Les éditions du Cherche-Midi ont publié récemment un livre d’entretien entre le journaliste de Libération, Jean Quatremer, notamment connu pour son blog, Les coulisses de Bruxelles, et le député européen José Bové. L’exercice était prometteur a priori, car il met en relation un spécialiste des questions européennes et un député engagé, volontiers provocateur, ce qui devait permettre d’éviter un échange de banalités convenues et superficielles.
Le résultat est réussi et José Bové, dont il faut saluer l’assiduité pour le travail législatif, s’y montre sincère. Il démontre qu’il est possible de faire au Parlement européen de la politique au sens le plus noble du terme, c’est-à-dire d’y défendre des convictions, quitte à dépasser les clivages partisans, et à accepter les compromis, quand les concessions de court terme ne sont pas des compromissions mais poursuivent un objectif de plus long terme. C’est suffisamment rare pour être salué et apprécié à sa juste valeur.
Mais cette sincérité ne saurait masquer les incohérences du discours de José Bové, son incompréhension de certains mécanismes institutionnels et son approche baroque de la démocratie européenne.
À l’instar de nombre de ses camarades de la gauche française, José Bové reste dans une bulle idéologique, et, posture caricaturale de cette dernière, continue d’accuser tous les partisans d’une économie de marché – même régulée – d’ultralibéraux. Or, quand José Bové clame qu’ « une majorité de hauts fonctionnaires européens, ceux qui assurent la continuité de l'administration, est largement gagnée à l'idéologie de la globalisation capitaliste » (p. 27-28), c’est tout d’abord la preuve d’une méconnaissance de l’orientation politique de l’administration européenne, dans les faits sociale-démocrate ou démocrate-chrétienne dans sa très grande majorité (et souvent taxée de socialiste par les nouveaux États-membres, voire de soviétique par le président tchèque !), et en ce sens certes favorable à une économie de marché, mais régulée par Bruxelles ou les Etats-membres (autrement dit, on est loin de l’École de Chicago). C’est également une méconnaissance de l’état actuel de la gauche européenne, désormais acquise à cette même logique de marchés régulés. José Bové, comme ses camarades, devrait prendre conscience que ce ne sont pas les Blair, Zapatero, Schröder, Prodi, Lamy… qui ont dévoyé les idées de gauche, mais bien la gauche française qui fait figure d’originale – pour ne pas dire pire – dans le paysage social européen (on touche là un point d’achoppement classique en France: ce que veut la France, c’est ce que voudra l’Europe, soit le reliquat de l’idée gaulliste de l’Europe comme simple projection de puissance pour la France). Car quand José Bové affirme que lors du référendum, « tout le monde voulait l'Europe mais pas celle-là » (p. 66), c’est bien de ses camarades français seulement qu’il parle: il omet de rappeler que l’écrasante majorité des syndicats européens soutenait le traité, et que seule la gauche française réclamait un traité plus social, entraînée par l’hypocrisie fabiusienne (hypothèse hypocrite car parfaitement irréaliste puisque les Anglais et les nouveaux États-membres n’en auraient jamais voulu, tandis que les scandinaves ne voulaient justement pas transférer les compétences sociales au niveau communautaire, trop attachés à leur modèle pour laisser les autres États s’en mêler).
C’est d’ailleurs un travers de José Bové que de vouloir affilier à son combat ceux qui n’ont rien à y gagner et en sont conscients: lorsque qu’il explique que le « G77 est braqué contre le farm bill américain et la PAC qui favorisent le dumping des pays riches au détriment de leur agriculture » (p. 106), n’est-ce pas se faire l’avocat de la mondialisation, de l’abaissement des barrières douanières et in fine de l’OMC, dont il est pourtant le plus fervent contempteurs, mais qui reste aujourd’hui la meilleure tribune des membres du G77? Autrement dit, on peut s’interroger sur la réalité de la convergence d’intérêts entre José Bové et ces derniers, quoiqu’il en dise. De la même manière, quand José Bové semble scandalisé par l’arrivée des groupes européens de télécoms en Afrique (« En Afrique, la téléphonie mobile a supplanté toutes les régies nationales incapables d'installer du filaire partout. Or les opérateurs sur le marché du GMS (sic) sont les entreprises internationales, notamment françaises » – p. 111), n’est-il pas conscient que c’est une chance pour ce continent qui peut ainsi rattraper d’un coup son retard sans passer par une technologie dépassée (le filaire), et qu’ainsi tout le monde y gagne grâce au marché ?
Tout au long de l’entretien, José Bové démontre également une conception particulière de la démocratie, comme si celle-ci, ainsi que son corollaire, l’État de droit, étaient des biens publics lorsqu’ils allaient dans son sens, mais problématiques dans le cas inverse. On notera tout d’abord que José Bové continue de se féliciter d’avoir enfreint la loi il y a quelques années, méprisant de ce fait les choix d’un Parlement élu, et de ce fait l’expression la plus exacte de la démocratie: « je participe au démontage du McDonalds de Millau, l'action la plus européenne que j'ai faite dont le but est de dénoncer la libéralisation forcenée incarnée par l'OMC » (p. 52). On est en droit de s’interroger sur le caractère européen d’une telle action lorsqu’on sait à quel point l’UE est une construction de droit (ce dont il faut se féliciter), qui s’accommode peu de la notion bancale de désobéissance civile (il ne s’agit certes pas d’obéir aveuglément au pouvoir en place en toute circonstance, mais l’État de droit n’est pas un concept « à la carte ». Autrement dit, la désobéissance ne peut être légitime que face à un gouvernement qui n’est pas ou plus démocratique, dans l’esprit de la Convention montagnarde de 1793: « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs », et nous en sommes bien loin, même José Bové en conviendrait probablement).
