UNE ANALYSE COMPAREE DES RAPPORTS DRAGHI ET LETTA
Par Michaël Malherbe, Secrétaire général de l’Atelier Europe
L’Union européenne navigue dans un paysage mondial turbulent, marqué par une convergence de défis sans précédent pour sa compétitivité économique et son statut global. La guerre en Ukraine, les tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine, la montée du protectionnisme et les effets persistants de la pandémie de COVID-19 ont mis en lumière les vulnérabilités du modèle économique de l’UE et amplifié la pression sur son marché unique, longtemps considéré comme le moteur de sa prospérité.
Dans ce contexte, deux rapports influents ont émergé, offrant des visions distinctes et complémentaires pour revitaliser le marché unique et renforcer la croissance et la compétitivité de l’UE : l’un dirigé par l’ancien président de la BCE, Mario Draghi, et l’autre par l’ancien Premier ministre italien, Enrico Letta. Quelle analyse comparative de ces rapports, en examinant leur vision commune, leurs approches divergentes et leurs implications critiques pour la politique de l’UE ? Un exercice de lecture croisée pour montrer les convergences et les complémentarités.
Vision partagée : nombreux domaines de convergence
Malgré leurs différences, les rapports Draghi et Letta convergent sur plusieurs points cruciaux, reflétant un diagnostic partagé des défis et des opportunités de l’UE. Les deux rapports soulignent de manière catégorique la nécessité urgente de renforcer et de compléter le marché unique, le reconnaissant comme le fondement de la compétitivité de l’UE. Ils mettent en avant l’importance critique de la transformation numérique, reconnaissant le retard de l’UE dans des technologies clés comme l’intelligence artificielle, la blockchain et l’informatique quantique, et appelant à des efforts concertés pour combler cet écart.
Les deux rapports plaident pour un investissement accru dans la recherche et le développement (R&D), appelant à un financement plus substantiel et coordonné au niveau de l’UE pour l’innovation. Ils insistent également sur la nécessité de réduire la fragmentation dans des secteurs cruciaux tels que l’énergie, les services numériques et les marchés de capitaux pour créer de véritables marchés européens intégrés capables de rivaliser à l’échelle mondiale.
Le développement des compétences et l’éducation occupent une place importante dans les deux analyses, reconnaissant le capital humain comme un pilier de la compétitivité future. Les rapports appellent également à une approche plus coordonnée de la politique industrielle au niveau de l’UE, allant au-delà du patchwork actuel de stratégies nationales pour répondre efficacement aux défis posés par la concurrence mondiale et les disruptions technologiques.
La simplification réglementaire, en particulier pour réduire les charges pesant sur les PME, est un autre domaine de convergence. Draghi et Letta soulignent l’importance de l’autonomie stratégique et de la réduction des dépendances dans des domaines critiques tels que les semi-conducteurs, les matières premières critiques et les énergies, une leçon soulignée par les récentes crises mondiales.
Approches divergentes : Principales différences
Bien que les rapports partagent de nombreux objectifs, leurs méthodes proposées et leurs domaines de concentration divergent, reflétant des perspectives différentes sur le rôle de l’UE, l’équilibre entre les forces du marché et l’intervention publique, et l’importance des considérations sociales.
Mécanismes de financement : Un point de divergence clé réside dans les mécanismes de financement proposés. Le rapport Draghi préconise des programmes de financement et d’investissement à grande échelle au niveau de l’UE, envisageant une approche plus centralisée de l’allocation des ressources, potentiellement par des mécanismes tels que les obligations de l’UE ou en utilisant le Mécanisme européen de stabilité (MES). En revanche, le rapport Letta met davantage l’accent sur la mobilisation du capital privé et la création de conditions pour des investissements dirigés par le marché, par exemple via une « Union de l’épargne et des investissements » basée sur l’Union des marchés de capitaux incomplète.
Modèles de gouvernance : Les rapports divergent également sur leurs modèles de gouvernance préférés. La vision de Draghi penche vers une gouvernance plus centralisée de l’UE dans les domaines stratégiques, potentiellement par un nouveau « Cadre de coordination de la compétitivité » doté de pouvoirs renforcés pour la Commission européenne. Letta, en revanche, se concentre sur l’amélioration de la coordination entre les niveaux national et de l’UE, maintenant un équilibre des compétences et plaidant pour un rôle plus fort des partenaires sociaux et de l’engagement des citoyens.
Révision des traités : Tandis que certaines recommandations de Draghi envisagent des évolutions des traités, Enrico Letta plaide pour des évolutions à périmètre constant :
- Gouvernance centralisée de l’UE : La vision de Draghi va au-delà des dispositions actuelles du traité, elle pourrait nécessiter des changements dans la répartition des compétences entre l’UE et les États membres.
- Programmes de financement et d’investissement de l’UE à grande échelle : Selon l’ampleur et la nature des mécanismes de financement proposés, le rapport Draghi nécessiterait des changements dans les processus budgétaires de l’UE ou les dispositions financières telles que décrites dans les traités.
- Consolidation des entreprises de l’UE : Les recommandations du rapport Draghi nécessiteront des modifications du traité pour le droit de la concurrence ou la politique industrielle de l’UE qui vont au-delà des dispositions actuelles du traité.
- Financement renforcé de la R&D et de l’innovation au niveau de l’UE : Sans nécessiter la création de nouvelles institutions au niveau de l’UE, des modifications significatives du mandat des institutions existantes pourraient justifier des modifications du traité.
