UN SUCCES EN NEGOCIATION DE POLITIQUES EUROPEENNES MAIS UNE PRESIDENCE DECEVANTE EN POLITIQUE INTERIEURE
- L’Espagne dans l’Europe aujourd’hui
La situation économique
L’Espagne est un pays reconnu dans l’UE. Elle bénéficie de l’intérêt pour l’UE de ses élites économiques, en tant que cadre législatif, contrôle supranational et système de réassurance en cas de crise. En ce qui concerne la relation à l’UE du grand public, le soutien est confirmé dans les urnes. Aucune question sur la présence de l’UE dans l’Espagne ne se pose, même si quelques frustrations s’expriment sur des règlementations, en particulier autour du développement durable qui impliquent un très gros effort pour les entreprises, une problématique de formation, de reporting, de mise en œuvre des solutions face à des objectifs indiscutables.
Le plan Next Generation
Le financement européen via le plan de relance Next Generation vise à harmoniser les situations économiques dans les territoires, puisque cette fois, c’est le niveau national et non les régions, qui gère les fonds. Sur les 12 plans Next Generation du gouvernement, 9 concernent l’industrie.
- La présidence espagnole de l’UE
La présidence espagnole de l’Union européenne a abouti à de nombreux accords, Madrid réussissant à conclure 71 négociations législatives entre les trois principales institutions de l’UE. Parmi les thèmes concernés : la transition écologique, l’intelligence artificielle, les migrations et les réfugiés, les règles fiscales, l’autonomie ouverte et stratégique, etc. C’est indéniablement un succès politique. Même si de nombreux textes travaillés lors des précédentes présidences étaient déjà mûrs, le moment était venu d’en récolter les fruits.
Sur le plan intérieur, la présidence espagnole de l’UE était censée montrer un État fort pour faire oublier les tensions internes, mais dans une certaine mesure, cela n’a pas fonctionné. Après l’appel à des élections générales, le Parti populaire a remporté la victoire, mais Pedro Sanchez est resté chef de gouvernement par intérim pendant la présidence. Cette dernière s’est déroulée sur fond de paysage politique conflictuel et très politisé, avec un consensus important entre le PSOE et le PP sur les affaires européennes en termes de politiques, mais un désaccord total sur la politique intérieure. En conclusion, la présidence espagnole de l’UE a été un bon intermédiaire en termes de « politiques publiques » mais une présidence décevante sur le plan de la « politique politicienne ».
En Espagne, l’Europe revêt une importance particulière pour le grand public. Au sein du système monarchique, les élections peuvent être contestées, mais l’UE fait l’objet d’un consensus. La cinquième présidence espagnole aurait dû être l’occasion de progresser à la fois en profondeur et en élargissement. Elle aurait pu être exploitée et présentée comme celle d’un des rares États stables et capables de promouvoir un programme profondément européen. Dans une certaine mesure, l’Espagne a échoué dans son intention de se présenter comme le troisième pays le plus important de l’Europe et comme un « partenaire sûr » en raison de ses problèmes politiques internes. En effet, pendant quatre des six mois de la présidence, il y a eu un gouvernement d’affaires courantes. Le Parlement espagnol, le plus polarisé et fragmenté de l’histoire récente du pays, était prêt à exploser, et l’Espagne a dû en payer le prix fort.
La présidence espagnole semestrielle de l’UE s’est traduite par l’organisation par le gouvernement de temps de rencontres régionales sur des thématiques clés comme l’immigration, le travail et l’emploi, l’égalité hommes-femmes ainsi que la participation des syndicats au dialogue social. Une discussion tripartite sur la réforme du marché du travail, avec le patronat et les syndicats, un accord sur les retraites pour assurer la pérennité des pensions, un suivi des syndicats mais pas de contribution sur les financements du fonds européen Next Generation.
Les prochaines élections européennes
Les élections européennes de juin 2024 serviront de baromètre pour l’Europe et les résultats attendus ne sont guère un problème puisque 65 % des électeurs votent pour les deux partis les plus centraux de gauche et de droite. On s’attend à une victoire du Parti populaire, l’une des plus grandes délégations au sein du groupe PPE au Parlement européen. La crainte réside dans la tentation d’y voir une coalition droite-droite avec des conservateurs et des eurosceptiques, étant donné que Manfred Weber, le patron du PPE, semble pencher vers la droite.
III. La relation de l’Espagne avec la France
Relations entre les populations
L’ONG Dialogo, fondée lorsque l’Espagne est entrée dans l’Union européenne dans le but d’améliorer le dialogue entre la France et l’Espagne, confirme dans ses enquêtes d’opinion auprès des Espagnols et des Français, que la relation entre les deux pays évolue favorablement. L’Espagne se montre plus pro-européenne que la France, associant davantage l’Europe à la démocratie.
