Rolland Mougenot
Dans ce deuxième article consacré à la Bulgarie et à la présidence bulgare de l’U.E., nous souhaitons rappeler le contexte des progrès digitaux bulgares : celui d’un pays traversant depuis 30 ans des mutations profondes et indéterminées, et celui d’une Europe concurrencée.
De nombreux défis (démographiques, démocratiques, juridiques, géopolitiques et identitaires), ainsi que les réticences des gouvernants bulgares à s’éloigner du modèle low cost qui a servi d’aiguillon depuis l’indépendance, pèsent sur le développement du secteur bulgare des nouvelles technologies ainsi que sur sa capacité d’entraînement économique et sociale. De ce point de vue, la Bulgarie n’est pas un cas isolé, mais un cas extrême illustrant l’encastrement du digital dans les structures socioéconomiques et la nécessité d’avancer de pair dans une pluralité de domaines connexes au numérique stricto sensu.
New economy et old economy
Au cours des trois dernières décennies, new economy et old economy bulgares ont cheminé de concert. En ceci la Bulgarie n’est pas une exception, à s’en référer à la politique industrielle de l’U.E. (approuvée en mars par le Conseil) qui reconnaît l’industrie comme pilier de l’innovation, de la croissance et de l’emploi.
Les secteurs traditionnellement importants de l’économie bulgare, tels les transports et l’industrie automobile, ont fourni une solide base de clients et de partenaires aux start-ups locales (par exemple Dronamics qui conçoit des drones à usage logistique, ou RobCo SWAT qui fournit des systèmes de robotisation aux constructeurs et équipementiers automobiles), comme aux grandes entreprises technologiques plus établies (ainsi la croissance de Dalkia en Bulgarie est tirée par l’expansion de l’immobilier de bureau).
Et réciproquement, par la mobilisation de ses solutions et de sa main d’œuvre hautement qualifiée, le secteur informatique a propagé la révolution digitale dans les autres secteurs, et a ainsi conforté la croissance annuelle nationale, estimée à près de 4% en 2016 et en 2017 (source : Commission Européenne). Ces apports ont permis en particulier à l’industrie légère bulgare de demeurer compétitive après l’effondrement du bloc soviétique (contrairement à de nombreux pans de l’industrie lourde, plus durement affectée par le resserrement chronique des liquidités).
Aussi, la tech bulgare n’est pas invulnérable aux menaces (instabilité règlementaire, contraction démographique, inflation des salaires des cols dorés…) qui affectent toute l’économie, même si ces turbulences, et les départs de quelques grandes entreprises étrangères dans les secteurs de l’agro-alimentaire (Danone), de la distribution (Carrefour), de l’énergie (E-On) ou de la téléphonie (Telenor), n’ont à court terme ralenti ni le foisonnement des unités privées de R&D, ni l’explosion du capital-risque et du capital-investissement, ni l’effervescence entrepreneuriale qui règne à Sofia (en particulier dans le Sud de la ville, entre le Sofia Tech Park, la Telerik Académie et l’ancienne usine de confection d’uniformes militaires où Puzl coworking héberge sur 3 étages des dizaines de start-ups et de freelancers) ainsi que dans d’autres grandes villes sur tout le territoire (Plovdiv, Bourgas, Varna…).
Terrain de jeu international, jungle géostratégique
Alors que le pays joue sa partition dans le concert mondial, il serait artificiel de considérer le pôle entrepreneurial et technologique bulgare sans ses interfaces avec une myriade de partenaires étrangers, privés et publics, qui irriguent et orientent le développement technologique bulgare.
De manière générale, les entreprises bulgares, vieilles et nouvelles, ont mobilisé une aptitude commune à la coopération avec des groupes étrangers en pole position dans leurs branches, attirés par un vivier d’ingénieurs et de techniciens d’excellence et à bas coûts, et par les conditions fiscales et sociales attrayantes.
De nombreux investisseurs étrangers ont misé sur des entreprises et des projets bulgares. Qu’il s’agisse d’investisseurs occidentaux, comme l’américain Progress, un leader dans les progiciels, qui en 2014 – dans ce qui constitue sans doute le plus bel exit bulgare – rachète Telerik, une ‘mini-licorne’ bulgare des applications de développement crée en 2002, pour plus de 260 millions de dollars.
Ou plus récemment d’investisseurs chinois, tels le géant des télécoms ZTE associé à un groupe immobilier chinois dans un projet de smart city près de Sofia, d’un montant de près de 750 millions d’euros financés dans le cadre de l’initiative Belt and Road.
