Présidence espagnole de l’UE : Rapport du voyage d’étude de Décembre 2023

UN SUCCES EN NEGOCIATION DE POLITIQUES EUROPEENNES MAIS UNE PRESIDENCE DECEVANTE EN POLITIQUE INTERIEURE

  1. L’Espagne dans l’Europe aujourd’hui

La situation économique

L’Espagne est un pays reconnu dans l’UE. Elle bénéficie de l’intérêt pour l’UE de ses élites économiques, en tant que cadre législatif, contrôle supranational et système de réassurance en cas de crise. En ce qui concerne la relation à l’UE du grand public, le soutien est confirmé dans les urnes. Aucune question sur la présence de l’UE dans l’Espagne ne se pose, même si quelques frustrations s’expriment sur des règlementations, en particulier autour du développement durable qui impliquent un très gros effort pour les entreprises, une problématique de formation, de reporting, de mise en œuvre des solutions face à des objectifs indiscutables.

Le plan Next Generation

Le financement européen via le plan de relance Next Generation vise à harmoniser les situations économiques dans les territoires, puisque cette fois, c’est le niveau national et non les régions, qui gère les fonds. Sur les 12 plans Next Generation du gouvernement, 9 concernent l’industrie.

  1. La présidence espagnole de l’UE

La présidence espagnole de l’Union européenne a abouti à de nombreux accords, Madrid réussissant à conclure 71 négociations législatives entre les trois principales institutions de l’UE. Parmi les thèmes concernés : la transition écologique, l’intelligence artificielle, les migrations et les réfugiés, les règles fiscales, l’autonomie ouverte et stratégique, etc. C’est indéniablement un succès politique. Même si de nombreux textes travaillés lors des précédentes présidences étaient déjà mûrs, le moment était venu d’en récolter les fruits.

Sur le plan intérieur, la présidence espagnole de l’UE était censée montrer un État fort pour faire oublier les tensions internes, mais dans une certaine mesure, cela n’a pas fonctionné. Après l’appel à des élections générales, le Parti populaire a remporté la victoire, mais Pedro Sanchez est resté chef de gouvernement par intérim pendant la présidence. Cette dernière s’est déroulée sur fond de paysage politique conflictuel et très politisé, avec un consensus important entre le PSOE et le PP sur les affaires européennes en termes de politiques, mais un désaccord total sur la politique intérieure. En conclusion, la présidence espagnole de l’UE a été un bon intermédiaire en termes de « politiques publiques » mais une présidence décevante sur le plan de la « politique politicienne ».

En Espagne, l’Europe revêt une importance particulière pour le grand public. Au sein du système monarchique, les élections peuvent être contestées, mais l’UE fait l’objet d’un consensus. La cinquième présidence espagnole aurait dû être l’occasion de progresser à la fois en profondeur et en élargissement. Elle aurait pu être exploitée et présentée comme celle d’un des rares États stables et capables de promouvoir un programme profondément européen. Dans une certaine mesure, l’Espagne a échoué dans son intention de se présenter comme le troisième pays le plus important de l’Europe et comme un « partenaire sûr » en raison de ses problèmes politiques internes. En effet, pendant quatre des six mois de la présidence, il y a eu un gouvernement d’affaires courantes. Le Parlement espagnol, le plus polarisé et fragmenté de l’histoire récente du pays, était prêt à exploser, et l’Espagne a dû en payer le prix fort.

La présidence espagnole semestrielle de l’UE s’est traduite par l’organisation par le gouvernement de temps de rencontres régionales sur des thématiques clés comme l’immigration, le travail et l’emploi, l’égalité hommes-femmes ainsi que la participation des syndicats au dialogue social. Une discussion tripartite sur la réforme du marché du travail, avec le patronat et les syndicats, un accord sur les retraites pour assurer la pérennité des pensions, un suivi des syndicats mais pas de contribution sur les financements du fonds européen Next Generation.

Les prochaines élections européennes

Les élections européennes de juin 2024 serviront de baromètre pour l’Europe et les résultats attendus ne sont guère un problème puisque 65 % des électeurs votent pour les deux partis les plus centraux de gauche et de droite. On s’attend à une victoire du Parti populaire, l’une des plus grandes délégations au sein du groupe PPE au Parlement européen. La crainte réside dans la tentation d’y voir une coalition droite-droite avec des conservateurs et des eurosceptiques, étant donné que Manfred Weber, le patron du PPE, semble pencher vers la droite.

III. La relation de l’Espagne avec la France

Relations entre les populations

L’ONG Dialogo, fondée lorsque l’Espagne est entrée dans l’Union européenne dans le but d’améliorer le dialogue entre la France et l’Espagne, confirme dans ses enquêtes d’opinion auprès des Espagnols et des Français, que la relation entre les deux pays évolue favorablement. L’Espagne se montre plus pro-européenne que la France, associant davantage l’Europe à la démocratie.

Relations culturelles

A Madrid, l’Alliance française fête ses quarante ans cette année. La place de la langue française en Espagne est la deuxième langue vivante, même si l’allemand a pu être la langue de référence pour les intellectuels. C’est un élément de compétitivité et une opportunité pour l’emploi.

Relations sur le plan énergétique

Dans la relation Espagne-France, la France est le premier client de l’Espagne et le deuxième ou troisième exportateur selon les années : le dossier des interconnections sur le marché des énergies devrait avancer pour mieux faire circuler les énergies renouvelables. L’Espagne est le hub européen du GNL, avec 8 usines de regazéification en marche, soit 35% de la capacité européenne.

