Et si le fameux numéro de téléphone de l’Europe que cherchait Kissinger était en fait une adresse e-mail? Le récent message du président Obama sur un supposé protectionnisme technologique européen, pour désagréable qu’il soit à nos oreilles communautaires, est à considérer comme un signal paradoxalement positif.
Comment? L’Europe protégerait ses intérêts en matière de technologie, notamment numérique? L’Europe aurait une stratégie en ligne avec ses intérêts commerciaux au sujet des champions du web? Mieux, elle aurait une conception propre en matière d’utilisation des données personnelles? Oui, il semblerait que les choses prennent forme de ce côté-ci de l’Atlantique. Et non, défendre ses intérêts n’est pas fatalement faire œuvre de protectionnisme.
Les analystes nous rappellent le contexte de cette déclaration: les négociations actuelles du Traité transatlantique. En jeu notamment, le principe de Safe Harbor, qui permet à une entreprise américaine de certifier qu’elle respecte la législation de l’Espace économique européen (EEE) pour transférer des données personnelles vers les États-Unis.
Quand le Président américain dit à la Silicon Valley que les plateformes européennes ne leur arrivent pas à la cheville, il a raison. Et quand les Institutions européennes cherchent à rééquilibrer un terrain de jeu commercial qui leur est aujourd’hui défavorable, elles sont dans leur rôle.
Le sujet ne date pas d’hier. Dans les années 1990, les procès contre Microsoft aux États-Unis ont eu un prolongement énorme en Europe. Ils visaient à lutter contre des abus de position dominante dans le secteur du logiciel. Aujourd’hui, ce sont Google, Facebook et consorts qui sont dans le viseur bruxellois, à la fois pour leur approche de l’économie des données personnelles et pour des raisons d’optimisation fiscale.
Il faut bien avoir à l’esprit qu’il n’y a pas dans le monde du web de ligne Maginot qui tienne, le cyberespace étant par nature déterritorialisé. De fait, les infrastructures de l’internet sont, depuis le début, américaines. Et de fait les plateformes utilisées par la quasi-totalité des internautes en Europe sont californiennes.
Pour autant, il y a en Europe une conception du rôle de la puissance publique et de la liberté individuelle qui n’est pas la même qu’aux États Unis. Dès lors, la question de fond pour l’Europe est de savoir quelle société numérique elle veut façonner à partir de l’existant. Et quelles règles édicter pour y parvenir.
Or il faut pour cela que nous arrivions à concilier en Europe des objectifs distincts: d’une part protéger les consommateurs, selon une vision des droits individuels sensiblement différente d’outre-Atlantique. Et d’autre part, favoriser nos entreprises pour qu’elles connaissent le même succès que les GAFA, tout en interdisant les aides d’État et encadrant les concentrations. Le risque est que, ne sachant pas aujourd’hui développer des champions aussi talentueux à ce niveau global, nous nous rabattions sur la seule taxation des champions américains, passés maîtres dans l’art du resquillage fiscal. Comment dans ce contexte s’y retrouver et tenir un discours crédible face aux États-Unis?
À l’heure où les Institutions travaillent à la fois sur un partenariat transatlantique et sur la mise en place d’un marché unique numérique en Europe, il est nécessaire de continuer le vaste chantier de construction d’une approche communautaire cohérente.
En effet, l’économie émergente des données ne se contente pas de heurter notre conception des libertés individuelles. Elle bouleverse radicalement les modèles de nos marchés, de nos entreprises et de nos institutions. C’est en tenant compte de ce basculement que des règles nouvelles pourront être établies, adossées à une conception proprement européenne de la protection du consommateur, mais aussi de la liberté du citoyen et de la croissance de nos entreprises.
Aymeric Bourdin
Article précédemment publié sur le Cercle des Échos.