Politiques de concurrence : les contradictions françaises


Le 2 mars 1791, l’Assemblée constituante adopte le décret d’Allarde qui, en proclamant la liberté du commerce et de l’industrie, supprime les corporations, et donc les rentes et privilèges qui en découlent. La France fait alors figure de pionnière en matière de concurrence, bien avant le Sherman Act de 1890 aux États-Unis, lequel annoncera le droit de la concurrence contemporain. Deux siècles plus tard, elle semble évoluer à rebours et se distingue d’un consensus croissant en la matière au sein de l'UE, et au-delà comme l’a démontré récemment la volonté affichée par la nouvelle administration Obama de mieux collaborer avec les autorités de concurrence européennes.  


Là où d’autres gouvernants s’en font les gardiens, l'ensemble de la classe politique française voue périodiquement la politique de concurrence aux gémonies, qu'il s'agisse aujourd'hui pour la gauche de vilipender l'ouverture à la concurrence du secteur postal, entretenant la confusion avec une prétendue privatisation, ou pour le président Sarkozy d’afficher comme un succès l’abandon apparent de l’objectif de "concurrence libre et non faussée" dans le traité de Lisbonne. Certes, c'est souvent par faiblesse ou opportunisme que certains se défaussent sur Bruxelles de la responsabilité de réformes nécessaires mais impopulaires a priori. Comme le rappelait Mario Monti, Commissaire européen à la concurrence de 1999 à 2004, nombreux étaient les chefs d'État qui venaient le supplier d'interdire une aide promise à leurs concitoyens sans moyens pour l'accorder.
Mais le mal français est plus profond : par culture, par tradition, par convoitise des rentes de situation ou par méconnaissance des mécanismes économiques, la société française ne semble pas admettre les bénéfices d’une économie de marché concurrentielle, lesquels apparaissent pourtant si naturels pour ses voisins, tant sociaux-démocrates que conservateurs. Cette situation, qui n'est pas sans rappeler Bossuet ("Dieu se rit des créatures qui maudissent les effets dont ils continuent à chérir les causes"), est regrettable car elle s’accompagne au présent de rentes de situation improductives et inéquitables et bride sur le plus long terme le potentiel d’innovation et de croissance de la France.
Or, si la méfiance envers les politiques de concurrence semble partagée, elle recouvre des logiques bien différentes. Une classification – par essence arbitraire – permet de dégager cinq champs d’explication :

En premier lieu, la concurrence est considérée (à raison) comme consubstantielle de l'économie de marché, et rejetée par certains à ce titre. Pour l'extrême gauche en effet, sous ses différentes formes, l'aversion exprimée envers la notion même de concurrence a le mérite de la cohérence, puisque celle-ci apparaît comme le symptôme d'un mal plus profond, le marché, auquel il faudrait substituer une économie intégralement dirigée et où la production s'organiserait autour de monopoles publics. Or, d'une part, l’expérience historique et la théorie économique ont montré les limites de ce raisonnement, rejeté aujourd’hui par la très grande majorité des citoyens.  D'autre part, il est pour le moins contradictoire de présenter les politiques de concurrence comme le symbole d'un intégrisme de marché propice aux hyperboles ("ultralibéralisme", "ayatollahs" de la concurrence…): il s'agit au contraire de politiques de régulation, et donc d'équilibre par excellence, qui partent du constat que les marchés présentent des imperfections, justifiant une intervention publique correctrice. Il est d'ailleurs éloquent que ses contempteurs historiques soient justement les "ultralibéraux" de l'École de Chicago, généralement opposés à toute régulation!

Le deuxième champ d’explication est en général avancé par les proches de la « gauche de gouvernement », laquelle n’accepte l’économie de marché qu’avec mauvaise conscience et la présente comme un mal nécessaire. La concurrence serait acceptable pour les activités purement commerciales, mais ne saurait être appliquée aux services publics, qui devraient nécessairement être exercés par des monopoles publics. Ces derniers devraient en effet être soustraits d'une part aux impératifs de rentabilité qu'impose le marché et, d'autre part, exonérés d'une concurrence qui les fragiliserait. Or cette identité entre service public et monopole public est une exception bien française que rien ne justifie. Dans les secteurs libéralisés comme les télécommunications ou le transport aérien, la baisse des prix et l’arrivée de nouveaux services (nouvelles destinations aériennes par exemple)  rendent des services certes privés mais bien supérieurs aux services publics de naguère. Rares sont les usagers qui s’en plaindraient. Certes, il existe des cas où ces services ne sont pas rentables et ne peuvent donc être directement rendus par le marché (notamment pour des questions géographiques dans les réseaux de transport, postaux ou de télécommunication). La question de les pourvoir ou non est alors par essence politique : "en tant que citoyen, suis-je disposé à assumer par solidarité le coût des ses services même si je n’en bénéficie pas nécessairement?". Le cas échéant, c'est logiquement à la collectivité qu'il appartient de les financer, donc par l’impôt, et non aux usagers des services rentables (lignes TGV, courrier dans les agglomérations…) par une facturation excessive. Il est pour cela légitime que la collectivité mandate  plus compétitif pour les rendre, puisqu'il s'agit de faire le meilleur usage des rares deniers de l'État. Il peut s’agir de l’opérateur historique dans le cas de France Télécom, chargé par l’État, et moyennant rétribution, d’assurer un service universel minimum de télécommunications. Mais il n’existe pas de raison pour s'opposer à ce qu’à l’avenir un opérateur privé en soit chargé s’il le fait à un coût moindre pour les finances publiques.