  1. La priorité espagnole de la relation avec l’Amérique latine

Pour le think tank el Cano, dont 30 % des efforts de recherche se concentrent sur l’Amérique latine, le rapport récent « Pourquoi l’Amérique latine compte ? » remet en question quatre idées largement acceptées :

  1. L’Amérique latine est un désastre économique, ce qui n’est pas le cas comparé à l’Europe, avec une croissance annuelle de 5%.
  2. L’Amérique latine est un désastre politique, ce qui n’est pas vrai. L’État de droit et la démocratie sont encore majoritaires.
  3. La Chine a pris le contrôle. Les États-Unis et l’UE restent les plus grands partenaires. Les gens aspirent à migrer vers les États-Unis et l’UE, pas vers la Chine.
  4. Les entreprises espagnoles regrettent d’avoir été globales en Amérique latine. Le retour sur investissement est très bon, comme en témoignent les réinvestissements continus de sociétés telles que Santander ou Spanish Telecom.

Cependant, des doutes subsistent.

  1. L’Union européenne ignore l’Amérique latine, comme en témoigne le non-approbation récente de l’accord sur le Mercosur. Cela pourrait changer la donne en augmentant le commerce intra-américain de 30% dans les échanges en Amérique latine grâce à des règles communes, connues sous le nom de l’« effet Bruxelles».
  2. La position de l’Espagne en Amérique latine est en déclin. Le terme « Ibero-America » sonne comme une vision post-coloniale, ne reflétant pas la réalité actuelle où le commerce est plus diversifié et le reste du monde gagne également en intérêt pour l’Amérique latine.
  3. L’Amérique latine est principalement associée au lithium et à la plupart des matières premières. Il est nécessaire de démontrer que l’approche européenne dans la région est moins extractive que les autres puissances, comme la Chine, en prenant l’exemple du Chili, le pays le plus européen de la région, avec lequel la relation s’est améliorée.

A vrai dire, l’Espagne exprime une fatigue de « relancer la relation avec l’Amérique latine » à  chaque présidence espagnole de l’UE, mais en l’ignorant le reste du temps. Ce n’est pas un discours sérieux ni crédible. La réalité est qu’on ne peut pas ignorer ce sous-continent, la région la plus euro-comptable en termes de relations humaines et de valeurs. Le potentiel est énorme, si l’UE joue son rôle.  Cela faisait 7 ans qu’il n’y avait pas eu de réunion UE-Amlat avant la présidence semestrielle espagnole. La base du dialogue doit partir des secteurs prioritaires comme énergie/climat, transports, digital ou éducation.

Le programme européen Global Gateway vise justement à identifier les projets dans lesquels investir entre entreprises européennes et locales, capables de bâtir de nouvelles chaînes de valeur plus sûres. Le game changer, c’est le partenariat entre les entreprises privées au-delà de l’investissement public. Enfin, pour réussir, il faut également investir du capital politique européen.

  1. Les défis

La sécurité économique

Le concept de « sécurité économique », d’un autre temps, est de nouveau à l’ordre du jour. Les institutions européennes ont publié une communication en juin dernier sur la sécurité économique, comme fondement d’une future protection contre les risques, d’une promotion des relations économiques, de la compétitivité et des partenariats. Il ne s’agit pas seulement d’un concept défensif, mais proactif, posant la nécessité d’agir face à la triple Transition digitale, des modèles économiques et environnementaux, qui détermineront l’avenir.

Les principaux défis portent sur :

  1. Le digital : Plusieurs enjeux comme le fair share, compte-tenu du poids de la construction des réseaux par les télécoms, exploités ensuite par les grandes plateformes qui profitent de leur avantage sans payer ; le prix du réseau doit être payé par les acteurs économiques, comme le prix d’accès à Internet pour le grand public.
  2. Le climat : Les énergies renouvelables et l’hydrogène vert
  3. L’investissement : il faut être capable, dans le contexte mondial post-covid qui a montré nos vulnérabilités, de mobiliser nos capacités intellectuelles et en capital pour investir dans les nouvelles activités comme les batteries électriques, l’économie circulaire, les biotech, etc.
  4. L’industrie : la politique industrielle de l’UE a été absente du modèle libéral des années 1990-2000. Nous avons besoin de trouver une nouvelle politique industrielle européenne, dans la sécurité économique, la promotion de la compétitivité, des marchés plus diversifiés et la promotion de bases industrielles dans de nouvelles activités.

L’économie circulaire

Le Manifeste de BNP Paribas Personal Finance couvre différentes interventions en matière de philanthropie, de support digital et d’opportunités commerciales dans des segments comme :

  1. La location plutôt que l’achat d’équipements technologiques d’appareils électroniques grand public tels que les téléphones mobiles et les consoles de jeux, en collaboration avec Carrefour et Samsung.
  2. La mise en circulation de vélos recyclés : Circular Bike occupe la deuxième place dans le secteur des vélos en Espagne, avec une part de marché de 35% à 40% dans le financement de nouveaux vélos.
  3. Le développement de garanties étendues pour les voitures, les appareils électroménagers blancs et bruns (cuisine, mobilier, etc.).

A la place du Black Friday, une opération C-Friday pour Circulaire a été lancée, en partenariat avec une ONG, dans un mélange entre philanthropie et entreprenariat débouchant sur des outils de sensibilisation à la seconde main, des formations sur la collecte de biens de consommation pour le réemploi ainsi que le recyclage.

La principale problématique en matière de durabilité réside dans la sensibilisation visant à transmettre le message selon lequel tout ce que vous achetez a une seconde vie. Il est nécessaire de faire progresser la sensibilisation du grand public pour encourager un changement d’attitude.

En Espagne, l’intérêt pour l’économie circulaire gagne du terrain. Moins qu’en France, mais l’objectif est de la rendre plus mainstream. Pour le grand public, la première préoccupation est budgétaire, la « Seconde main » constitue une manière de récupérer un peu d’argent. Le changement climatique est aussi un argument puissant pour les consommateurs, impactant les gens chez eux rendant l’efficacité énergétique des maisons est un critère pertinent pour l’achat ou la location, tandis que les énergies renouvelables progressent rapidement.

