Une présidence dans un contexte politique de rupture
Il y a eu l’Allemagne de Schröder et ses réformes. Il y a maintenant l’Italie de Renzi qui bouscule les codes et les normes de la politique italienne, pour faire de son pays l’un des plus réformateurs du moment. Ou qui se proclame comme tel. Pour l’heure, Renzi est celui qui a permis un renouvellement de la classe politique italienne, on en rêverait en France, et il a clos le chapitre de l’hystérie berlusconienne. Longtemps, l’Italie fut regardée comme une sorte de gérontocratie et Renzi peut être compris comme le fruit d’une certaine exaspération générationnelle. La jeunesse italienne subit au premier chef les conséquences d’une crise interminable et dont les origines la précèdent largement. Renzi, c’est un homme de 39 ans (plus jeune chef de gouvernement en Europe après Charles Michel en Belgique) qui fait front aux constitutionnalistes et aux syndicats hostiles au « Jobs act », l’une de ses réformes phares qui a pourtant provoqué un schisme au sein du son parti, le Parti Démocrate. Renzi, c’est l’histoire d’un homme légitimé par les élections européennes (40% des suffrages), qui trace sa route presque seul, et que certains comparent déjà à Thatcher. Bye bye donc l’Italie de cet histrion de Berlusconi, qui a dominé pendant 20 ans la politique italienne et qui fut le symbole d’une Italie amorale et illégale, et dont beaucoup d’Italiens avaient honte à l’étranger. C’est dans cette Italie fière d’elle-même, dans laquelle indéniablement souffle un vent nouveau, que nous avons séjourné pour ce 12è voyage de Présidence européenne.
Comme toujours, l’agenda de cette Présidence est dicté par les circonstances internationales et les priorités de politique intérieure. Or, partout en Europe, le diagnostic de l’exigence des réformes structurelles a été fait, notamment sur le marché du travail, la Justice et l’administration publique. Emploi (ici aussi on parle de « lost generation », le taux de chômage général est de 12% en Italie mais grimpe à 42 % chez les jeunes), présence forte sur la scène internationale, climat, questions migratoires (Frontex et la suite de l’opération Mare Nostrum (lancée après le drame des migrants de Lampedusa) avec Triton, révision des accords de Dublin) et fonctionnement institutionnel (une nouvelle version de la vieille antienne du rapprochement de l’UE et des citoyens, mais cette fois-ci à partir des citoyens eux-mêmes, avec une approche « bottom-up » et « grass-rooted » selon les expressions anglaises en cour), sont les cinq priorités de cette Présidence italienne.
En parallèle de ces réformes structurelles, qu’elle souhaite continuer de promouvoir, la Présidence italienne soutient également une politique de relance coordonnée au niveau européen, avec notamment des investissements par le biais de la Banque Européenne d’Investissement (BEI) et le plan Juncker d’une enveloppe de 300 milliards d’Euros. Finalement, cette vision sied au vieil adage de Jacques Delors: « la rigueur aux États, la relance à l’Europe ». Au-delà de ces ajustements macro-économiques, la question du fonctionnement même des institutions est à l’ordre du jour de cette Présidence italienne. Elle souhaite renforcer le délicat processus de monitoring des réformes accomplies par les pays membres et prévoir, en cas de non-respect des règles communautaires, une grille de sanctions qui pourraient aller, pour les plus mauvais élèves, jusqu’à la mise sous tutelle. Toutefois, les Italiens sont favorables à une flexibilité accrue dont les États pourraient jouir par rapport au Pacte de stabilité et de croissance, négocié à la fin des années 90 dans un contexte économique mondial très différent de celui d’aujourd’hui. Quelles pourraient donc être les marges de manœuvre? Renzi est resté plutôt vague sur ce sujet (il ne faut pas trop irriter l’Allemagne) et la Présidence italienne laisse la Commission négocier en bilatéral avec les États membres.
« Changer l’Italie pour changer l’Europe »
Impossible de revenir de ce voyage d’études sans insister sur Renzi, ce phénomène qui a bouleversé la politique, chouchou de la droite et déjà affublé de plusieurs surnoms tels que « Renzusconi » (mélange de Renzi et de Berlusconi, avec qui il partage sans aucun doute la même ambition, voir sur pas mal de points, le même programme – cf le premier mandat de Berlusconi et sa révolution libérale – comme on nous l’a souligné plusieurs fois) ; ou le « rottamatore », c’est-à-dire celui qui envoie à la casse les vieux gérontes de la politique italienne. La méthode Renzi, ou plutôt son absence du fait d’une pratique instinctive du pouvoir, est un mélange de volonté politique et de communication efficace (par exemple, les fameux 80 euros gagnés sur la fiche de paye), s’appuyant par ailleurs sur le coup d’éclat, qui paraît cependant peu tenable sur le long terme. Mais pour le moment les grands chantiers de réformes ont été lancés, que ce soit pour la fonction publique ou le marché du travail (il existe 47 types de contrat de travail différents en Italie).