- Mesures d’autonomie stratégique : Selon leur portée, ces mesures pourraient nécessiter des changements dans les compétences de l’UE en matière de politique commerciale.
Échelle des entreprises : Les rapports diffèrent dans leur approche de l’échelle des entreprises. Le rapport Draghi met l’accent sur la nécessité de consolider les entreprises de l’UE pour atteindre une compétitivité mondiale, en particulier dans des secteurs clés comme les nouvelles technologies. Draghi soutient que l’UE doit créer des « champions européens » capables de rivaliser avec les géants américains et chinois. Letta, en revanche, met davantage l’accent sur le soutien aux PME et leur intégration dans le marché unique, plaidant pour un « Code européen du droit des affaires » afin de simplifier les opérations transfrontalières et de réduire les charges réglementaires.
Dimension sociale : Le rapport Letta se distingue par son accent plus fort sur la dimension sociale du marché unique, introduisant le concept de « liberté de rester » aux côtés de la liberté de circulation. Cela reflète une vision plus holistique de la compétitivité qui équilibre les objectifs économiques et sociaux, reconnaissant la nécessité de traiter les disparités régionales, la fuite des cerveaux et le potentiel de dumping social. Letta propose un « Vice-président pour la liberté de rester » au sein de la Commission européenne pour assurer la cohérence des politiques dans les domaines pertinents.
Focus sectoriel : Alors que le rapport Draghi se concentre davantage sur des secteurs stratégiques spécifiques comme les semi-conducteurs, les technologies propres et la défense, Letta adopte une approche plus large, examinant le marché unique dans son ensemble et soulignant la nécessité d’une stratégie globale qui englobe tous les secteurs et aborde des questions transversales comme le développement des compétences, la simplification administrative et la protection des consommateurs.
Engagement des citoyens : Enfin, le rapport Letta met davantage l’accent sur l’engagement des citoyens et la légitimité démocratique dans la gouvernance du marché unique, proposant des mécanismes pour une participation publique accrue, tels qu’une « Conférence permanente des citoyens » pour fournir des contributions sur les politiques du marché unique.
Analyse critique
Les deux rapports offrent des perspectives et des stratégies précieuses, chacun avec ses propres forces et défis potentiels. L’approche de Draghi, avec son accent sur l’action centralisée et le financement à grande échelle, pourrait potentiellement conduire à des changements rapides dans des secteurs clés et accélérer la réponse de l’UE à la concurrence mondiale. Cependant, elle pourrait rencontrer une résistance politique des États membres réticents à céder plus de pouvoir à Bruxelles et des préoccupations concernant le potentiel de distorsions du marché et de risque moral.
La vision de Letta, axée sur la coordination, la mobilisation du capital privé et le renforcement de la dimension sociale, pourrait s’avérer plus politiquement acceptable et adaptable aux divers contextes nationaux. Cependant, elle pourrait avoir du mal à générer l’ampleur des ressources nécessaires pour des investissements transformateurs dans des domaines comme l’IA ou les technologies vertes et pourrait trop compter sur les forces du marché pour relever les défis systémiques.
Implications pour la politique de l’UE
Les rapports Draghi et Letta ne sont pas mutuellement exclusifs, et une synthèse de leurs recommandations pourrait fournir une stratégie globale pour renforcer la compétitivité de l’UE. Par exemple, combiner les propositions de financement ambitieuses de Draghi avec l’accent de Letta sur le capital privé et les considérations sociales pourrait aboutir à une approche équilibrée et efficace.
À court terme, les décideurs de l’UE devraient se concentrer sur les domaines de convergence entre les rapports, tels que :
- Accélérer la transformation numérique : Cela inclut l’investissement dans des technologies clés, le développement de compétences numériques et la création d’un marché unique numérique plus intégré.
- Renforcer le développement des compétences et l’éducation : Cela implique de réformer les systèmes éducatifs, de promouvoir l’apprentissage tout au long de la vie et d’attirer les talents mondiaux.
- Réduire la fragmentation du marché : Cela nécessite de compléter le marché unique dans des secteurs clés, d’harmoniser les réglementations et de simplifier les procédures administratives.
Les considérations stratégiques à long terme devraient inclure :
- Trouver un équilibre entre l’action centralisée et la coordination des États membres : Cela nécessite une approche nuancée qui respecte la souveraineté nationale tout en assurant l’efficacité au niveau de l’UE.
- Équilibrer la compétitivité économique avec la cohésion sociale : Cela implique de traiter les disparités régionales, de promouvoir des conditions de travail équitables et de garantir que les avantages du marché unique sont largement partagés.
- Positionner l’UE dans la course technologique mondiale : Cela nécessite des investissements stratégiques en R&D, le soutien aux écosystèmes d’innovation et le développement d’une politique industrielle robuste.
Les rapports Draghi et Letta offrent des visions complémentaires pour renforcer la compétitivité de l’UE par un marché unique revitalisé. Bien qu’ils diffèrent dans leur approche, ils soulignent tous deux la nécessité urgente d’agir pour sécuriser l’avenir économique de l’Europe. À mesure que l’UE avance, elle doit trouver une voie qui combine ambition et pragmatisme, dynamisme économique et responsabilité sociale, et un engagement envers les marchés ouverts avec une reconnaissance de la nécessité d’une autonomie stratégique. Ce n’est qu’en faisant cela qu’elle pourra espérer créer un marché unique véritablement compétitif, innovant et inclusif, à la hauteur des défis du 21e siècle.