La banque BNP Paribas, dans son ensemble, considère que la durabilité est l’un de ses critères fondamentaux, bien qu’aucun objectif officiel ne soit pour le moment déclaré tant que la nouvelle taxonomie nécessite des clarifications. Cependant, dans les rapports trimestriels, des indicateurs clés de performance (KPIs) sont produits et suivis, permettant ainsi la réalisation de projets futurs avec des résultats concrets.

L’association REMAR, partenaire de BNP Paribas Personal Finance, constitue un réseau regroupant 200 000 membres actifs en Espagne. Son objectif est de créer une économie circulaire. Elle s’engage dans la collecte, la réutilisation et la circulation de produits, ainsi que dans la récupération d’aliments auprès des supermarchés pour les redistribuer. En outre, l’association pilote la collecte auprès d’usines, gère des boutiques solidaires et des maisons d’accueil pour les familles en Espagne ; sans oublier ses actions solidaires en Afrique, avec des envois quasi quotidiens de conteneurs pour distribuer de la nourriture dans les prisons et auprès des orphelins.

La priorité de la réindustrialisation et de la formation

Les préoccupations économiques pour 2024 portent sur les déficits publics importants, sur la nécessité de faire évoluer les lignes budgétaires après 4 ans de renouvellement du budget voté par la précédente mandature. La réindustrialisation (gigafactory de batteries électriques) ne compense pas la désindustrialisation qui touche aussi l’outil industriel espagnol.

La priorité serait d’améliorer la formation pour les entreprises, en particulier pour la transformation digitale. Les besoins concrets des entreprises ne sont pas couverts par les formations universitaires, qui représentent une reconnaissance sociale par les diplômes, alors que la perception de la formation professionnelle pourrait être plus positive compte tenu des emplois qualifiés à la clé.

L’action syndicale pour les industries

L’action du syndicat UGT, 900 000 adhérents et plus de 100 000 représentants dans les entreprises pour les industries, coordonne trois activités, la formation, l’égalité et l’emploi, ce qui représente 2,8 millions d’emplois et un tissu de 194,000 entreprises, plus de 80% étant des PME. Il assure le suivi des mesures gouvernementales dans toutes les filières, en particulier l’encadrement des conventions collectives, l’État privilégiant une harmonisation par le haut avec de meilleures garanties tandis que le secteur privé privilégie des accords moins disant.

Le syndicat dispose d’une force de négociation grâce à ces conventions sectorielles. Trente-huit conventions sont en cours, avec le double défi d’accompagner des entreprises de taille différente et d’assurer la transition numérique et durable, tout en assurant un accompagnement juridique autour de la transposition en cas de conflit d’interprétation des mesures prévues dans les entreprises.

L’un des principaux défis correspond à la tertiarisation des industries, se traduisant par la baisse de la part industrielle dans l’économie, qui est passée de 28% en 1981 à 12% en 2023. De ce fait, la réindustrialisation est très importante, se traduisant par la transformation du modèle industriel avec la numérisation et la durabilité, alors qu’il n’y a pas de mesures concrètes au plan national puisqu’il n’y a pas de ministère de l’industrie ; les politiques industrielles sont régionales en Espagne, du fait de la structure territoriale fédérale.

Autres politiques syndicales :

  1. L’emploi des jeunes via tout type de formations : de requalification, duales académiques et professionnelles, en entreprise (stages et alternances) afin de créer davantage d’emplois, de réduire les inégalités territoriales et de combler les pénuries sur des métiers manuels ;
  2. Les travailleurs des plateformes : L’Espagne a été pionnière dans la régulation des chauffeurs et livreurs, alors que la startup Uber préférait les auto-entrepreneurs, la relation employeur-employé doit être encadrée par un contrat afin d’ouvrir à des droits syndicaux et d’indemnités de licenciement.
  3. Les algorithmes : Les syndicats en Espagne demandent accès aux algorithmes de toutes les entreprises lorsque le travail est impacté par la productivité exigée ou lorsque des biais impactent les recrutements. Ces demandes portent sur les « commandes », pas sur les développements techniques, un peu comme une notice pour les médicaments ainsi qu’un regard sur ce qui est contrôlé chez les salariés, sur les indicateurs qui pointent la productivité individuelle.

Les questions de sécurité

Il existe un lien fort en Espagne avec les États-Unis, notamment l’importation de gaz depuis l’agression Russe en Ukraine, ainsi qu’une base militaire américaine près de Gibraltar, officiellement pour l’OTAN depuis les années 1960, plus grande base en Europe occidentale, utilisée dans chaque conflit au Moyen-Orient.

0,7 % du PIB a été alloué à l’Ukraine. L’Espagne est le quatrième pays le plus important en dehors de l’Ukraine où les enfants ukrainiens sont éduqués, même si l’Ukraine se trouve à six heures de vol et qu’il n’y a pas de liens historiques entre les deux pays.

En Afrique, l’Espagne est le seul pays de l’Union européenne ayant une frontière terrestre avec le Maroc, qui collabore sur des questions telles que le terrorisme, les migrations irrégulières et le trafic de drogue illégal. L’Espagne joue le rôle d’intermédiaire entre les partisans et les opposants à la coopération avec la Chine au sein de l’Union européenne.

L’énergie

Sur les questions énergétiques, les États-Unis sont le plus grand investisseur étranger en Espagne, ce qui témoigne d’une relation très forte. L’Espagne est devenue importatrice de gaz naturel liquéfié (GNL) depuis la crise en Ukraine, exploitant des installations de GNL qui étaient auparavant inutilisées. Le pipeline en provenance d’Algérie, historiquement principale source de gaz,  s’est asséché pour des raisons politiques (le gouvernement espagnol a changé d’avis sur l’occupation du Sahara occidental par le Maroc) et militaires.