Relations culturelles
A Madrid, l’Alliance française fête ses quarante ans cette année. La place de la langue française en Espagne est la deuxième langue vivante, même si l’allemand a pu être la langue de référence pour les intellectuels. C’est un élément de compétitivité et une opportunité pour l’emploi.
Relations sur le plan énergétique
Dans la relation Espagne-France, la France est le premier client de l’Espagne et le deuxième ou troisième exportateur selon les années : le dossier des interconnections sur le marché des énergies devrait avancer pour mieux faire circuler les énergies renouvelables. L’Espagne est le hub européen du GNL, avec 8 usines de regazéification en marche, soit 35% de la capacité européenne.
- La priorité espagnole de la relation avec l’Amérique latine
Pour le think tank el Cano, dont 30 % des efforts de recherche se concentrent sur l’Amérique latine, le rapport récent « Pourquoi l’Amérique latine compte ? » remet en question quatre idées largement acceptées :
- L’Amérique latine est un désastre économique, ce qui n’est pas le cas comparé à l’Europe, avec une croissance annuelle de 5%.
- L’Amérique latine est un désastre politique, ce qui n’est pas vrai. L’État de droit et la démocratie sont encore majoritaires.
- La Chine a pris le contrôle. Les États-Unis et l’UE restent les plus grands partenaires. Les gens aspirent à migrer vers les États-Unis et l’UE, pas vers la Chine.
- Les entreprises espagnoles regrettent d’avoir été globales en Amérique latine. Le retour sur investissement est très bon, comme en témoignent les réinvestissements continus de sociétés telles que Santander ou Spanish Telecom.
Cependant, des doutes subsistent.
- L’Union européenne ignore l’Amérique latine, comme en témoigne le non-approbation récente de l’accord sur le Mercosur. Cela pourrait changer la donne en augmentant le commerce intra-américain de 30% dans les échanges en Amérique latine grâce à des règles communes, connues sous le nom de l’« effet Bruxelles».
- La position de l’Espagne en Amérique latine est en déclin. Le terme « Ibero-America » sonne comme une vision post-coloniale, ne reflétant pas la réalité actuelle où le commerce est plus diversifié et le reste du monde gagne également en intérêt pour l’Amérique latine.
- L’Amérique latine est principalement associée au lithium et à la plupart des matières premières. Il est nécessaire de démontrer que l’approche européenne dans la région est moins extractive que les autres puissances, comme la Chine, en prenant l’exemple du Chili, le pays le plus européen de la région, avec lequel la relation s’est améliorée.
A vrai dire, l’Espagne exprime une fatigue de « relancer la relation avec l’Amérique latine » à chaque présidence espagnole de l’UE, mais en l’ignorant le reste du temps. Ce n’est pas un discours sérieux ni crédible. La réalité est qu’on ne peut pas ignorer ce sous-continent, la région la plus euro-comptable en termes de relations humaines et de valeurs. Le potentiel est énorme, si l’UE joue son rôle. Cela faisait 7 ans qu’il n’y avait pas eu de réunion UE-Amlat avant la présidence semestrielle espagnole. La base du dialogue doit partir des secteurs prioritaires comme énergie/climat, transports, digital ou éducation.
Le programme européen Global Gateway vise justement à identifier les projets dans lesquels investir entre entreprises européennes et locales, capables de bâtir de nouvelles chaînes de valeur plus sûres. Le game changer, c’est le partenariat entre les entreprises privées au-delà de l’investissement public. Enfin, pour réussir, il faut également investir du capital politique européen.
- Les défis
La sécurité économique
Le concept de « sécurité économique », d’un autre temps, est de nouveau à l’ordre du jour. Les institutions européennes ont publié une communication en juin dernier sur la sécurité économique, comme fondement d’une future protection contre les risques, d’une promotion des relations économiques, de la compétitivité et des partenariats. Il ne s’agit pas seulement d’un concept défensif, mais proactif, posant la nécessité d’agir face à la triple Transition digitale, des modèles économiques et environnementaux, qui détermineront l’avenir.
Les principaux défis portent sur :
- Le digital : Plusieurs enjeux comme le fair share, compte-tenu du poids de la construction des réseaux par les télécoms, exploités ensuite par les grandes plateformes qui profitent de leur avantage sans payer ; le prix du réseau doit être payé par les acteurs économiques, comme le prix d’accès à Internet pour le grand public.
- Le climat : Les énergies renouvelables et l’hydrogène vert
- L’investissement : il faut être capable, dans le contexte mondial post-covid qui a montré nos vulnérabilités, de mobiliser nos capacités intellectuelles et en capital pour investir dans les nouvelles activités comme les batteries électriques, l’économie circulaire, les biotech, etc.
