par Rolland MOUGENOT
Dans ce premier article de notre dossier de rentrée consacré à la Bulgarie et à la présidence bulgare du conseil de l’Union Européenne du premier semestre 2018, nous revenons sur quelques faits saillants de l’histoire technologique récente d’un pays résilient et connecté, dont les progrès industriels se sont longtemps joué des distances et des obstacles.
Sans nier cette remarquable capacité d’adaptation et de rebond, nous devons nous interroger cependant sur la pérennité des ‘trésors’ bulgares à l’heure de la mondialisation des chaînes de valeur et de la révolution digitale. Au-delà du potentiel de rattrapage de la Bulgarie, notamment grâce aux fonds communautaires représentant encore plusieurs points de pourcentage du PIB bulgare, qu’en est-il de son potentiel d’innovation ?
La ‘Silicon Valley’ du Sud-Est de l’Europe
En 1964, dans les usines de Botevgrad, sont produits des transistors au germanium (sous licence Thomson), et des diodes à base de silicium (avec l’aide technique de l’Union soviétique). Sur ce terreau où se conjuguent curiosité expérimentale, proto-entrepreneuriat, et recherches universitaire et privée, sont réalisés des copies de microprocesseurs IBM, et, en petites séries les premiers ordinateurs bulgares, les « IMKO-1 ».
A l’aube des années 80, l’industrie soviétique des ordinateurs, ne pouvant plus rivaliser avec celles des pays capitalistes faute de standards communs et de taille critique, l’URSS encourage le rattrapage par le piratage des systèmes occidentaux et charge la Bulgarie de produire des unités centrales et des micro-ordinateurs.
En 1982, de l’usine de Pravetz (près de Botevgrad), sortent les premiers « IMKO-2 » (combinant un clonage de l’Apple II et des variantes bulgares de micro-processeurs Commodore). A son pic en 1985, l’industrie bulgare compte pour 40% de la production soviétique de micro-ordinateurs et d’unités centrales et emploie jusqu’à 130 000 personnes. C’est à cette époque que le pays gagne son surnom de « Silicon Valley du Bloc de l’Est ».
Ce bassin est en fait dès l’origine plutôt une ‘Silicon Valley à l’Est de l’Europe’ de rang mondial. Présentée en conférence en Angleterre en pleine guerre froide par des chercheurs bulgares, l’association d’un IMKO-1 à un robot impressionne chercheurs britanniques et japonais. Autre exemple : en 1975, les calculateurs électroniques ELKA, conçus à l’Institut de Technologies Computationnelles de Sofia, s’exportent en Suisse à plus de 30 000 unités (source : Invest Bulgaria Agency).
Le legs de cette période n’est pas négligeable. « Il y a aujourd’hui un cluster technologique important et diversifié : jeux videos, logiciels, algorithmes, blockchain, ‘deep technology’ », souligne un capital-risqueur.
Après 90, cette concentration de savoir-faire informatiques, conjugués à des conditions d’accueil alléchantes, fait du pays un terrain fertile pour l’externalisation de géants technologiques américains comme Cisco Systems, Hewlett-Packard, VMWare, Microsoft, et Oracle, qui y ont implanté des unités de production et/ou de R&D.
Suite à la crise financière de 2008, et à l’assèchement des investissements étrangers et des lignes de crédit disponibles, le gouvernement bulgare investit dans l’enrichissement de son pôle technologique.
En 2008, un accord entre l’agence nationale de technologies de l’information et IBM ouvre la voie à l’installation du super-ordinateur Blue Gene, afin de soutenir la recherche pharmaceutique, les diagnostics ADN et les modélisations financières. Premier pays d’Europe de l’Est à disposer à l’époque d’un super-ordinateur, la Bulgarie est le dixième pays européen à rejoindre, en 2017, l’initiative communautaire HPC-Europa pour la promotion et la coordination des efforts de recherche en informatique à haute performance.
En 2009, le gouvernement de Sofia décide d’établir un centre de recherche en nano-technologies doté d’une trentaine de millions d’euros, en partenariat à nouveau avec IBM.
