais il n’y en a sans doute pas d’autres aussi clair) sont très actifs, comme la Belgique, pays expérimenté et rapide (10 millions d’habitants, 10 voix), ou la Suède ou, parfois, le Portugal (10 voix chacun). Mais en général, les « moins grands » pays sont silencieux autour de la table, parce qu’il y a beaucoup de documents à lire, à analyser, que les débats s’enchaînent rapidement et que tout cela nécessite des ressources humaines importantes. Il y a en moyenne quinze négociations par jour au Conseil… Là où de « grands » États membres, comme le Royaume-Uni ou la France ont, grâce à leur administration fournie et bien organisée, un avis rapide sur tout sujet, d’autres se taisent pendant des jours entiers. Dans une négociation donnée, il est rare que plus de 10 Etats, sur 27, prennent la parole.

Certes, en principe, la règle de la majorité qualifiée (le traité) stipule de ne compter que les voix favorablement exprimées. Mais en pratique, la présidence, pour faire avancer les choses, inverse et demande: « qui est opposé à cette proposition? » … ainsi, il faut en être conscient, les règles de vote du traité sont inversées dans la pratique; dès lors ceux qui se taisent sont, par omission, réputés favorables.

L’addition au Conseil de pays silencieux a donc pour effet de favoriser la Commission puisqu’elle donne, dans le silence des petits, une longueur d’avance en voix à la proposition qui est sur la table. L’apparition, en 2014, de la nouvelle règle de la double majorité (55% des Etats représentant 65% de la population), n’y changera pas grand-chose car il est démontré qu’elle favorisera les grands États mais aussi les plus petits, au détriment des moyens: notre problème ne sera donc pas résolu.

Conclusion: plus on a de « moins grands » États dans l’Union, moins on a de débat! L’arrivée de la Croatie et de la Serbie, États peu expérimentés de surcroît, va accroître la tendance. Le silence devient de plus en plus lourd au Conseil. C’est pourquoi élargir l’Union, c’est aussi changer sa nature, c’est donner du pouvoir à ceux qui donnent le point de départ des négociations: essentiellement, la Commission et la Présidence en exercice. L’élargissement de l’Union n’est pas seulement un agrandissement du club, c’est aussi un changement de sa nature en tant qu’entité négociante, qui va dans le sens de la centralisation des forces vers les grands acteurs ayant le droit ou l’énergie de faire des propositions.

Pierre Vive