- L’industrie : la politique industrielle de l’UE a été absente du modèle libéral des années 1990-2000. Nous avons besoin de trouver une nouvelle politique industrielle européenne, dans la sécurité économique, la promotion de la compétitivité, des marchés plus diversifiés et la promotion de bases industrielles dans de nouvelles activités.
L’économie circulaire
Le Manifeste de BNP Paribas Personal Finance couvre différentes interventions en matière de philanthropie, de support digital et d’opportunités commerciales dans des segments comme :
- La location plutôt que l’achat d’équipements technologiques d’appareils électroniques grand public tels que les téléphones mobiles et les consoles de jeux, en collaboration avec Carrefour et Samsung.
- La mise en circulation de vélos recyclés : Circular Bike occupe la deuxième place dans le secteur des vélos en Espagne, avec une part de marché de 35% à 40% dans le financement de nouveaux vélos.
- Le développement de garanties étendues pour les voitures, les appareils électroménagers blancs et bruns (cuisine, mobilier, etc.).
A la place du Black Friday, une opération C-Friday pour Circulaire a été lancée, en partenariat avec une ONG, dans un mélange entre philanthropie et entreprenariat débouchant sur des outils de sensibilisation à la seconde main, des formations sur la collecte de biens de consommation pour le réemploi ainsi que le recyclage.
La principale problématique en matière de durabilité réside dans la sensibilisation visant à transmettre le message selon lequel tout ce que vous achetez a une seconde vie. Il est nécessaire de faire progresser la sensibilisation du grand public pour encourager un changement d’attitude.
En Espagne, l’intérêt pour l’économie circulaire gagne du terrain. Moins qu’en France, mais l’objectif est de la rendre plus mainstream. Pour le grand public, la première préoccupation est budgétaire, la « Seconde main » constitue une manière de récupérer un peu d’argent. Le changement climatique est aussi un argument puissant pour les consommateurs, impactant les gens chez eux rendant l’efficacité énergétique des maisons est un critère pertinent pour l’achat ou la location, tandis que les énergies renouvelables progressent rapidement.
La banque BNP Paribas, dans son ensemble, considère que la durabilité est l’un de ses critères fondamentaux, bien qu’aucun objectif officiel ne soit pour le moment déclaré tant que la nouvelle taxonomie nécessite des clarifications. Cependant, dans les rapports trimestriels, des indicateurs clés de performance (KPIs) sont produits et suivis, permettant ainsi la réalisation de projets futurs avec des résultats concrets.
L’association REMAR, partenaire de BNP Paribas Personal Finance, constitue un réseau regroupant 200 000 membres actifs en Espagne. Son objectif est de créer une économie circulaire. Elle s’engage dans la collecte, la réutilisation et la circulation de produits, ainsi que dans la récupération d’aliments auprès des supermarchés pour les redistribuer. En outre, l’association pilote la collecte auprès d’usines, gère des boutiques solidaires et des maisons d’accueil pour les familles en Espagne ; sans oublier ses actions solidaires en Afrique, avec des envois quasi quotidiens de conteneurs pour distribuer de la nourriture dans les prisons et auprès des orphelins.
La priorité de la réindustrialisation et de la formation
Les préoccupations économiques pour 2024 portent sur les déficits publics importants, sur la nécessité de faire évoluer les lignes budgétaires après 4 ans de renouvellement du budget voté par la précédente mandature. La réindustrialisation (gigafactory de batteries électriques) ne compense pas la désindustrialisation qui touche aussi l’outil industriel espagnol.
La priorité serait d’améliorer la formation pour les entreprises, en particulier pour la transformation digitale. Les besoins concrets des entreprises ne sont pas couverts par les formations universitaires, qui représentent une reconnaissance sociale par les diplômes, alors que la perception de la formation professionnelle pourrait être plus positive compte tenu des emplois qualifiés à la clé.
L’action syndicale pour les industries
L’action du syndicat UGT, 900 000 adhérents et plus de 100 000 représentants dans les entreprises pour les industries, coordonne trois activités, la formation, l’égalité et l’emploi, ce qui représente 2,8 millions d’emplois et un tissu de 194,000 entreprises, plus de 80% étant des PME. Il assure le suivi des mesures gouvernementales dans toutes les filières, en particulier l’encadrement des conventions collectives, l’État privilégiant une harmonisation par le haut avec de meilleures garanties tandis que le secteur privé privilégie des accords moins disant.
Le syndicat dispose d’une force de négociation grâce à ces conventions sectorielles. Trente-huit conventions sont en cours, avec le double défi d’accompagner des entreprises de taille différente et d’assurer la transition numérique et durable, tout en assurant un accompagnement juridique autour de la transposition en cas de conflit d’interprétation des mesures prévues dans les entreprises.