Les handicaps structurels de l’Italie sont connus: bureaucratie lourde et boulimique, fonctionnement très lent de la Justice (les délais de jugement sont très longs, 3 ans en moyenne, ce qui est un vrai frein à la vie économique car les différends dans les affaires se terminent souvent au tribunal et cela crée une insécurité juridique préjudiciable aux investissements, notamment étrangers), corruption (voir notamment un récent scandale au sujet des appels d’offre pour l’Exposition universelle), évasion fiscale (qui représente quand même 9 % du PIB) et le travail au noir. Durant ses cent premiers jours, Renzi a lancé la réforme du Sénat, qui passe de 315 à 100 membres, et qui deviendrait une chambre des régions élue par des grands électeurs, avec une fonction consultative seulement; réforme des collectivités locales (surpression des provinces) et du marché du travail. Le processus sera long, notamment du fait du bicaméralisme égalitaire qui implique de longs examens et allers-retours dans les deux chambres. Déjà, Renzi a promis de réformer le pays en mille jours et non plus en cent. Mais si la tâche est lourde (l’Italie est l’un des rares pays d’Europe qui n’a pas changé ses institutions depuis la Seconde Guerre mondiale…), le changement de cap semble réel. Même le Mouvement Cinq Étoiles de Beppe Grillo pâtit de la politique de Renzi, qui a mis en œuvre pas mal de points revendiqués par ce parti fourre-tout et démagogique: transparence (un site internet gouvernemental décrit les mesures de Renzi afin que les citoyens puissent être comptables de son action, ce site étant extrêmement précis, tel le suivi de la vente des voitures du domaine), contrôle du budget, fin des gabegies et des signes extérieurs de pouvoir. Enfin, la numérisation de l’administration publique, domaine dans lequel l’Italie est très en retard, devrait être en place en 2015, date à laquelle théoriquement, tout le monde devra déclarer ses revenus en ligne (et a priori sans l’aide d’un expert-comptable, comme souvent, du fait de la complexité des déclarations de revenus). Selon sa propre expression, Renzi veut donc « changer l’Italie pour changer l’Europe ».
Car l’intérêt des Italiens pour les questions européennes est réel. « L’Europe, ce n’est pas autre chose que l’Italie » avons-nous entendu. Le mot « fédéralisme » n’est pas un gros mot vilipendé ou qui sert de déversoir des désillusions de la situation économique actuelle. Rappelons au passage que dans son grand discours d’investiture, Renzi a mentionné avec ferveur les États-Unis d’Europe. Et l’Italie peut s’enorgueillir d’avoir produit de grands européens, tels de Gasperi et Spinelli, de sorte que l’Europe est dans l’ADN de la République italienne qui y a perçu un levier de légitimation internationale après les affres du fascisme. Aujourd’hui encore, les mouvements fédéralistes comptent souvent de grands bataillons d’Italiens. En outre, les identités régionales sont très puissantes, et devancent souvent le sentiment national. Mais si l’identité stratifiée commence pour beaucoup d’Italiens par l’ancrage dans sa ville (et particulièrement pour les Romains !), sa paroisse, puis son club de foot, en revanche, dans ce pays où la démocratie est en fait récente et où l’État et l’administration dysfonctionnent dans bien des domaines, on se dit qu’à l’étage du dessus (lire: avec une Europe fédérale), cela ne peut qu’être mieux. L’Italie, où les partis europhobes qui vilipendent l’Europe allemande sont minoritaires malgré une radicalisation du discours en la matière, est donc à contre-courant du reste de l’Europe où les partis eurosceptiques gagnent du terrain (cf France, GB, etc.). Certains appellent à un rapprochement franco-italien pour pousser l’Europe fédérale, mais politiquement, et compte-tenu et de l’impopularité de Hollande et de son influence minime en Europe, il n’est pas certain qu’il soit dans l’intérêt de Renzi de capitaliser sur un axe franco-italien pour amener l’Europe là où il le souhaite. Du reste, la tentative de Hollande, au début de son mandat, de créer un axe Sud pour contrebalancer le poids de l’Allemagne a fait long feu.