La Catalogne

Sur la Catalogne, l’opposition y était pro-européenne, tout comme dans le projet indépendantiste écossais. Ils espéraient que l’adhésion à l’UE pourrait être un progrès pour leur nationalisme. Les sécessionnistes dominent désormais, visant l’indépendance. L’autonomie régionale catalane joue désormais le jeu politique avec un parti plus radical et antisystème, qui a élevé la crise au niveau de l’UE. La crise est passée d’une Catalogne nationaliste à une Catalogne sécessionniste, avec un discours du type « L’Espagne nous vole ».

Le point de non-retour serait la réforme de la Constitution, une boîte de Pandore, nécessitant une majorité des 3-5e. Le PSOE et le PP ne traitent pas de cette question territoriale, même si cela entraîne le pays dans des tensions économiques et politiques. Le danger réside dans des accords de facto en dehors de l’État de droit.

La Catalogne est une préoccupation qui éloigne l’économie de ses priorités, qui consomme le capital politique des dirigeants et représente potentiellement un risque pour l’unité de l’État. Au niveau européen, l’enjeu est celui de la non-reconnaissance de la Catalogne indépendante qui pèse le même poids démographique et économique que l’Autriche et la problématique de la reconnaissance de la langue catalane comme langue officielle de l’UE.

Le sentiment d’indépendance s’est développé à partir de la crise économique de 2008.

Avec la crise économique en 2012 et la quasi-intervention de l’UE en Espagne dans la gestion économique du pays, les dirigeants ont été conduits à un effort de repositionnement pour ne plus être en risque de mise sous tutelle. Mais cet élan réformateur est brisé par la déstabilisation occasionnée par la question catalane ; la plupart des acteurs à Madrid exprime une relative fatigue de subir ce sujet sans y trouver de solution.

Bulgarie.eu (2/4) : Les atouts d’un partenaire européen

par Rolland MOUGENOT

Dans ce premier article de notre dossier de rentrée consacré à la Bulgarie et à la présidence bulgare du conseil de l’Union Européenne du premier semestre 2018, nous revenons sur quelques faits saillants de l’histoire technologique récente d’un pays résilient et connecté, dont les progrès industriels se sont longtemps joué des distances et des obstacles.

Sans nier cette remarquable capacité d’adaptation et de rebond, nous devons nous interroger cependant sur la pérennité des ‘trésors’ bulgares à l’heure de la mondialisation des chaînes de valeur et de la révolution digitale. Au-delà du potentiel de rattrapage de la Bulgarie, notamment grâce aux fonds communautaires représentant encore plusieurs points de pourcentage du PIB bulgare, qu’en est-il de son potentiel d’innovation ?

La ‘Silicon Valley’ du Sud-Est de l’Europe

En 1964, dans les usines de Botevgrad, sont produits des transistors au germanium (sous licence Thomson), et des diodes à base de silicium (avec l’aide technique de l’Union soviétique). Sur ce terreau où se conjuguent curiosité expérimentale, proto-entrepreneuriat, et recherches universitaire et privée, sont réalisés des copies de microprocesseurs IBM, et, en petites séries les premiers ordinateurs bulgares, les « IMKO-1 ».

A l’aube des années 80, l’industrie soviétique des ordinateurs, ne pouvant plus rivaliser avec celles des pays capitalistes faute de standards communs et de taille critique, l’URSS encourage le rattrapage par le piratage des systèmes occidentaux et charge la Bulgarie de produire des unités centrales et des micro-ordinateurs.

En 1982, de l’usine de Pravetz (près de Botevgrad), sortent les premiers « IMKO-2 » (combinant un clonage de l’Apple II et des variantes bulgares de micro-processeurs Commodore). A son pic en 1985, l’industrie bulgare compte pour 40% de la production soviétique de micro-ordinateurs et d’unités centrales et emploie jusqu’à 130 000 personnes. C’est à cette époque que le pays gagne son surnom de « Silicon Valley du Bloc de l’Est ».

Ce bassin est en fait dès l’origine plutôt une ‘Silicon Valley à l’Est de l’Europe’ de rang mondial. Présentée en conférence en Angleterre en pleine guerre froide par des chercheurs bulgares, l’association d’un IMKO-1 à un robot impressionne chercheurs britanniques et japonais. Autre exemple : en 1975, les calculateurs électroniques ELKA, conçus à l’Institut de Technologies Computationnelles de Sofia, s’exportent en Suisse à plus de 30 000 unités (source : Invest Bulgaria Agency).

Le legs de cette période n’est pas négligeable. « Il y a aujourd’hui un cluster technologique important et diversifié : jeux videos, logiciels, algorithmes, blockchain, ‘deep technology’ », souligne un capital-risqueur.

Après 90, cette concentration de savoir-faire informatiques, conjugués à des conditions d’accueil alléchantes, fait du pays un terrain fertile pour l’externalisation de géants technologiques américains comme Cisco Systems, Hewlett-Packard, VMWare, Microsoft, et Oracle, qui y ont implanté des unités de production et/ou de R&D.

Suite à la crise financière de 2008, et à l’assèchement des investissements étrangers et des lignes de crédit disponibles, le gouvernement bulgare investit dans l’enrichissement de son pôle technologique.

En 2008, un accord entre l’agence nationale de technologies de l’information et IBM ouvre la voie à l’installation du super-ordinateur Blue Gene, afin de soutenir la recherche pharmaceutique, les diagnostics ADN et les modélisations financières. Premier pays d’Europe de l’Est à disposer à l’époque d’un super-ordinateur, la Bulgarie est le dixième pays européen à rejoindre, en 2017, l’initiative communautaire HPC-Europa pour la promotion et la coordination des efforts de recherche en informatique à haute performance.

En 2009, le gouvernement de Sofia décide d’établir un centre de recherche en nano-technologies doté d’une trentaine de millions d’euros, en partenariat à nouveau avec IBM.