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Un atelier technologique attirant les leaders mondiaux et développant ses propres champions
La capacité bulgare à importer technologies et capitaux par l’entremise de coopérations commerciales, industrielles, scientifiques et/ou capitalistiques avec des entreprises étrangères, s’est éprouvée dans d’autres secteurs que l’informatique stricto sensu.
Dans le secteur des télécommunications, des entreprises occidentales sont présentes depuis au moins la fin du XIXème siècle.
Pendant la guerre de Crimée (opposant entre 1853 et 1856 l’Empire russe à une coalition rassemblant l’Empire ottoman, la France, le Royaume-Uni et le royaume de Sardaigne), Siemens fournit les appareils de la ligne télégraphique reliant Varna (troisième ville du pays, et un des ports les plus importants de la Mer Noire) à Balaclava (près de Sébastopol); quelques années après la confiscation de ses usines en 1951, le premier employeur privé d’Allemagne conclut plusieurs contrats de régie ou de licence avec des entreprises d’Etat, signe des accords de coopération scientifique et remporte des appels d’offre nationaux et municipaux ; en 92, la plus grande société d’ingénierie en Europe est sélectionnée par la Banque Mondiale pour moderniser le réseau téléphonique, et forme à cet effet une joint-venture avec le bulgare Incoms.
D’autres acteurs étrangers ont contribué à la diffusion des NTIC. Le gouvernement bulgare vend en 2004 65% du capital de BTC (Bulgarian Telecommunications Company) au capital-investisseur américain Viva Ventures, et accorde une licence 3G à BTC l’année suivante ; aujourd’hui, dans un pays où le taux de pénétration d’internet approche les 60% (source : standartnew.com) contre 85% en France et 51% dans le monde (source : Blog du Modérateur), la majorité des lignes fixes continuent à être opérées par BTC, et sa filiale Vivacom figure parmi les trois fournisseurs de téléphonie mobile.
Les étrangers sont également fortement présents dans un secteur électrique et électronique exportant plus de 75% de sa production (source : Invest Bulgaria Agency). Schneider ouvre dès 1991 des bureaux à Sofia, tandis que la société suisse ABB acquiert l’entreprise nationale de composants Avanguard en 1993, et que le japonais Huyndai rachète en 97 le plus gros producteur bulgare de transformateurs.
En dix ans, le chiffre d’affaires du secteur électrique a quadruplé et l’export mix a évolué vers des produits à toujours plus forte valeur ajoutée : la filiale bulgare de l’américain EnerSys fabrique des batteries de plus de 300 tonnes destinés aux sous-marins, alors que la filiale locale de Liebherr (qui produit par ailleurs 600 000 réfrigérateurs par an) livre à Bombardier le système de ventilation du train électrique reliant Johannesbourg à Prétoria.
Le secteur a aussi vu s’épanouir des entreprises locales, telles Datecs fondée en 1990 par des chercheurs de l’Académie des Sciences bulgare et figurant parmi les leaders des solutions de vente en Europe de l’Est.
Le rôle-clé de ‘kick-starter’ de l’Union Européenne
L’Union Européenne et ses membres, au travers des fonds versés depuis 2004, ont contribué directement au renforcement des infrastructures (transport, énergie) et à l’appui des missions non régaliennes (enseignement, recherche scientifique) de l’Etat bulgare.
Près de 2 milliards d’euros de fonds de pré-adhésion avaient été prévus pour la période 2004-2007. Après son entrée dans l’Union Européenne en 2007, 12 milliards d’euros ont été budgétés pour la période 2007-2013, et 9,9 milliards pour la période 2014-2020 (dont 7,4 milliards de fonds structurels et 2,5 milliards au titre de la PAC) soit environ 3% du PIB.
Dans le domaine de l’éducation et de la recherche scientifique. En 2014, le programme « Science and Education for Smart Growth » (SESG), co-financé à hauteur de 77 millions € par le gouvernement bulgare et à hauteur de 600 millions par le Fonds Social Européen et le Fonds de développement Régional Européen, prévoyait d’investir 250 millions dans la R&D et 350 millions dans l’éducation et l’apprentissage.
