Bulgarie.eu (4/4) : 6 mois d’avancées discrètes et bilan provisoire de la présidence bulgare

Rolland Mougenot

Discrétion de diamant

Au lendemain de six mois de Présidence bulgare du Conseil de l’Union Européenne, les pundits peinent à saisir les principaux succès du semestre écoulé, tant la moisson d’annonces et de décisions a été abondante (plan de transition vers un système de Science Ouverte ; programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense (EDIDP) ; Cadre Européen pour un Apprentissage efficace et de qualité ; accord sur le renforcement du Système d’Information Schengen (SIS) ; proposition d’une directive relative à la distribution transfrontalière des fonds collectifs d’investissement…). La difficulté à résumer ces avancées d’un mot renvoie aussi au plan de communication adopté. 

Les ambitions digitales de la Présidence estonienne, mises en scène au Sommet numérique de Tallinn le 29 septembre 2017, avaient fait écho à un espoir de relance de l’Union par l’innovation technologique. Le président français, pris au jeu, s’était mué en héraut des succès de l’« E-Estonie » et des attentes du gouvernement de Jüri Ratas (dans l’e-administration et l’e-économie, ainsi que dans la défense et la cyber-sécurité européennes, un chantier auquel tient également Berlin). Les mesures du Conseil européen (déclaration du 6 octobre 2017 sur l’administration en ligne ; relance du « paquet commerce en ligne » après des années d’immobilisme ; déclaration 5G du 18 juillet 2017…) avaient traduit les intentions en engagements. Au passage, l’Estonie avait à la fois affermi son statut de modèle entrepreneurial, et marqué de sa patte l’agenda de l’Union.

En comparaison du clairon de la « Start-Up Nation », entonné à satiété, les messages de la Présidence de Sofia ne tintent pas aussi ardemment à nos oreilles ; à tel point que l’on peut se demander si le gouvernement de Boïko Borissov, qui se vante d’avoir agi en « courtier honnête et neutre », n’a pas péché justement par excès d’humilité et d’impartialité. Comme si le bon élève de Maastricht, revenu à l’équilibre budgétaire, avait préféré taire ses réussites et jouer au médiateur conventionné plutôt qu’à l’influenceur désinhibé. Retenue atavique d’un peuple taiseux et industrieux ? Prudence tactique d’un éternel candidat aux clubs les plus sélectifs de l’U.E. ? Dilemme stratégique d’un espace au carrefour de grands ensembles ?

A moins que la « Présidence citoyenne » de Sofia n’ait accompli précisément ce qu’elle souhaitait : orienter sans tapage ni friction l’émergence et le cours de quelques initiatives-clés lui tenant à cœur, et accompagner la progression d’autres projets initiés lors des précédentes mandatures, dans le cadre d’un agenda équilibré, sous forme d’un diamant à 4 facettes où le digital n’exclut pas les autres priorités : « United we stand strong », comme l’annonçait le slogan de la Présidence bulgare.

S’il est certainement trop tôt pour tirer un bilan définitif des avancées de ce semestre bulgare, il n’est pas interdit, en attendant que la présidence autrichienne n’atteigne pleinement sa vitesse de croisière, de songer à ce qui aurait pu advenir et à ce qui peut encore éclore.

Les transformations silencieuses de la Présidence bulgare

La Présidence bulgare a contribué au progrès de nombreux dossiers lancés ou relancés par l’Estonie, en particulier : le projet de règlement relatif à eu-LISA, l’Agence européenne pour la gestion des S.I à grande échelle au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, dont le siège est localisé à Tallinn; le cadre européen de certification de cybersécurité des produits, services et processus des TIC ; le marché unique du stockage et de traitement des données.

En outre, à regarder de près le rapport de synthèse de la Présidence bulgare, publié mi-juillet, on note plusieurs avancées liées aux spécificités bulgares, soit que Sofia ait poussé certains projets législatifs, soit que les besoins bulgares, partagés par d’autres Etats-membres, aient inspiré le Conseil, le Parlement et la Commission.

Des accords entre le Conseil et le Parlement ont ainsi vu le jour sur plusieurs thèmes chers à Sofia. L’initiative communautaire de soutien à la recherche en informatique à haute performance, EuroHPC, franchit une étape avec l’accord entre 7 pays membres sur une mutualisation des ressources nationales et sur une dotation de 500 millions d’euros (provenant d’Horizon 2020) qui serviront en partie à se doter de 2 superordinateurs « pré-exascale », alors que l’Europe du supercomputing s’efforce de rattraper son retard sur la Chine et les Etats-Unis.

Les accords entre Présidence bulgare et Parlement sur l’optimisation du fonctionnement de l’Agence européenne de coopération judiciaire, sur la reconnaissance mutuelle des ordres de gel et de confiscation, et sur le cadre légal de la lutte anti-blanchiment, abondent dans le sens d’une consolidation de l’Etat de droit.

