Il faut que tout change pour que rien ne change

Présidence_lituanienne_du_Conseil_de_l‘Union_européenne_2013_logo_horizontal_RGB.svgÀ Vilnius, alors que nous sortions de notre rendez-vous au Ministère des Affaires étrangères, nous assistâmes à une manifestation célébrant l’amitié lituano-ukrainienne, comme au temps des pays frères. Le poids des habitudes, l’héritage mental de l’époque soviétique se retrouvent aux détours des rues; y compris dans les détails de la vie courante comme la langue russe qui revient (en tant que langue des affaires notamment), l’idée de services assez étrangère dans les endroits publics de cette partie du monde (malgré une population fort accueillante), ou bien encore la méfiance, parfois passionnelle, vis-à vis de la Russie.
ManifestationLe mur est tombé et l’URSS a implosé, reléguant la faucille et le marteau au rayon jardinage, mais la géopolitique aussi a ses invariants, et elle est toujours régie ici par le concept de « zero sum game », selon lequel les stratégies étatiques sur la scène internationale s’élaborent dans une perspective binaire.
Ce qu’un État gagne, l’autre le perd. Autrement dit, si un État devient plus puissant, l’autre État devient plus faible. Dans cette région du monde, l’application est limpide: ce que l’Occident gagnera, la Russie le perdra. Comme au bon vieux temps, chacun doit choisir son camp et maîtriser sa zone d’influence. C’est dans ce contexte d’une convalescence post-soviétique quasi achevée, où les stigmates de l’histoire sont cependant encore très prégnants, que la Lituanie a pris, le 1er juillet dernier, la Présidence du Conseil de l’Union européenne.

 


Une présidence très régionalisée

La Lituanie nous offre le spectacle d’un pays provincial agréable, très catholique, à l’héritage lourd et glorieux. Fière et soulagée, comme ses voisins, d’avoir rejoint la famille européenne, dont elle a été séparée pendant trop longtemps au cours des soubresauts de l’histoire. Le musée du KGB, appelé pudiquement musée des victimes du génocide, situé en plein centre ville dans ce qui fut jusqu’en 1991 le siège et la prison du KGB, est là pour nous rappeler froidement les souffrances d’un pays laminé et dont on ressent encore les stigmates (rappelons qu’entre 1941 et 1944, les Nazis ont exterminé 200 000 juifs, des déportations massives ont ensuite repris en 1945 par les Soviétiques). Il est impossible de trouver aujourd’hui en Lituanie une famille qui n’ait pas eu de déporté.

Le grand ennemi d’hier est le même aujourd’hui: la Russie, contre laquelle les partisans Lituaniens, fait unique, ont lutté pendant neuf années, de 1943 à 1952, malgré l’intégration dans l’URSS. Un voisin dont on se tient à distance et contre lequel on espère que l’intégration à l’UE sera un bon rempart. La solidarité quasi infaillible envers les pays de l’ex-URSS s’exprime dans la priorité donnée à cette présidence, à savoir le Partenariat oriental (voir ici ou ). Clairement, l’Ukraine, dont les oligarques et le Président Yanukovich ont récemment fait une volte-face pro-européenne (quand on devient riche, on a besoin de stabilité) ne pouvait trouver meilleur lobby au sein de l’UE. Dans cette stratégie de soutien à l’Ukraine, il faut y voir aussi l’ambition, naturelle chez un État périphérique, de se recentrer en repoussant la frontière. Et de trouver de nouveaux alliés une fois que les petites pousses ont rejoint l’UE (sphère d’influence). 20-DSC02670
Cette stratégie est également l’expression de la carte mentale de la Lituanie, qui voit en l’Ukraine sa projection naturelle de puissance du fait de l’histoire commune (devant le Parlement, une sculpture éloquente montre une carte de la grande Lituanie…). L’issue sera décidée fin novembre (les 28 et 29) lors du grand sommet du Partenariat oriental, qui se tiendra à Vilnius, précisément. En attendant, la Russie fait pression sur ses ex-satellites pour éviter la signature de l’accord d’association. En Lituanie, ces pressions tournent aux représailles: interdiction d’exporter des produits laitiers en Russie (sur des prétextes sanitaires), contrôles douaniers systématiques et zélés des camions transitant vers l’enclave de Kaliningrad et le reste de la Russie, ce qui a provoqué de lourdes pertes du côté des transporteurs lituaniens, ou comment l’arme commerciale devient une arme politique. Un classique du genre. À Vilnius, on considère que si ce sommet échoue pour l’Ukraine, cela anéantira tout espoir pour la Géorgie, la Moldavie et l’Azerbaïdjan de se rapprocher du camp européen, au risque de finir, comme la Biélorussie voisine, comme des États gelés à la botte de Moscou et drogués au gaz bradé. La volonté est ici telle d’obtenir un accord avec Kiev que l’on semble prêt à éluder le cas Yulia Timoschenko qui empoisonne pourtant les relations avec l’UE.