Outre l’effet de modernisation et de relance, cette aide européenne a joué le rôle d’aiguillon des mœurs politiques locales. Face aux risques de détournement de certains fonds alloués à des projets autoroutiers, la Commission avait déjà en 2008 décidé de geler 800 millions d’euros. Et quand Bruxelles ferme le robinet, Sofia doit retravailler sa copie ; sans garantie cependant que 100% des fonds soient bien alloués aux projets en question.
Outre les fonds dits structurels, l’U.E. façonne et irrigue le système scientifique bulgare au travers d’Horizon 2020, le programme communautaire 2014-2020 pour la R&D, doté d’un budget de 79 milliards d’euros.
En juin 2016, le plan « Better Science for a Better Bulgaria 2025 », animé par 4 principes et articulé autour de 4 piliers, liste une dizaine de domaines prioritaires, non limités aux sciences dures (par contraste avec la plupart des politiques de financement en cours en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest).
Les 4 principes du plan « Better Science for a Better Bulgaria 2025 »
Les 4 piliers du plan « Better Science for a Better Bulgaria 2025 »
Dans le domaine entrepreneurial, les fonds européens issus de JEREMIE (dispositif communautaire qui offre aux États membres la possibilité d’utiliser une partie des ressources versées par les Fonds structurels pour financer des PME au moyen de prises de participation, de prêts ou de garanties) ont participé très largement de l’émergence d’un écosystème sur le modèle de ceux de la côte Ouest et de la côte Est des Etats-Unis.
En Bulgarie, JEREMIE suscite en 2010 la création de deux sociétés locales de capital-risque, Eleven Ventures et LauncHub Ventures. En moins d’une décennie, Eleven investit 12 millions d’euros de fonds européens dans une centaine de start-ups bulgares. Quant à LaunchHub, elle a réalisé quelques exits à succès, comme la vente de BGmenu (équivalent de Deliveroo) pour 13 millions € au hollandais takeaway.com.
Depuis, l’écosystème s’est enrichi : l’association bulgare de capital-risque et de capital-investissement (BVCA) compte parmi ses membres 6 capital-risqueurs et investisseurs locaux, ainsi qu’une poignée de cabinets d’avocats spécialisés. Pas moins de cinq espaces de co-working proposent leurs services à Sofia, sans parler des accélérateurs comme la Telerik Academie (adossée à Eleven) ou des parcs technologiques comme le Sofia Tech Park (qui a ouvert ses portes fin 2015 avec un soutien de l’UE à hauteur de 40 millions d’euros). Dans le même temps, les levées de fonds ont été multipliées par 20 en valeur absolue entre 2012 (4 millions d’euros levés par 4 entreprises) et 2016 (70 millions levés par 210 entreprises). Et des dizaines de start-upers français et européens s’installent à Sofia et ailleurs dans le pays pour surfer sur cette vague qui dure.
La frontière de l’économie du savoir
Si les objectifs stratégiques de l’Estonie avaient été clairement énoncés au cours de sa présidence du conseil de l’U.E. au deuxième semestre 2017, la Bulgarie semble hésiter : préserver son modèle low-cost qui a fait ses preuves, ou basculer dans l’économie de l’innovation armée de ses atouts et de l’aide de l’Union?
« Il y a une difficulté à se projeter dans l’avenir. Le secteur privé porte clairement la dynamo économique du pays. Mais des voix s’élèvent pour dénoncer les effets pervers d’une flat tax qui empêche d’investir dans l’éducation et les infrastructures », observe un diplomate français. Sans capacités budgétaires, il n’est en effet pas évident de solidifier les piliers de l’économie du savoir (éducation initiale, formation continue, mobilité professionnelle, services publics de transports et de santé…).
De manière générale, les ‘pépites’ bulgares, déjà connues de nombre d’entreprises européennes et internationales, gagneraient à être cultivées dans le cadre d’une politique nationale volontaire en matière d’innovation endogène et de capital humain.
Dans une classe politique bulgare acquise au libéralisme et qui n’est pas prête à sacrifier la compétitivité fiscale, peu de voix s’élèvent pour réclamer un Etat-Providence, moderne et stratège, alliant garanties sociales et soutiens à la formation continue, à la R&D et à la création d’entreprises.