L’économie européenne vue d’Australie – un résumé critique

Alors que l’Europe est en crise et cherche désespérément des remèdes à la crise économique pour ne pas se laisser engloutir par les puissances économiques émergentes, les Australiens nous conseillent… Leurs constats et solutions sont plutôt atypiques. Économiquement non viable et profondément anti-intégration, l’argumentaire présenté dénote cependant une méconnaissance profonde de notre économie, son histoire et de la volonté politique qui sous-tend son modèle. Il est aussi cruel pour nous Européens car il marque un certain désintérêt de la part d’un pays prospère et inscrit dans une zone économique dynamique.

Plusieurs articles dans les journaux et revues australiennes ont attiré mon attention ces dernières semaines. La thèse qui revient invariablement: contrairement à l’idée généralement admise, les principaux bénéficiaires d’une intégration économique européenne sont les multinationales américaines, japonaises et aujourd’hui chinoises, indiennes, etc… Une désintégration ne serait pas une mauvaise nouvelle pour les entreprises européennes, surtout celles de petite taille.

Petit rappel historique version australienne: l’Europe, du fait des différences nationales et culturelles entre les États était un patchwork de marchés fragmentés et hétérogènes, donc fortement différenciés. Même les grandes entreprises européennes avaient tendance à opérer au niveau national pour éviter les dysfonctionnements transfrontaliers et l’adaptation à des marchés si différents du leur.

Prise dans son ensemble, l’Europe, avec sa myriade de lois, de langues et de coutumes était un marché avec d’importantes barrières à l’entrée pour les entreprises non-européennes. Ces dernières ne pouvaient pas profiter des économies d’échelle liées à de larges marchés homogènes, et, de ce fait, ne pouvaient pas appliquer leur recette miracle: la compétitivité de leurs coûts de production et de leurs prix.

Suivant un lien de causalité discutable, tout se serait passé comme si, en Europe, tout poussait à créer des produits spécialisés de grande qualité plutôt que des produits de consommation de masse: les coûts du travail élevés, le niveau important de taxation pour soutenir les États Providence et les attentes élevées des consommateurs.

Historiquement, la fragmentation du marché européen protégeait l’Europe de la concurrence américaine. Il était trop coûteux, voire tout simplement impossible, pour les entreprises américaines de petite ou moyenne taille de surmonter les barrières de ces marchés fragmentés.

Cependant, la création de l’Union Européenne (CEE à l’origine) a changé les règles du jeu.

Une des idées à l’origine du projet de marché économique européen était de créer un large marché permettant en grandes entreprises européennes de bénéficier d’importantes économies d’échelle et de pouvoir être compétitives face à leurs homologues américaines. Les fondateurs du marché commun espéraient créer une économie similaire à l’économie américaine dans laquelle une faible inflation coexisterait avec une forte croissance, tout cela entraînant naturellement un faible taux de chômage.

Suite à la création du marché commun, les investissements américains et japonais ont afflué.

Pourquoi? Pour deux raisons. Premièrement, de peur que l’Europe ne devienne une forteresse et que toute entrée soit ultérieurement impossible pour les entreprises non-européennes. Deuxièmement, la disparition progressive des barrières entre les économies européennes créait un marché commun sensible aux économies d’échelle chères aux entreprises américaines et japonaises.

Le Défi américain, l’essai politique à succès publié par Jean-Jacques Servan-Schreiber en 1967 soulignait cette présence américaine envahissante et le danger que cela représentait et représenterait pour les Européens. Il appelait alors à une Europe fédérale et une monnaie unique pour redevenir compétitifs.

Ironiquement, toujours d’après la presse australienne, dans leur quête de compétitivité économique, les Européens se sont rendus plus vulnérables aux ambitions américaines et japonaises. Et aujourd’hui aux ambitions des nouvelles puissances capables de fournir des produits peu chers et de bonne qualité, la Chine étant l’exemple évident. En créant un marché unique, ils ont créé un marché de masse de plus en plus homogène et accessible aux multinationales étrangères. Ces dernières ont pu prendre d’importantes parts de marché aux entreprises européennes grâce à leurs politiques de prix compétitives (au grand contentement des consommateurs européens). Ainsi les menaces de désintégration européenne pourraient entraîner le retour d’économies fragmentées et cela au bénéfice des entreprises européennes.

En résumé, rembobinons l’histoire de notre intégration économique, revenons à une myriade d’États hermétiques dont les entreprises seraient peu compétitives au niveau mondial. Le remède est curieux de la part d’un pays libéral et donc orienté sur une politique d’offre et d’investissement des entreprises, y compris étrangères. Toutefois, notons que les Australiens se gardent bien d’appliquer à eux-mêmes ce protectionnisme.

C’est une absurdité économique mais également politique et culturelle qui montre l’incompréhension dont est victime notre Europe intégrée, et la fiction qui consiste à appliquer à une économie mondialisée des solutions périmées. Que se serait-il passé si l’Europe était restée fragmentée? D’une part un préjudice pour les consommateurs, qui auraient payé plus chers des produits importés, assumant la charge de la complexité liée à des marchés fragmentés. D’autre part, dans une perspective dynamique, une perte de compétitivité dramatique pour les entreprises européennes, privé de l' »aiguillon » de la concurrence internationale. Elles ont au contraire pu bénéficier d’économies d’échelles via le marché unique. Sans marché unique, jamais Airbus n’aurait émergé, eu égard aux coûts fixes propres à l’industrie, jamais BNP Paribas ne serait devenue une banque d’envergure internationale, investissant agressivement dans le monde entier après s’être fait les dents sur le marché européen, jamais les constructeurs allemands n’inonderaient le monde de leurs modèles « made in Germany », mais néanmoins compétitifs grâce à des consommations intermédiaires importées des Etats les moins avancés de l’UE. Autrement dit, nos grands champions n’auraient jamais émergé sur la scène internationale, nous achèterions nos avions à Boeing, nos services financiers à Bank of America…à des prix plus élevés. Tandis que les salariés européens se seraient appauvris, faute de travailler pour des entreprises compétitives.

Par ailleurs, ces thèses véhiculées par la presse, au pays de Murdoch dont on connaît l’europhobie pathologique, reflètent étonnamment les positions des mouvements contestataires et nationalistes en Europe. Les difficultés structurelles, en termes de compétitivité, de l’UE non seulement masquent les gains apportés par le Marché unique mais au contraire elles sont attribuées à l’existence même de ce dernier et de la monnaie unique qui auraient mis fin à un prétendu âge d’or. Par exemple, en France, cela revêt le mythe du contrat gaullo-communiste, toujours prégnant dans la société, fondé sur un interventionnisme étatique fort et appuyé sur un corporatisme tout aussi exclusif, de l’après-guerre. C’est faire fi de la stagflation des années 1970, bien avant l’acte unique et l’euro, et de l’apparition à cette époque du chômage de masse mais le temps politico médiatique ne permet plus pareil recul.

Enfin, le marché unique a non seulement permis de rendre nos entreprises compétitives mais a également apporté la paix à un continent ravagé par les guerres. Les Européens ont tendance à l’oublier, les Australiens ne semblent pas y avoir pensé.

AG

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