La Russie oppose à ce projet européen une intégration plus étroite des pays de l’ex-URSS dans une Union douanière, composée de la Russie, de la Biélorussie et du Kazakhstan, et que l’Arménie a décidé de rejoindre récemment, au grand dam des Lituaniens. Sur le long terme, la Lituanie espère une intégration, pourtant improbable et irréaliste, de l’Ukraine à l’UE. C’est un point de divergence avec la diplomatie française et une bonne partie des chancelleries européennes. Lorsque nous avons soulevé la question de ce nouvel élargissement, à un moment où l’UE subit de plein fouet une crise tant financière, qu’économique et institutionnelle, du risque de voir s’affaiblir le « centre » de l’Union, de la nécessité sans nul doute de renforcer en premier lieu l’intégration politique de l’Union, en se contentant d’une zone de libre-échange avec l’Europe orientale, nous avons essuyé des regards emprunts à la fois de défiance et d’incompréhension. « Qu’avez-vous d’autres à proposer » nous a-t-on rétorqué? Comme s’il n’y avait que deux alternatives: l’adhésion de l’Ukraine, de la Moldavie, de la Géorgie, de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan à l’UE, ou bien l’exclusion pure et simple de la famille européenne. Nous proposons un accord d’association simple permettant la mise en place d’une zone de libre-échange. La priorité actuelle de l’UE est bien la question de son leadership et de sa refonte institutionnelle. À trop élargir, on en perdrait et le sens et la substance. Comme le dit un proverbe lituanien, On ne peut pas souffler contre le vent ni nager contre l’eau… Il faut garder raison sur la potentialité d’une adhésion de l’Ukraine à l’UE. Néanmoins, il est évidemment difficile de faire entendre une position équilibrée dans un contexte local aussi passionné.

Au-delà des équilibres géopolitiques, la question russe fait écho à la dépendance énergétique du pays. La Lituanie a porté plainte contre la Russie au tribunal arbitral de Stockholm pour abus de position dominante. En 2015, seront renégociés les accords d’approvisionnement avec la Russie. En attendant, Gazprom vend toujours son gaz à prix d’or dans un pays fortement dépendant et qui tente néanmoins de diversifier ses fournisseurs (accord avec le Qatar, construction d’un terminal GNL à Klaïpeda) et son mix énergétique (projet de construction d’une nouvelle centrale nucléaire depuis la fermeture de celle d’Ignalina). De ce fait, la Lituanie est le fer de lance au sein de l’UE d’une politique énergétique communautaire.

Des relations complexes avec la Pologne

Passées les discussions sur la question russe, c’est évidemment la question polonaise qui a refait souvent surface dans nos discussions sur la politique étrangère. Forte d’environ 250 000 personnes, soit 6,4% de la population lituanienne, la minorité polonaise est concentrée dans les districts de Vilnius et de Salcininkai au sud est de la Lituanie. Elle est très active politiquement avec L’Alliance électorale des Polonais, qui a huit députés au sein du Seimas, le Parlement lituanien. Leurs revendications vont de la double signalisation linguistique, dans les régions où la minorité polonaise est forte, à l’inscription en polonais sur les papiers d’identité, l’enseignement du polonais dans les écoles, etc. Ces tensions ont conduit l’actuelle présidente, Madame Dalia Grybauskaité, à annuler une rencontre officielle à Varsovie, destinée à préparer le sommet de l’OTAN, le 17 avril 2012. Ces revendications de la minorité polonaise nuisent aux relations polono-lituaniennes, mais ceci n’est en rien comparable avec la question des minorités russes en Lettonie, par exemple. Et la Pologne reste, comme la Russie (qui est le premier) un excellent partenaire commercial de la Lituanie. La Pologne et la Lituanie se retrouvent par ailleurs bien évidemment sur le Partenariat oriental, qui est, faut-il le rappeler, une initiative polono-suédoise au départ.