Plus à droite de l'échiquier politique, la nostalgie d'un modèle colbertiste / gaulliste d'économie centralisée et partiellement planifiée, assise sur des quasi-monopoles dans la plupart des secteurs industriels, et qui aurait assuré la prospérité des trente glorieuses justifie pour certains l'existence des fameux "champions nationaux". Mais vouloir ainsi résoudre des problèmes contemporains en leur appliquant des solutions d'hier constitue une erreur d’analyse. Les Trente Glorieuses furent une période de rattrapage et de reconstruction. Le modèle dominant était celui d’une industrie lourde, largement concentrée pour permettre des économies d’échelle, et où l’innovation n’était pas primordiale puisqu’il s’agissait largement de copier les plus innovants (États-Unis puis Japon). Depuis, la France a rattrapé la "frontière technologique" et l’innovation et le progrès technique sont désormais au cœur des politiques de croissance. Or, tout tend à prouver que ceux-ci ne se planifient ni ne se décrètent, mais sont le fruit de la concurrence acharnée que se livrent les entreprises les plus dynamiques. Quelques exemples : les médicaments les plus novateurs sont en général développés par des start-ups biotech souvent rachetées ensuite à prix d’or par des grands groupes pharmaceutiques aux capacités d’innovations atrophiées par les lourdeurs administratives. Les solutions de télécommunications les plus performantes sont souvent le fait de nouveaux entrants (par exemple Free et sa Freebox, copiée par tous depuis) qui n’ont pas d’alternative à la compétitivité pour prendre des parts de marché aux opérateurs historiques. Ce sont ces entrants qu'il faut aider, par un cadre réglementaire qui favorise leur développement et leur financement, et non les "champions" en place.

La quatrième catégorie de critiques se trouve cyniquement résumée par la formule du Général de Gaulle suivant laquelle « le désir du privilège et le goût de l’égalité, voilà les passions dominantes et contradictoires des Français de toute époque ».  Qu’il s’agisse des professions réglementées (notaires, pharmaciens, huissiers, taxis…) ou des emplois publics ou assimilés (poste, SNCF…), nombreuses sont les rentes de situation que les Français occupent s’ils le peuvent, ou, à défaut, jalousent et convoitent. In fine, et puisqu'il faut bien que quelqu'un en supporte le coût, ces rentes se traduisent par une ponction sur les consommateurs (dans le cas des professions réglementées) ou les contribuables (dans le cas des emplois publics). Comment cette situation sous-optimale peut-elle perdurer ? Parce que ces privilèges entraînent certes une perte de bien-être agrégée considérable pour la collectivité, mais répartie entre presque tous ses membres, tandis que les bénéfices élevés de ceux qui les détiennent les incitent à les défendre ardemment, et à présenter, souvent habilement, leurs intérêts personnels comme ceux de l’ensemble de la collectivité. Pour reprendre un exemple désormais célèbre, si chaque usager a conscience du coût élevé et de la rareté des taxis parisiens, il n’est pas pour autant prêt à manifester pour exiger une levée des quotas qui entretiennent une rareté artificielle. A l’inverse, les chauffeurs qui verraient leurs revenus substantiellement menacés par une telle mesure sont prêts à toutes les extrémités pour l’empêcher, avec une efficacité indéniable comme l’actualité récente l’a montré.

La cinquième et dernière critique a trait à la mondialisation et aux craintes liées à concurrence internationale. Il s’agit évidemment d’une question beaucoup plus large que celle des politiques de concurrence au sens de celles menées par les régulateurs européens et nationaux, mais qui n’est pas sans lien. Les peurs liées à la concurrence internationale ont en effet des ressorts identiques à celles qui la font craindre à l'échelon national ou communautaire. Là où les critiques évoquées plus haut justifient les monopoles et la protection des rentes de situation, de manière symétrique, les opposants à la mondialisation et les tenants du protectionnisme affirment qu'il faut se protéger de la concurrence internationale en fermant les frontières. Ce serait là une erreur lourde de conséquences. La fermeture protègerait ponctuellement les secteurs les moins compétitifs, mais s'accompagnerait très rapidement de mesures de rétorsions ayant l'effet inverse sur nos entreprises exportatrices : autrement dit, elle protégerait les "lame ducks" (les canards boiteux) et pénaliserait les plus performants. Par ailleurs, suivant une dimension dynamique, la concurrence agit toujours comme un aiguillon qui incite à innover pour devancer ses concurrents : s'en priver reviendrait à vivre sur ses acquis dans l'attente d'un douloureux réveil.
Sur la base de ces commentaires et de questions d'actualité qui y ont trait, les prochaines chroniques aborderont les sujets suivants :

  1. La France
    et l'Union européenne doivent refuser les tentations protectionnistes
  2. Politique de concurrence et politique industrielle sont-elles incompatibles?
  3. La concurrence
    condamne-t-elle les services publics?
  4. La politique de concurrence à l’épreuve de la crise financière.

 

JG

Les commentaires sont fermés.