Il existe cependant un sentiment d’insatisfaction, et notamment au niveau du fonctionnement même de l’Europe. D’abord, au niveau général, on regrette qu’en plus de l’Union Economique et Monétaire et du Pacte de Stabilité, il n’y ait pas une Europe politique, avec un agenda social (salaire minimum et contrat de travail européens, fiscalité harmonisée, etc..). Ensuite, les incohérences de la politique européenne se perçoivent très concrètement dans la gestion des fonds structurels que l’Italie reçoit: ils doivent être compatibles avec le respect du Pacte de Stabilité (la fameuse règle des 3% pour le rapport déficit / PIB), et en conséquence, une bonne partie des fonds reçus (6 Md au total tout de même) doit être rendue à l’UE…. C’est un point noir qui est revenu souvent dans nos conversations. Or l’Italie a besoin de ses fonds structurels. Car si la situation politique s’est stabilisée (pour la première fois depuis longtemps, les Italiens ne spéculent plus sur la fin d’un gouvernement ou sur l’immunité parlementaire de leur Premier ministre), la situation économique reste fragile. La dette atteint 135 % du PIB, la consommation est en berne, le pays est en récession depuis 2011, l’émigration des jeunes est forte, l’immigration sauve à peine le déclin démographique, et l’Italie a perdu 6 à7 % de points de PIB depuis la crise. C’est un pays qui se sent malgré tout quelque peu au bord du gouffre, avec son système de castes (sénateurs, magistrats, etc..) qui sclérose le pays. Il n’y a pas de plan B fait comprendre Renzi pour mieux pérenniser son pouvoir. L’Italie reste le pays de la PME exportatrice sur le créneau des produits de moyenne gamme technologique, mais n’a par exemple aucun acteur majeur dans l’économie numérique, les opérateurs télécom sont faibles et on n’a pas vu émerger ces dernières années de grosses SS2I. Par ailleurs, dernièrement, de nombreuses grandes entreprises ont été rachetées par des entreprises étrangères.
Volet défense: Une culture neutre de non puissance
Les sujets « défense » et militaires passent au second plan en Italie. L’ombre de l’impérialisme militaire plane toujours et les Italiens se désintéressent du sujet. L’Italie est également un pays qui refuse de se penser comme une puissance (selon le mot de Romano Prodi, alors président de la Commission: l’Italie demeure un pays pauvre) et donc remet la question de sa sécurité dans les mains de l’OTAN. Aujourd’hui, l’Italie est cependant le 3è contributeur de troupes dans les missions internationales (c’est par exemple un Général italien qui commande la FINUL, les Italiens ont également commandé au Kosovo, en Irak, etc.). Pendant 20-30 ans (des années 80 jusqu’aux années 2000), en quête de visibilité, l’Italie a été très active dans les organisations internationales et les opérations extérieures (rappelons l’opération Pélican lancée en 1991 en Albanie où les Italiens étaient seuls, ils ont été également été très actifs en Bosnie). L’Italie a estimé ensuite que sa contribution ne lui avait pas permis de faire un véritable saut au regard de sa visibilité et de son influence internationales. L’intervention en Irak illustre parfaitement le peu de retour, s’il n’est pas négatif, sur l’investissement militaire. Aujourd’hui, elle est relativement en retrait des grands sujets de défense, quand elle n’est pas réticente comme ce fut le cas lors de l’intervention en Libye, il est vrai très proche de ses côtes. Malgré tout, les Italiens sont des fervents supporters d’une CFSP forte (qui, au-delà de la politique de sanctions vis-à-vis de la Russie, aurait sans doute permis une meilleure gestion de la crise ukrainienne).
Une nouvelle donne en Europe
Finalement, dans cette période difficile, les Italiens s’en sortent plutôt bien. La méthode Renzi reste fragile sur les moyen et long termes (gouvernance solitaire et très concentrée), mais la plupart des Italiens lui font crédit de secouer la politique italienne, en espérant une réplique du séisme au niveau européen. Ici, plus qu’ailleurs, on a conscience de la nécessité vitale de réformer les institutions européennes, au risque que l’Europe fasse un grand bond en arrière. Le leitmotiv est connu: l’Europe doit retrouver un certain leadership pour exister dans un monde globalisé. Alors, après des années d’eurofatigue, de résignation et de désamour, Renzi parviendra t-il à redonner du sens à ce projet européen ou, comme on l’entend souvent, à réenchanter le rêve européen? Rendons-lui grâce pour le moment de sa volonté politique et d’une certaine vision d’une Europe forte. Puisse ensuite ses talents de tacticien, de funambule et de dompteur subtil, permettre à l’Europe de se réinventer au risque de se confiner dans un déclin plus ou moins heureux. Enfin, pour terminer sur cette ville symbole des vieilles civilisations, aux us et coutumes très particuliers, Rome constitue un rare exemple de permanence dans l’histoire, l’Église ayant assuré le lien millénaire entre la chute de l’Empire et l’édification de la République moderne. En ces temps déclinistes, cette capacité de la cité matricielle de l’Europe à surmonter l’Histoire constitue un précieux message d’espoir, et un rappel que la richesse d’une culture n’est jamais évanescente du fait de nouveaux facteurs de civilisation mais bien en leur absence.
Camille Roux