Sur le plan des politiques sociales, le bilan de la Présidence n’est pas aussi mince qu’attendu. A l’exception de son opposition réussie au « paquet mobilité » prévoyant que le transport routier soit assujetti aux mêmes obligations sociales que celles régissant le travail détaché depuis octobre 2017, en son nom et en celui d’autres Etats-membres (Roumanie, Espagne, Portugal…) défendant leur transport routier, les acteurs bulgares de la Présidence n’ont pas fait barrage à d’autres projets législatifs sociaux, que ce soit la régulation 883 de coordination de la Sécurité Sociale, ou la directive Equilibre de Vie au Travail.

Sur le plan géostratégique, les analystes ont fait part de leur déception suite au sommet sur les « Balkans Occidentaux », qui devait couronner cette présidence. Certes, la promesse de « Connectivité » est aussi séduisante par ses consonances technophiles et mondialistes que maigre à l’aulne des enjeux pour le continent (stabilité régionale, dynamisme économique, gestion des frontières) et pour la Bulgarie : élargissement de son cercle d’alliés, relais de croissance compensant la contraction du marché domestique). Cependant, le sommet a eu le mérite de remettre le thème à l’ordre du jour, avec à court terme de possibles projets d’infrastructure.

« Ami, n’entre pas ici sans désir »

A propos d’un fellow member-State aspirant à intégrer la zone euro et l’espace Schengen, la formule du poète est appropriée. La modestie et la prudence ont leurs limites dans une « économie de la promesse » (comme le théorise l’historien des sciences Pierre-Benoît Joly).

Il y a quelques mois, un haut-fonctionnaire bulgare déclarait publiquement, à destination de Pékin, que les fonds européens escomptés dans les prochaines années aideraient Sofia à renforcer ses axes de transports et à acheminer les produits chinois au centre de l’Europe… Si l’approfondissement de son intégration européenne vise simplement à conforter sa position de trader entre différents espaces, entre l’Europe d’une part, et la Chine, la Russie et la Turquie d’autre part, gageons que Sofia ne trouvera pas que des soutiens.

 

Aux yeux des chancelleries de l’Ouest, la Bulgarie ne peut plus se contenter d’être un innovateur au sens de la sociologie de l’économie (Granovetter, Swedberg, Zelizer), un passeur jouant des écarts de valeurs entre des sphères qu’il connecte. Les exportations bulgares (représentant 65% du PIB d’après Trading Economics, contre 30% en France) sont soutenues indirectement par les fonds européens. De ce point de vue, on pourrait dire que la politique gouvernementale bulgare relève moins d’un néo-libéralisme que d’un colbertisme subventionné par l’Europe.

 

Dans une logique de convergence, la Bulgarie est appelée à davantage co-piloter les chaînes de valeur économique et à rejoindre de toute sa tête le cœur stratégique de l’Union. L’ambition régionale de Sofia, dans une région où la Bulgarie fait figure d’exemple sur le plan économique et aussi sur le plan démocratique, s’insère dans ce qui pourrait être un plan de route viable et mutuellement bénéfique.

                Par ailleurs, il convient d’interroger l’agenda de Bruxelles vis-à-vis de la Bulgarie.

La Bulgarie, par ses défis institutionnels, par sa posture de carrefour géostratégique, interpelle l’Union de manière bien différente d’une Estonie démocratique et conquérante ayant tourné le dos au grand voisin russe.

Le mécanisme de coopération et de vérification (MCV), auquel Sofia est soumise depuis son adhésion à l’Union en 2007, aide à baliser le chemin dans trois domaines prioritaires (réforme judiciaire, lutte contre la corruption, lutte contre le crime organisé). Le dernier rapport, publié le 15 novembre 2017 rappelle l’engagement d’aide financière de 30 millions d’euros à la réforme du système judiciaire bulgare, et esquisse la possibilité d’une aide technique par des experts juridiques d’autres Etats-membres. Ainsi, la consolidation de l’Etat de droit doit être selon Bruxelles la priorité 1, 2 et 3 du gouvernement Borissov, et cette demande ne souffre pas d’ambiguïté.

 

Par-delà la convergence, les chantiers de coopération scientifique et technologique ne manquent pas. Pour un pays sommé régulièrement de ‘rattraper’ le peloton, ils représentent un changement de perspective rafraîchissant, en ligne avec l’exigence d’agilité collective et de taille critique d’une Europe de l’innovation (telle qu’énoncée notamment dans la politique industrielle de l’U.E., qui promeut le développement de clusters européens de niveau mondial, et l’appui aux projets innovants à grande échelle de nature transnationale). Alors que le retour de la jeune génération (à hauteur de 10 000 par an) et que les innovations locales (encouragées par exemple par l’agence de design thinking Generator, fondée par le serial entrepreneur Martin Zaimov et sa partenaire) signalent un changement des consciences dans la société bulgare, sa classe politique, tiraillée entre Est et Ouest, sécurité et progrès, peut s’inspirer de l’élan spatial européen et de l’agenda 2030 annoncé pendant la Présidence bulgare pour prendre de la hauteur et mettre ses désirs de changement en orbite.