Un bon élève de l’UE, mais vieillissant

C’est la première fois qu’une ancienne république soviétique a la charge de la Présidence tournante de l’UE. De surcroît a une date symbolique pour la Lituanie, puisqu’on est à la veille du 10è anniversaire de son intégration à l’UE et à l’OTAN. La Lituanie est bon élève de l’UE, bénéficiaire net et fervent pays pro-européen. Il n’y pas ici de parti proprement europhobe, et les fonds structurels, qui représentent encore 25 % du budget national, ont largement stimulé le développement économique du pays (et ils ont été plutôt bien « absorbés » nous a-t-on soulignés, contrairement à la Bulgarie et la Roumanie par exemple). Ces fonds structurels ont clairement facilité la transition, notamment ceux de la politique de cohésion et de la politique agricole commune (PAC). Le plan de rigueur adopté par la Lituanie est l’un des plus rudes des pays de l’Union européenne (réduction des dépenses publiques de 30%, réduction de 11% des pensions de retraite, augmentation des taxes sur toute une série de biens, etc.). Et ce, sans intervention du FMI ou de l’UE, faut-il souligner. La Lituanie connait aujourd’hui un taux de croissance avoisinant les 3 %, le PIB est revenu à son niveau d’avant la crise de 2008. Le système bancaire a été assaini et les salaires des fonctionnaires furent réduits sans trop de grogne.

Toutefois, c’est aussi un pays qui se dilue avec l’émigration (un million de Lituaniens vivent à l’étranger), notamment vers les États-Unis (où la première vague d’émigration s’est faite à la fin du 19è-début du 20è siècle), le Royaume-Uni, le Canada, l’Irlande, l’Allemagne et la Scandinavie. Les jeunes aspirent à quitter le pays, fuyant le chômage et la crise. 18-DSC02659À l’Ambassade de France, où nous avons été reçus très chaleureusement par une Ambassadeur énergique et haute en couleurs, il nous a été rapporté que 9 bourses sur 10 distribuées par la France concernaient des étudiants qui émigraient finalement à la suite de leurs études. Bref, c’est un pays âgé, où le remplacement des générations ne se fait pas (le taux de n
atalité est de 1,7%). Sur les 3 millions d’habitants, 20 000 à 30 000 personnes quittent le territoire chaque année. Pour sortir de son relatif enclavement provincial, la Lituanie s’efforce de promouvoir une image nordique du pays, et non un label « Europe centrale », le mythe scandinave étant toujours synonyme de dynamisme, de transparence, d’innovation et de forces vives. Quand la Mittleuropa renvoie au passé tourmenté.

Rien ne change mais tout change dans cette région du monde où l’UE a favorisé la libéralisation de l’économie et la bonne gouvernance. Les produits de marque occidentaux et les restaurants de la cuisine mondialisée ont essaimé partout à Vilnius. Les mœurs sont en revanche restées très conservatrices, de façon cohérente avec la culture foncièrement agraire du pays. À l’occasion de la Baltic Gay Pride qui était organisée cette année en Lituanie, l’Institut français a financé des clips de deux minutes afin de promouvoir la tolérance. Ceux-ci n’ont pu être diffusés sur la télévision publique qu’à partir de 23h, et avec un avertissement parental. Pourtant, Le 17 mai 2009, pour la première fois dans l’histoire du pays, c’est une femme, Dalia Grybauskaite, qui a remporté l’élection présidentielle avec 68,2% des suffrages. Âgée de 53 ans, elle était commissaire européenne au Budget. En politique en revanche, le conservatisme n’est donc pas de mise. Après avoir été nommée Commissaire de l’année en 2005, Madame Grybauskaite, qui a refusé de recourir à l’aide du Fonds monétaire international (FMI) après la violente crise de 2009, s’est vu décernée le prestigieux prix Charlemagne d’Aix-la-Chapelle, le 9 mai dernier, à l’occasion de la journée de l’Europe. Tout un symbole…