 

La Bulgarie rejoint EuroHPC

(Crédits : site de la Commission européenne)

   Un atelier technologique attirant les leaders mondiaux et développant ses propres champions

La capacité bulgare à importer technologies et capitaux par l’entremise de coopérations commerciales, industrielles, scientifiques et/ou capitalistiques avec des entreprises étrangères, s’est éprouvée dans d’autres secteurs que l’informatique stricto sensu.

Dans le secteur des télécommunications, des entreprises occidentales sont présentes depuis au moins la fin du XIXème siècle.

Pendant la guerre de Crimée (opposant entre 1853 et 1856 l’Empire russe à une coalition rassemblant l’Empire ottoman, la France, le Royaume-Uni et le royaume de Sardaigne), Siemens fournit les appareils de la ligne télégraphique reliant Varna (troisième ville du pays, et un des ports les plus importants de la Mer Noire) à Balaclava (près de Sébastopol); quelques années après la confiscation de ses usines en 1951, le premier employeur privé d’Allemagne conclut plusieurs contrats de régie ou de licence avec des entreprises d’Etat, signe des accords de coopération scientifique et remporte des appels d’offre nationaux et municipaux ; en 92, la plus grande société d’ingénierie en Europe est sélectionnée par la Banque Mondiale pour moderniser le réseau téléphonique, et forme à  cet effet une joint-venture avec le bulgare Incoms.

D’autres acteurs étrangers ont contribué à la diffusion des NTIC. Le gouvernement bulgare vend en 2004 65% du capital de BTC (Bulgarian Telecommunications Company) au capital-investisseur américain Viva Ventures, et accorde une licence 3G à BTC l’année suivante ; aujourd’hui, dans un pays où le taux de pénétration d’internet approche les 60% (source : standartnew.com) contre 85% en France et 51% dans le monde (source : Blog du Modérateur), la majorité des lignes fixes continuent à être opérées par BTC, et sa filiale Vivacom figure parmi les trois fournisseurs de téléphonie mobile.

Les étrangers sont également fortement présents dans un secteur électrique et électronique exportant plus de 75% de sa production (source : Invest Bulgaria Agency). Schneider ouvre dès 1991 des bureaux à Sofia, tandis que la société suisse ABB acquiert l’entreprise nationale de composants Avanguard en 1993, et que le japonais Huyndai rachète en 97 le plus gros producteur bulgare de transformateurs.

En dix ans, le chiffre d’affaires du secteur électrique a quadruplé et l’export mix a évolué vers des produits à toujours plus forte valeur ajoutée : la filiale bulgare de l’américain EnerSys fabrique des batteries de plus de 300 tonnes destinés aux sous-marins, alors que la filiale locale de Liebherr (qui produit par ailleurs 600 000 réfrigérateurs par an) livre à Bombardier le système de ventilation du train électrique reliant Johannesbourg à Prétoria.

Le secteur a aussi vu s’épanouir des entreprises locales, telles Datecs fondée en 1990 par des chercheurs de l’Académie des Sciences bulgare et figurant parmi les leaders des solutions de vente en Europe de l’Est.

Le rôle-clé de ‘kick-starter’ de l’Union Européenne

L’Union Européenne et ses membres, au travers des fonds versés depuis 2004, ont contribué directement au renforcement des infrastructures (transport, énergie) et à l’appui des missions non régaliennes (enseignement, recherche scientifique) de l’Etat bulgare.

Près de 2 milliards d’euros de fonds de pré-adhésion avaient été prévus pour la période 2004-2007. Après son entrée dans l’Union Européenne en 2007, 12 milliards d’euros ont été budgétés pour la période 2007-2013, et 9,9 milliards pour la période 2014-2020 (dont 7,4 milliards de fonds structurels et 2,5 milliards au titre de la PAC) soit environ 3% du PIB.

Dans le domaine de l’éducation et de la recherche scientifique. En 2014, le programme « Science and Education for Smart Growth » (SESG), co-financé à hauteur de 77 millions € par le gouvernement bulgare et à hauteur de 600 millions par le Fonds Social Européen et le Fonds de développement Régional Européen, prévoyait d’investir 250 millions dans la R&D et 350 millions dans l’éducation et l’apprentissage.

Outre l’effet de modernisation et de relance, cette aide européenne a joué le rôle d’aiguillon des mœurs politiques locales. Face aux risques de détournement de certains fonds alloués à des projets autoroutiers, la Commission avait déjà en 2008 décidé de geler 800 millions d’euros. Et quand Bruxelles ferme le robinet, Sofia doit retravailler sa copie ; sans garantie cependant que 100% des fonds soient bien alloués aux projets en question.

Outre les fonds dits structurels, l’U.E. façonne et irrigue le système scientifique bulgare au travers d’Horizon 2020, le programme communautaire 2014-2020 pour la R&D, doté d’un budget de 79 milliards d’euros.

En juin 2016, le plan « Better Science for a Better Bulgaria 2025 », animé par 4 principes et articulé autour de 4 piliers, liste une dizaine de domaines prioritaires, non limités aux sciences dures (par contraste avec la plupart des politiques de financement en cours en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest). 

Les 4 principes du plan « Better Science for a Better Bulgaria 2025 »

 

Les 4 piliers du plan « Better Science for a Better Bulgaria 2025 »

Dans le domaine entrepreneurial, les fonds européens issus de JEREMIE (dispositif communautaire qui offre aux États membres la possibilité d’utiliser une partie des ressources versées par les Fonds structurels pour financer des PME au moyen de prises de participation, de prêts ou de garanties) ont participé très largement de l’émergence d’un écosystème sur le modèle de ceux de la côte Ouest et de la côte Est des Etats-Unis.