Par ailleurs, José Bové a beau affirmer avec conviction que « la question démocratique est devenue centrale dans l'UE » (p. 144), cela ne l’empêche pas de déplorer le fait que « la Commission Européenne, qui reflète exactement l'équilibre politique européen, puisque chacun des 27 commissaires est nommé par son gouvernement, n'est presque plus composée que de conservateurs et de libéraux (…) Il ne faut donc pas s'étonner que la politique mise en œuvre par l'Union soit de droite. Cela étant, je pense que le problème au sein de la Commission, dépasse la simple contingence électorale » (p. 27). On pourrait s’arrêter au simple terme (oxymore ?) de « contingence électorale ». On pourrait aussi trouver étonnante l’attitude d’un député qui en appelle à une Europe plus démocratique tout en jugeant problématique l’orientation d’une Commission qui reflète pourtant la couleur politique dominante en Europe.
Suivant cette même conception étrange de l’intérêt communautaire, José Bové présente ensuite une vision surprenante de l'architecture institutionnelle. Qu’à la question « Qui représente aujourd'hui l'intérêt général européen? » (p. 36-37), José Bové réponde « Incontestablement le Parlement européen », c’est après tout de bonne guerre et il prêche là pour sa paroisse. Mais lorsqu’il ajoute que « quant à la Commission, on ne voit guère l'intérêt général qu'elle défend, car elle est trop soumise au Conseil. », c’est faire preuve d’une légèreté coupable: au-delà de quelques coups d’éclat, certes encourageants (SWIFT, Hadopi…), la contribution quotidienne du Parlement à l’intérêt général européen est encore à consolider, tandis que dans le contrôle des concentrations, des aides d’État discriminantes, de la protection des minorités, de la régulation financière, de la négociation des accords commerciaux, du rappel à l’ordre des Etats-membres en cas d’infractions au droit communautaire, … qui, sinon la Commission, demeure aux avant-postes, quitte à être sans cesse vouée aux gémonies par les gouvernements nationaux? Et en matière d’intérêt général, il est cocasse de lire que José Bové trouve après-tout bien naturel la défense d’intérêts pourtant bien locaux: « ce n'est pas un hasard si François Alfonsi un élu autonomiste corse qui siège avec notre groupe au Parlement européen a défendu d'une manière trè
s volontariste le "oui" en 2005. Les Corses savent aussi que l'Europe est le bon levier [ndr: aveu que les pro-européens ont voté oui! ] pour changer les choses. Ainsi ils demandent que le pipe-line qui doit relier l'Afrique du Nord à l'Italie passe par chez eux afin de ne plus dépendre des centrales à fioul d'EDF, qui polluent l'île. » (p. 135-136).
Enfin, revenant longuement sur la question du référendum de 2005, José Bové semble muré dans le déni de responsabilité, comme si tous les autres tenants du non (les Le Pen, de Villiers, Mélenchon, …) l'avaient fait pour de mauvaises raisons (« je ne me sens pas responsable de toutes les conneries quoi ont pu être dites » – p. 68, ce qui est assez légitime il est vrai), et lui seul pour les bonnes. Or il tombe là en fait dans le même travers que beaucoup des tenants du non, arc-boutés sur quelques points déplaisants à leurs yeux, et ignorant de ce fait la globalité du texte et ses avancées. Lorsque José Bové critique l’inclusion des politiques dans le Traité (la fameuse partie III), affirmant que « cela a créé un malaise en donnant l'impression que l'on veut constitutionnaliser des politiques dont beaucoup sont libérales ou productivistes. » (p. 46), il ne manque certes pas d’arguments (discutables néanmoins: il ne s’est jamais agi d’une constitution au sens légal, mais bien d’un traité, et à ce titre ni plus ni moins rigide – ou « gravé dans le marbre » que ceux de Maastricht, Amsterdam, Nice ou même Lisbonne qui devrait être révisé prochainement). Mais cette réticence somme toute assez formelle devait-elle suffire pour remettre en cause le travail d’une Convention, ignorer les avancées du Traité, et in fine entraver pendant cinq années la bonne marche des institutions, qui auraient eu tant besoin d’agilité pendant la crise, mais ont au contraire du agir avec à l’esprit la contrainte de la ratification du traité de Lisbonne? Et ceci pour un résultat clairement inférieur, Lisbonne étant le fruit d’un consensus beaucoup plus bancal et moins réfléchi que le projet de traité constitutionnel.
En conclusion, à l’issue de cette lecture, le sentiment est double: il est heureux que certains comme José Bové jouent au Parlement le rôle qui devrait être celui de tous les députés européens, mais malheureux qu’ils ne soient pas plus nombreux pour le mettre face à ses contradictions. En somme, il est dur de passer d’une culture de contestation à celle de participation et de responsabilité.
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