L’un des principaux défis correspond à la tertiarisation des industries, se traduisant par la baisse de la part industrielle dans l’économie, qui est passée de 28% en 1981 à 12% en 2023. De ce fait, la réindustrialisation est très importante, se traduisant par la transformation du modèle industriel avec la numérisation et la durabilité, alors qu’il n’y a pas de mesures concrètes au plan national puisqu’il n’y a pas de ministère de l’industrie ; les politiques industrielles sont régionales en Espagne, du fait de la structure territoriale fédérale.
Autres politiques syndicales :
- L’emploi des jeunes via tout type de formations : de requalification, duales académiques et professionnelles, en entreprise (stages et alternances) afin de créer davantage d’emplois, de réduire les inégalités territoriales et de combler les pénuries sur des métiers manuels ;
- Les travailleurs des plateformes : L’Espagne a été pionnière dans la régulation des chauffeurs et livreurs, alors que la startup Uber préférait les auto-entrepreneurs, la relation employeur-employé doit être encadrée par un contrat afin d’ouvrir à des droits syndicaux et d’indemnités de licenciement.
- Les algorithmes : Les syndicats en Espagne demandent accès aux algorithmes de toutes les entreprises lorsque le travail est impacté par la productivité exigée ou lorsque des biais impactent les recrutements. Ces demandes portent sur les « commandes », pas sur les développements techniques, un peu comme une notice pour les médicaments ainsi qu’un regard sur ce qui est contrôlé chez les salariés, sur les indicateurs qui pointent la productivité individuelle.
Les questions de sécurité
Il existe un lien fort en Espagne avec les États-Unis, notamment l’importation de gaz depuis l’agression Russe en Ukraine, ainsi qu’une base militaire américaine près de Gibraltar, officiellement pour l’OTAN depuis les années 1960, plus grande base en Europe occidentale, utilisée dans chaque conflit au Moyen-Orient.
0,7 % du PIB a été alloué à l’Ukraine. L’Espagne est le quatrième pays le plus important en dehors de l’Ukraine où les enfants ukrainiens sont éduqués, même si l’Ukraine se trouve à six heures de vol et qu’il n’y a pas de liens historiques entre les deux pays.
En Afrique, l’Espagne est le seul pays de l’Union européenne ayant une frontière terrestre avec le Maroc, qui collabore sur des questions telles que le terrorisme, les migrations irrégulières et le trafic de drogue illégal. L’Espagne joue le rôle d’intermédiaire entre les partisans et les opposants à la coopération avec la Chine au sein de l’Union européenne.
L’énergie
Sur les questions énergétiques, les États-Unis sont le plus grand investisseur étranger en Espagne, ce qui témoigne d’une relation très forte. L’Espagne est devenue importatrice de gaz naturel liquéfié (GNL) depuis la crise en Ukraine, exploitant des installations de GNL qui étaient auparavant inutilisées. Le pipeline en provenance d’Algérie, historiquement principale source de gaz, s’est asséché pour des raisons politiques (le gouvernement espagnol a changé d’avis sur l’occupation du Sahara occidental par le Maroc) et militaires.
La Catalogne
Sur la Catalogne, l’opposition y était pro-européenne, tout comme dans le projet indépendantiste écossais. Ils espéraient que l’adhésion à l’UE pourrait être un progrès pour leur nationalisme. Les sécessionnistes dominent désormais, visant l’indépendance. L’autonomie régionale catalane joue désormais le jeu politique avec un parti plus radical et antisystème, qui a élevé la crise au niveau de l’UE. La crise est passée d’une Catalogne nationaliste à une Catalogne sécessionniste, avec un discours du type « L’Espagne nous vole ».
Le point de non-retour serait la réforme de la Constitution, une boîte de Pandore, nécessitant une majorité des 3-5e. Le PSOE et le PP ne traitent pas de cette question territoriale, même si cela entraîne le pays dans des tensions économiques et politiques. Le danger réside dans des accords de facto en dehors de l’État de droit.
La Catalogne est une préoccupation qui éloigne l’économie de ses priorités, qui consomme le capital politique des dirigeants et représente potentiellement un risque pour l’unité de l’État. Au niveau européen, l’enjeu est celui de la non-reconnaissance de la Catalogne indépendante qui pèse le même poids démographique et économique que l’Autriche et la problématique de la reconnaissance de la langue catalane comme langue officielle de l’UE.
Le sentiment d’indépendance s’est développé à partir de la crise économique de 2008.
Avec la crise économique en 2012 et la quasi-intervention de l’UE en Espagne dans la gestion économique du pays, les dirigeants ont été conduits à un effort de repositionnement pour ne plus être en risque de mise sous tutelle. Mais cet élan réformateur est brisé par la déstabilisation occasionnée par la question catalane ; la plupart des acteurs à Madrid exprime une relative fatigue de subir ce sujet sans y trouver de solution.