En Bulgarie, JEREMIE suscite en 2010 la création de deux sociétés locales de capital-risque, Eleven Ventures et LauncHub Ventures. En moins d’une décennie, Eleven investit 12 millions d’euros de fonds européens dans une centaine de start-ups bulgares. Quant à LaunchHub, elle a réalisé quelques exits à succès, comme la vente de BGmenu (équivalent de Deliveroo)  pour 13 millions € au hollandais takeaway.com.

Depuis, l’écosystème s’est enrichi : l’association bulgare de capital-risque et de capital-investissement (BVCA) compte parmi ses membres 6 capital-risqueurs et investisseurs locaux, ainsi qu’une poignée de cabinets d’avocats spécialisés. Pas moins de cinq espaces de co-working proposent leurs services à Sofia, sans parler des accélérateurs comme la Telerik Academie (adossée à Eleven) ou des parcs technologiques comme le Sofia Tech Park (qui a ouvert ses portes fin 2015 avec un soutien de l’UE à hauteur de 40 millions d’euros). Dans le même temps, les levées de fonds ont été multipliées par 20 en valeur absolue entre 2012 (4 millions d’euros levés par 4 entreprises) et 2016 (70 millions levés par 210 entreprises). Et des dizaines de start-upers français et européens s’installent à Sofia et ailleurs dans le pays pour surfer sur cette vague qui dure.

La frontière de l’économie du savoir

Si les objectifs stratégiques de l’Estonie avaient été clairement énoncés au cours de sa présidence du conseil de l’U.E. au deuxième semestre 2017, la Bulgarie semble hésiter : préserver son modèle low-cost qui a fait ses preuves, ou basculer dans l’économie de l’innovation armée de ses atouts et de l’aide de l’Union?

« Il y a une difficulté à se projeter dans l’avenir. Le secteur privé porte clairement la dynamo économique du pays. Mais des voix s’élèvent pour dénoncer les effets pervers d’une flat tax qui empêche d’investir dans l’éducation et les infrastructures », observe un diplomate français. Sans capacités budgétaires, il n’est en effet pas évident de solidifier les piliers de l’économie du savoir (éducation initiale, formation continue, mobilité professionnelle, services publics de transports et de santé…).

De manière générale, les ‘pépites’ bulgares, déjà connues de nombre d’entreprises européennes et internationales, gagneraient à être cultivées dans le cadre d’une politique nationale volontaire en matière d’innovation endogène et de capital humain.

Dans une classe politique bulgare acquise au libéralisme et qui n’est pas prête à sacrifier la compétitivité fiscale, peu de voix s’élèvent pour réclamer un Etat-Providence, moderne et stratège, alliant garanties sociales et soutiens à la formation continue, à la R&D et à la création d’entreprises.

Présidence bulgare: une saison au cœur de l’UE pour conjurer la balkanisation de l’Europe

Depuis l’effondrement de l’Union Soviétique, la Bulgarie, pays le plus pauvre de l’UE, traverse une “ transition qui dure”. Si l’opinion n’y est pas aujourd’hui europhobe, elle pourrait rapidement se retourner. D’où l’importance des signaux donnés par Bruxelles, notamment sur des dossiers comme l’accès à l’espace Schengen ou à la zone euro. Pour autant, le sentiment de se tenir à la périphérie de l’Europe pour des raisons tant  géographiques qu’historiques est aujourd’hui contrebalancé chez les Bulgares, notamment par la confiance en eux que la réussite de ces six mois de présidence européenne leur a insufflée.

L’enjeu bulgare : « En serons-nous capables ? »

Il n’est jamais inutile de le rappeler: une présidence du conseil de l’UE, pour un pays, ce n’est pas moins d’une année de préparation, ce qui implique un travail conséquent pour l’administration et les responsables politiques, des coûts financiers et bien sûr un effort d’acculturation sur les dossiers en cours, pour une prise de relai optimale.

Son rôle étant de planifier et de présider les sessions du Conseil et les réunions préparatoires, ainsi que de représenter le conseil dans les autres institutions de l’UE, c’est aussi un gage de visibilité pour l’Etat responsable. C’est également la possibilité de mettre à l’agenda des sujets clés pour le pays via les priorités dites spécifiques. Tout l’enjeu pour un pays récemment entré dans l’UE est donc de servir la coordination des travaux collectifs tout en profitant de l’occasion pour se faire connaitre.

Encadré par les présidences estonienne et autrichienne sur le calendrier, le semestre bulgare était au cœur d’un trio axé notamment sur l’achèvement des travaux liés au marché unique numérique et sur l’avancement de la gouvernance de l’union de l’énergie, avec en point de mire, le Conseil européen de fin 2018. Alors que le pays souffre encore d’une corruption endémique, et qu’il est gouverné par une coalition entre conservateurs et extrême droite, certains observateurs extérieurs se demandaient en janvier si la tenue d’une présidence par la Bulgarie dans le contexte européen actuel serait de bon augure.

Une préparation au pas de course

Ayant rejoint l’UE en 2007, la Bulgarie assurait en effet cette année sa première présidence sans expérience préalable. La présidence britannique prévue à l’automne 2017 ayant laissé la place à l’Estonie pour cause de Brexit, le calendrier s’est accéléré pour les trois Etats du trio,  impliquant des délais de préparation raccourcis et des défis en termes de logistique.

Au cours de six mois de préparation intenses, en lien avec la présidence estonienne, la Bulgarie  s’est efforcée de mener un dialogue avec sa société civile, afin d’échanger sur l’Europe et de faire remonter des priorités de ses sept millions d’habitants. Elle s’est appuyée sur les centres « Europe Directe », une coordination avec les Mairies et un forum qui a réuni une cinquantaine d’ONG.

L’enjeu était important pour un pays bénéficiaire net des fonds européens  qui garde du passé les marques d’un système où l’Etat communiste prenait tout en charge et où la société civile était quasi inexistante. Resteraient entre autres de cette époque une aversion au risque, un manque de culture marketing, un esprit d’équipe assez peu développé et un style managérial encore très autoritaire. Ceci apparait d’autant plus marquant que la Bulgarie a fait le choix d’un modèle économique aujourd’hui extrêmement libéral, d’où les politiques sociales sont absentes.