Ces appétits chinois donnent à réfléchir, notamment pour des raisons industrielles : « Sans organisation du travail en Europe plus efficace et coordonnée qu’aujourd’hui, les Chinois gagnent à tous les coups […] et depuis leur rachat du 2ème aéroport du pays ils disposent d’une base solide d’acheminement » nous glisse un avocat d’affaires de Sofia dans la langue de Molière. Mais les velléités de Zhongnanhai interpellent également pour d’autres raisons de nature géostratégique et idéologique : si l’Union souhaite se prémunir contre la diffusion d’une approche transactionnelle ‘à la chinoise’ des affaires internationales et de son cortège de coutumes opaques (qui n’ont pas attendu les grands travaux chinois, ni en Bulgarie ni ailleurs, cf. infra), à contresens des valeurs démocratiques européennes et des idéaux de la classe entrepreneuriale, elle doit continuer à rappeler la ligne rouge.
L’épreuve de l’Etat de droit
Il serait d’autant plus naïf de résumer la Bulgarie à une carte postale schumpétérienne idéalisée, que les défis institutionnels et démocratiques y sont régulièrement pointés du doigt par la presse et l’U.E.
Le 8 janvier, alors que le gouvernement Borissov venait à peine de prendre les rênes du Conseil de l’U.E., le meurtre en plein jour à Sofia de Petar Hristov, un magnat de l’immobilier et du tourisme proche du GERB (le parti de droite au pouvoir), a rappelé aux observateurs les années sombres où prévalaient les liens entre hommes d’affaires, politiciens, et crime organisée.
Au-delà de ce fait divers, les manquements à l’Etat de droit persistent de manière diffuse et protéiforme.
D’après le dernier rapport de du Centre d’études démocratiques à Sofia, 1.3 million d’individus, soit plus d’un adulte sur 5 dans le pays, auraient pris part à une transaction caractérisée par de la corruption, par exemple en recevant ou en payant un pot-de-vin. Le pays détient toujours la palme de la corruption dans l’Union d’après l’index 2017 (mesurant les perceptions) de Transparency International (au 71ème rang mondial à égalité avec l’Afrique du Sud, derrière la Hongrie, 66ème, la Roumanie, 59ème, la France, 23ème, et l’Allemagne, 12ème).
Le niveau de corruption serait tel que des experts comme Ognian Shentov, président du Centre d’études démocratiques, préfèrent parler de « captation d’Etat ». Dans un café en face du Palais National de la Culture qui a accueilli, après avoir été rénové l’an dernier, la plupart des événements de la Présidence bulgare, une sociologue dénonce le statu quo en trompe-l’œil : « Alors qu’en Roumanie il y a eu des procès, la captation étatique est encore vivace en Bulgarie. Même si, quand une banque [KTB] est volée jusqu’à la banqueroute, ou que l’eau d’un barrage disparaît, la factualité n’est plus crédible ». Un top-manager français nous révèle à son tour son expérience de la captation publique : « Dans d’autres pays, il y a des cadeaux pour obtenir un mandat, mais après l’entreprise fournit le service. Ici, l’entreprise ne fournit pas toujours le service; par exemple la neige n’est pas ramassée en hiver par le prestataire mandaté ».
Un dirigeant d’une filiale française à Sofia évoque un autre coup de canif au contrat social (et incidemment à la libre concurrence). « Dans un certain nombre d’entreprises bulgares, une partie du salaire est payée sous la table. Nous, les entreprises étrangères, on paie le salaire officiel, rien que le salaire officiel, tout le salaire officiel, y compris, dans leur entièreté, les avantages sociaux ouvrant droit à la sécurité sociale et à la retraite ».
Toute honte bue, le boom entrepreneurial et technologique du pays pourrait servir de contrefeu. Reconnaissons toutefois que ce risque médiatique ne s’est pas encore matérialisé : si les élites politiques et économiques semblent ne pas avoir pris la mesure des lacunes béantes de l’Etat de droit et de leurs effets délétères, elles ne paraissent pas vouloir tirer profit médiatique des réussites entrepreneuriales et technologiques. Ainsi, le gouvernement joue plutôt la carte de la modestie, par exemple au forum de Google à Sofia en mai dernier où le premier ministre a insisté sur l’importance de réduire la fuite des cerveaux bulgares (dans un pays qui a perdu plus de 20% de sa population en vingt ans, et dont partent 30 000 personnes encore chaque année, essentiellement des étudiants et jeunes diplômés).
Cette posture lucide et volontaire sera précieuse dans les réformes à entreprendre pour concilier durablement révolution digitale d’une part et croissance et développement social d’autre part. A ces conditions – fiabilisation de l’Etat de droit, alignement sur les intérêts des démocraties en Europe et au-delà, redistribution des fruits de la croissance et amélioration des conditions de travail et de reconnaissance – la course technologique bulgare s’accompagnera d’un progrès économique et social pérenne.
A défaut, les savoir-faire bulgares pourraient devenir un jour les vestiges d’un temps révolu, où la Bulgarie disposait, après des siècles de domination étrangère, d’une maîtrise de son destin.