Depuis l’élection à la présidence de Viktor Ianoukovitch, la position internationale de l’Ukraine semble se heurter à une double impossibilité: impossibilité d’un rapprochement durable avec l’Union européenne, compte-tenu du poids des intérêts et oligarchies qui entourent le nouveau Président et son parti et interdisent toute réforme en profondeur de l’État et de l’économie; et impossibilité d’une réconciliation pérenne avec la Russie, du fait de la persistance du conflit énergétique et de l’incapacité des dirigeants des deux pays à s’accorder sur une solution mutuellement satisfaisante.
Jusqu’à présent, Viktor Ianoukovitch a su recourir à des expédients (le plus fameux étant l’accord d’avril 2010 dit « flotte contre gaz », prolongeant la présence à Sébastopol de la flotte russe en échange d’une diminution conséquente mais temporaire du prix du gaz importé) qui lui ont permis de repousser les choix décisifs. Pour combien de temps encore l’Ukraine est-elle en mesure de poursuivre durablement sa politique du « muddle through », grâce à une suite continue d’arrangements ponctuels avec ses voisins? Ou les contradictions de sa situation l’obligeront-elles au contraire finalement à accepter les conditions de l’un ou de l’autre, à adopter franchement le « modèle européen » ou à entrer dans une communauté économique et énergétique dominée par la Russie. Inutile de préciser que les conséquences de tel ou tel choix pour la géopolitique régionale et la sécurité intérieure et extérieure du pays, sont très différentes.
Président depuis 2010, Viktor Ianoukovitch est l’élu de l’Est de l’Ukraine. Cette région du pays se caractérise à la fois par sa population russophone et par ses grands combinats industriels, héritage de la planification soviétique situé à proximité des gisements de minerais et des grands barrages hydroélectriques. Ces grands groupes, qui couvrent différents secteurs (sidérurgie, production et distribution d’énergie, aviation, fertilisants, produits chimiques …), représentent collectivement un intérêt fondamental: la principale source de richesse du pays, le premier bassin d’emplois, et la propriété personnelle de certains oligarques proches du chef de l’État. La coexistence de ces différents groupes oligarchiques est toutefois conflictuelle et caractérisée par une lutte permanente pour les ressources, lutte dans laquelle sont directement impliqués différents services de l’État. Ce dernier point rend compte de la résurgence depuis 2010 de pratiques typiquement « post-soviétiques », en particulier l’usage des instruments de contrainte étatiques (forces de police, tribunaux, administrations douanière et fiscale …) au service d’intérêts privés. Jamais totalement éradiquées, ces pratiques semblent aujourd’hui se consolider et n’épargnent pas les acteurs et investisseurs étrangers.
La politique ukrainienne est aujourd’hui caractérisée pour une large part par ces luttes d’intérêts et de personnes, et par l’absence de structures légales et étatiques suffisamment fortes pour imposer à ces luttes un cadre juridique impartial. Cette réalité conditionne à double titre la position internationale du pays. En premier lieu, elle empêche tout rapprochement durable avec les institutions occidentales. Depuis les années 2000, nombre de décideurs européens et américains militent pour l’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN. À la propension naturelle de ces deux organisations à s’étendre s’ajoutent deux motivations essentielles: d’une part, une volonté (principalement polonaise, nous avons pu le constater à nouveau lors de notre dernier voyage d’étude à Varsovie) de sécuriser la frontière orientale de l’UE en intégrant des territoires anciennement polonais; d’autre part, la volonté d’éloigner l’Ukraine de la Russie afin d’affaiblir cette dernière – une stratégie énoncée en 1997 par Z. Brzezinski et naturellement reprise par les adversaires et victimes traditionnels de la Russie en Europe centrale et orientale. Mais une intégration à l’UE reste impossible tant que l’Ukraine persiste à bafouer l’état de droit, et se heurterait de surcroit à la réticence conjuguée des opinions européennes et de certains États. Quant à l’OTAN, les perspectives d’intégration de l’Ukraine se sont heurtés à la fois au refus de certains États européens (l’Allemagne notamment) et à la forte ambivalence de la population et des nouveaux dirigeants ukrainiens. L’Ukraine se contente aujourd’hui de relations intermédiaires avec l’Alliance: vote en juillet 2010 d’un statut « hors blocs », qui écarte la candidature à l’OTAN, tout en maintenant un dialogue politique actif et une coopération concrète aux opérations de l’Alliance, le tout prolongé par la poursuite d’un dialogue stratégique avec les États-Unis.
Camille Roux
(Suite la semaine prochaine)