Pour autant, la classe politique et les fonctionnaires semblent avoir trouvé dans ce défi l’occasion de (se) prouver leur capacité à assumer une telle responsabilité à l’échelle européenne. Ce qui était une question il y a encore six mois s’est avéré tout à fait satisfaisant au regard des enjeux, à la fois selon des responsables bulgares et  des observateurs extérieurs.

United we stand strong : plus qu’un mantra pour conjurer la balkanisation de l’Europe

Par le choix de son slogan United we stand strong, la présidence bulgare s’est placée d’emblée dans une perspective européenne très inclusive, à un moment charnière de refondation pour les 27, à un an du renouvellement des institutions.

Là où certains décideurs Bulgares souhaitaient initialement porter nombre de sujets internes à l’agenda, ils ont réalisé que seulement 5-10% des thèmes pouvaient être décidés par le pays présidant. Ces derniers passent en effet après les sujets collectifs dits d’actualité tels que la Sécurité et la Migration, les sujets hérités de la présidence précédente, ou encore les sujets dits inattendus comme la procédure envers la Pologne pour violation de l’Etat de droit. C’est dans ce contexte qu’a été intégré le sujet « spécifique » des Balkans occidentaux.

Si en amont de la présidence, certains imaginaient qu’à l’issue des six mois, l’intégration d’Etats des Balkans occidentaux seraient actés, une position plus mesurée a vu le jour au fil des mois. C’est vers la notion d «Agenda connectivité » avec ces Etats pas encore membres qu’a évolué le sujet. Ce dernier implique des volets transport, communication, énergie, éducation et digital. Une formule allégée qui avance vers certains attributs de l’adhésion et du marché unique, sans impliquer pour autant l’adhésion pleine et entière.

Avec l’organisation d’un sommet UE/Balkans le 17 mai, salué comme un grand succès, ce sont des chefs d’Etat et 17.000 délégués qui sont venus travailler sur le sujet à Sofia. C’est peut-être sur son expertise des pays balkaniques d’ailleurs que la Bulgarie aura marqué sa spécificité auprès les 27. En effet, l’histoire et la géopolitique récente de la région qui ont inspiré le terme « balkanisation » ne sont pas sans rappeler, par un effet de miroir grossissant, l’atmosphère actuelle de séparatisme régional et national qui baigne l’ensemble du continent.

Des priorités ajustées à l’actualité

Quatre grands thèmes auront été abordés lors du semestre, en plus des sujets d’actualité que sont le retrait du Royaume-Uni et la procédure administrative déclenchée contre le gouvernement polonais. Il s’agit de l’avenir de l’Europe et de la jeunesse (croissance économique et cohésion); de la sécurité et de la stabilité dans une Europe forte et unie ; de la perspective européenne et de la connectivité des Balkans occidentaux ; de l’économie numérique et des compétences nécessaires à l’avenir.

Au sujet de l’accès de la Bulgarie à l’espace Schengen, un sentiment de déception est décelable chez plusieurs interlocuteurs proches du gouvernement. Sur le papier, le pays est en effet prêt à intégrer Schengen et remplit l’ensemble des critères. Le blocage est à ce jour politique car six Etats de l’UE s’y opposent encore. Pour autant, en dialoguant avec certains, on peut se demander à quel point l’accès à l’espace Schengen d’aujourd’hui serait vraiment souhaitable et ce que cela impliquerait en termes d’accueil de migrants ou d’intégration des populations Roms.

Concernant l’Eurozone, la Bulgarie est prête à intégrer ERM2, l’ « antichambre » de l’Euro. Mais rejoindre le club euro ne priverait-il pas aussi le pays de sa marge de manœuvre monétaires et d’un de ses outils économiques : les dévaluations  compétitives ? Par ailleurs, l’histoire récente n’a-t-elle pas démontré, avec la Grèce notamment, que des disparités économiques trop importantes au sein de la zone étaient sources de tensions ?

Communication interne et transparence

Le plus difficile au cours de ces travaux, a-t-on entendu, c’est de forger le consensus. Pour y réussir, deux facteurs clefs sont source de succès : la communication en interne et la transparence. La fin du semestre approchant, la question se pose aujourd’hui pour le gouvernement de Boïko Borissov de l’entretien de la dynamique sur des sujets comme les Balkans occidentaux. La présidence autrichienne mettra-t-elle la question aussi haut dans l’agenda…?

Ce qui sera également intéressant et ne pourra être mesuré qu’à l’issue de la Présidence, c’est l’écart entre les objectifs et les résultats. Même s’il serait erroné de réduire le succès d’une présidence à la somme des dossiers, il y a dans l’adéquation entre priorités et succès un indicateur d’une certaine pertinence pour évaluer les travaux d’une institution. D’où la nécessité d’évaluer au mieux en amont ce qui peut être attendu d’une présidence. Un facteur de succès, c’est notamment lorsqu’un dossier négocié va jusqu’au trilogue, c’est-à-dire l’examen par les trois institutions (Commission, Conseil, Parlement).

Il sera intéressant aussi de s’interroger a posteriori sur le style spécifique bulgare de coordination des travaux. Chaque présidence a en effet son approche, dans un cadre certes contraint, mais avec une latitude où s’exprime forcément le « génie national» ou « Volksgeist », pour reprendre l’expression du philosophe allemand Herder.

AB

 

Premier retour d’Estonie

par Violaine Champetier de Ribes, CEO de Digeetrips

En mai dernier, j’ai découvert l’Estonie lors d’une « learning expedition » organisée par Jean-Michel Billaut, personnalité bien connue du monde de l’Internet. Assez éclectiques, nous avons formé un groupe de 6 explorateurs réunis par notre passion pour le numérique et l’innovation.