Petit renouveau de la langue française

Et la France dans tout ça? Ici, point de tradition francophile, ou de liens historiques forts, comme en Pologne, mais à l’Institut français, 1 300 élèves apprennent la langue de Molière, ce qui est très convenable pour un pays de cette taille. Grâce aux fonds européens, petit à petit les sections bilingues se développent également dans les lycées, elles existent pour le moment dans vingt-deux établissements, ce qui concerne environ un millier d’élèves. C’est peu, certes, mais ces lycées, où l’enseignement du français est dispensé, commencent à avoir bonne réputation et le nombre d’élèves apprenant le français augmente. À l’Académie militaire aussi on enseigne le français. D’autre part, la France joue à foison sur ce que l’on appelle dans le jargon diplomatique la « diplomatie des territoires », c’est-à-dire la diplomatie culturelle via les collectivités. En Lituanie, les fêtes de la musique et des musées se sont exportées. Mais au niveau des relations commerciales, la France peut mieux faire. Certes Decaux a introduit le Velib à Vilnius, Dalkia, Alstom, Eurovia et Sanofi comptent parmi les grandes entreprises françaises qui ont investi dans le pays, mais la France ne se classe qu’au 10è rang des partenaires commerciaux de la Lituanie. Côté défense, même si la part dans le budget national est très faible (0,8 % et seulement 10 000 actifs), la Lituanie participe à la mission Atalante, et c’est un partenaire de la France dans l’opération « Police du ciel ». Au printemps prochain, se tiendra enfin le forum franco-balte sur les industries de défense.

L’après Présidence

Cette Présidence de l’UE ne changera pas grand-chose sur la perception qu’ont les Lituaniens de l’Union, à en croire les propos de responsables rencontrés, notamment au Parlement. Ils se revendiquent très majoritairement des valeurs européennes et ils adhérent avec pragmatisme et sérénité à l’Union. « La voix du courage », seul parti populiste légèrement eurosceptique (qui ne se compare en rien au FN français dans ses positions sur l’Europe), ne recueille que 1 % des intentions de vote. En revanche, les Lituaniens espèrent que cette Présidence fera mieux connaître leur pays à l’étranger, et contribuera à promouvoir une image positive de leur pays, souvent mal identifié à l’extérieur ou toujours associé au groupe des « Baltes », et ce notamment afin d’y attirer davantage d’investissements. À Vilnius, nous avons senti clairement un air pro-européen, mais la Lituanie n’a pas encore transcendé son pragmatisme et son enthousiasme envers l’UE, afin d’opter pour une posture plus active que ce qu’elle montre aujourd’hui, à l’instar d’une Pologne très entreprenante, dont les récentes initiatives de Radoslaw Sikorski sont une brillante illustration.

Soucieuse d’être ce pont entre l’UE et les voisins orientaux, la Lituanie met beaucoup d’espoir dans le sommet de novembre, dont l’issue sera un signe clé de l’influence de la Lituanie au sein de l’UE et de sa capacité à convaincre les autres pays membres sur une politique qui lui est chère. Petite anecdote: l’IGN français a localisé, en 1989, le centre de l’Europe à une vingtaine de kilomètres au nord de Vilnius. Et le 1er mai 2004, date de l’entrée du pays dans l’Union européenne, un monument a été dressé en ce lieu symbolique. Les exemples ne manquent pas sur la diplomatie active et ciblée que les pays de taille modeste peuvent avoir au sein de l’UE. Alors, au-delà de ce symbole géographique, reste à la Lituanie à élever son implication européenne, qui la ferait passer de « bon élève » à une attitude réellement proactive. N’a-t-on pas entendu, « ici, on ne parle pas encore de fédéralisme. Les débats des prochaines élections se concentreront sur les questions principales, comme l’Euro » (l’Estonie est déjà membre et son voisin letton rejoindra le club en 2015), « we just want to be back on the map of Europe ». Now you are, so just do it!

 

Camille Roux

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