Ce voyage me tenait particulièrement à cœur parce que je voulais savoir à quoi ressemblait le premier « Etat numérique » d’Europe et quelles en étaient les implications, tant sur la vie économique que dans la vie quotidienne.

Ancienne république soviétique, l’Estonie a regagné son indépendance en 1991. Du jour au lendemain, le pays est passé d’un modèle communiste au libéralisme politique et économique. Dépourvus de ressources et de moyens, les Estoniens ont dû recréer un Etat et une économie en partant de zéro. Le numérique a été pour eux une formidable opportunité qu’ils ont su saisir. Au fil des années, ils sont allés jusqu’à réinventer la notion même d’Etat, en lui donnant la structure d’une plateforme au service des citoyens. Désormais, 99% des démarches administratives s’effectuent en ligne. À ce titre les Estoniens sont de vrais pionniers. Le chemin qu’ils ont parcouru en 26 ans est impressionnant. Certains disent même qu’ils ont inventé la blockchain avant la blockchain.

L’Estonie a rejoint l’Union européenne en 2004 et la zone euro en 2011. À la tête de la présidence tournante de l’Europe, depuis le 1er juillet 2017, le pays se focalise sur quatre axes principaux : une économie européenne ouverte et innovante, une Europe sûre et sécurisée, l’Europe numérique et la libre circulation des données ainsi qu’une Europe inclusive et durable.

Ce petit pays d’1,3 million d’habitants a beaucoup à nous apprendre, notamment à travers son approche « citizen centric ». Les citoyens y sont considérés comme des clients que l’Etat se doit de servir au mieux. Résultat : les Estoniens gagnent l’équivalent d’une semaine de travail par an en démarches administratives. Grâce à leur carte d’identité numérique et à l’X-road, ils effectuent leurs formalités depuis chez eux avec leur ordinateur ou même avec leur téléphone portable.

Au cours de notre voyage, nous avons eu la chance de visiter le parlement et d’avoir une présentation du système de vote en ligne qu’à peu près 30% des électeurs utilisent. Il faut savoir que leur feuille de route était : « voter ne doit pas prendre plus de 15 minutes ». Après avoir parcouru les différents aspects du vote électronique, notre interlocuteur a déclaré «  let’s switch to the user point of vue » pour enchaîner sur l’expérience utilisateur… Je trouve que ce moment résume parfaitement la culture sur laquelle repose la gestion du pays.

L’Estonie est aussi « entrepreneur centric », tout y est également fait pour faciliter la vie des entrepreneurs et l’écosystème des Start-ups est très dynamique, avec Skype comme fer de lance. La création de la transnationalité numérique en 2014, avec le programme d’e-Residence, permet aux entrepreneurs du monde entier d’y créer leur entreprise tout en restant dans leur pays d’origine. Devenir résident numérique donne accès aux services administratifs estoniens et depuis juin dernier, il est maintenant possible d’y créer sa société à distance sans mettre une seule fois les pieds sur place.

À mon retour, je me suis lancée dans l’expérience et je suis devenue e-résidente. Puis, le 4 septembre dernier, depuis Paris, derrière mon ordinateur et munie de ma carte d’e-résident, j’ai créé Digeetrips à Tallinn afin d’être en mesure de faire un véritable retour d’expérience. En effet, l’objectif de Digeetrips est d’organiser des « learning expeditions » en Estonie à destination de nos différents acteurs économiques et politiques.

Certes l’Estonie est un petit pays, mais il mérite qu’on s’y attarde pour y puiser non seulement de l’inspiration, mais aussi une capacité à comprendre le futur. J’ai trouvé que la vision sur laquelle repose la plateforme d’État était primordiale. En effet, s’il y avait une seule chose à retenir du modèle estonien : c’est la véritable place qu’y tient la technologie. Cette dernière est considérée comme un outil lui-même au service d’une vision et d’une volonté de gouverner un pays. Le numérique y est donc appliqué comme l’aboutissement d’un projet politique qui met le citoyen au centre et pas comme une fin en soi. À ce titre on pourrait même aller jusqu’à dire qu’être « ubérisé » est dépassé et que désormais il conviendrait de « s’estoniser » pour aborder le 21° siècle dans les temps…

 

L’Europe au Luxembourg, entre institutions et projets

LOGO_PRESIDENCE_2015_RGB_FRTroisième et dernier article sur la présidence luxembourgeoise suite à notre voyage d’études à Luxembourg, les premiers se trouvent ici et .

Un modèle coopératif pour l’UE

Notre rencontre à la Chambre des Députés nous a convaincus des mérites de l’approche politique luxembourgeoise faite de simplicité dans les rapports humains et de pragmatisme dans les choix et les orientations. Cette forte capacité d’adaptation, c’est aussi une approche sans prévention ni tabous des sujets, y compris dans l’acceptation que la puissance publique nationale ne peut pas tout et qu’elle doit agir de concert avec d’autres acteurs, en interne mais aussi au niveau européen et international.

Certes, le Luxembourg par sa taille et par son rôle historique dans la construction communautaire est l’Etat qui a le plus intégré à son ADN l’Europe, y compris en termes identitaires. Cependant, il s’agit aussi d’une volonté politique de prise en compte de tous les niveaux territoriaux, du local à l’européen via le national, afin d’enrichir la décision publique et de la légitimer auprès de citoyens informés en amont des projets. Ici, point de « c’est la faute à Bruxelles »! Les bonnes pratiques devraient faire rougir ses grands voisins: après chaque session plénière du Parlement européen, la Commission des Affaires étrangères de la Chambre fait le point avec les Eurodéputés, lesquels sont associés aux rencontres de députés nationaux avec les citoyens. Tout n’est pas transposable mais une bonne dose de modestie, très répandue aussi localement, devrait aider à franchir les, relatives, barrières culturelles.

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