Avis de tempête pour les Européens: le sens du vote français en 2024.

par Patrick d’Humières

Comment garder la maitrise de notre destin dans un contexte de remise en cause brutale de nos acquis fondamentaux ? Une stratégie française pour 2030 ne peut être qu’une stratégie d’intégration européenne volontariste.

L’instauration du vote direct pour les représentants au Parlement Européen, voulue par Valéry Giscard d’Estaing, a incontestablement installé la conscience européenne dans le débat politique national, avec pour effet démocratique normal d’offrir une tribune structurée aux opposants à la dynamique européenne. A long terme, c’est la volonté d’intégration qui l’emporte, avec des hauts et des bas, dans le cadre d’un processus dont nous savons qu’il reste réversible et qu’il a encore du mal à dépasser les frontières nationales pour s’exprimer. Ce moteur demeure profondément démocratique ; si on doit regretter sa lenteur, ce n’est pas pour forcer la main des électeurs, mais pour réussir sa vocation pédagogique de donner aux citoyens les éclairages dont ils ont besoin pour mûrir leur choix. Entre les deux seules stratégies restantes, la stratégie conservatrice fait de la nation le centre de décision et de l’Union une technique de coordination et la stratégie volontariste fait de l’européanisation des politiques l’objectif fondamental, en gardant la nation comme espace de proximité et de gestion des implications, d’autre part, dans le respect des histoires, des cultures et des spécificités.

Affronter au plan collectif européen des défis qui dépassent nos capacités nationales 

Certes, on n’enfermera pas la stratégie dynamique dans un calendrier ni un programme, commode à communiquer, face à des circonstances qui décident du mouvement, comme la pandémie, puis la rupture énergétique et la solidarité militaire avec l’Ukraine, tous imprévisibles. Pour autant, l’exercice électoral est-il impossible, alors que faire le plein de mécontentements sur le dos de l’Europe est un exercice de basse démagogie auquel les minorités ne résistent pas ? Il nous faut pourtant le réussir, en se gardant des discours immatures et en faisant confiance à l’intelligence de nos compatriotes autour de l’équation qu’ils ont à l’esprit : comment affronter au plan collectif européen des défis qui dépassent vraiment nos capacités nationales, tout en conservant à proximité une participation sérieuse aux choix de vie, en cohérence avec nos traditions et nos intérêts de base ? Ce qui revient à dire que si la démocratie nationale est défaillante, la démocratie européenne ne peut y suppléer et que cette dialectique du niveau communautaire articulé avec le niveau des Etats est une clé de succès du processus.

Fort de quoi, nous recommandons d’aborder le débat de 2024 en mettant sur la table, c’est-à-dire les plateaux des médias et des formes de discussions nouvelles à proposer, une vision objectivée du paysage planétaire à dix ans, avec pour conséquence l’analyse de ce qui peut être fait au plan européen et nulle part ailleurs, justifiant d’aller plus loin ensemble.

Cette leçon de géopolitique basique nous semble d’autant plus sérieuse et convaincante qu’elle s’appuie sur des réalités que les opinions pressentent de mieux en mieux et dont les générations montantes se sont emparées ; ce qui permet aux électeurs d’en tirer des conséquences et aux candidats de mettre à l’épreuve leur capacité à y répondre simplement et ouvertement. Où allons-nous et que faire ? Telle est la question à laquelle répondre sérieusement face aux propos émotionnels et idéologiques qui détournent nos compatriotes d’une analyse rationnelle de nos enjeux.

Un état des lieux géopolitique et 7 grands enjeux

La première assertion doit consister à ordonner les grands défis qui structurent le paysage des Européens, ce que l’on peut résumer par « avis de tempête » ! L’état des lieux qui se cristallise depuis le Covid et avec la guerre russe contre l’Ukraine, comporte 7 « trends » majeurs. Ce sont les méta-enjeux du monde, imposés à tous les Etats, dont l’UE, en tant que zone qui se croit à l’abri, entre sa prospérité fragile et son influence contestée. Nous sommes bien confrontés à 7 grands enjeux qui sont aujourd’hui 7 grands risques, tant que les populations auront l’impression d’en perdre le contrôle, à juste titre.

  • La montée des températures est en cours et l’enjeu climat nous échappe largement, il faut le dire. Soit parce que nous mettons trop de temps à assumer la décarbonation, soit parce que nous préférons livrer des combats commerciaux en faisant croire que la prospérité pour quelques-uns est préférable à une plus juste sobriété pour tous.
  • La régénération des écosystèmes diminue. L’enjeu de la biodiversité, associé à celui du climat, impose une maîtrise des équilibres naturels et un respect du vivant à partir de quoi tous nos actes de production et de consommation doivent être revus, sur l’ensemble du globe, pour garantir son habitabilité, au risque de pertes de populations irréversibles.
  • Le nombre de pays démocratiques est de plus en plus restreint. L’enjeu démocratique est plus qu’une affaire de méthode qui voudrait suspendre les nouveaux comportements sociaux à des consensus laborieux, alors qu’il est en soi le principe de légitimité juridique pour utiliser le droit, la contrainte, la justice, la liberté dans un cadre qui ne transige pas avec la dignité humaine universelle.
  • Les écarts de revenus augmentent et les indices de développement humain diminuent. L’enjeu des inégalités et son corollaire, la gestion des solidarités, est lui-même une condition de l’exercice démocratique. En effet, c’est la capacité à protéger, assister et promouvoir les personnes dans des cadres collectifs appropriés, efficaces et justes, qui maintiennent en place les pactes sociétaux écartelés.
  • Les actes déloyaux sont en augmentation exponentielle. L’enjeu mafieux gangrène les États qui ne parviennent pas chez eux et au plan international à réduire l’organisation de la criminalité, des délinquances, des trafics et des atteintes au droit et à l’intégrité des personnes, dans des conditions de plus en plus sophistiquées (cyber). Un monde noir et gris a pris place à côté du monde régulé et menace de plus en plus de le déstabiliser.
  • Les migrations prennent des formes et une ampleur jamais vue. Les enjeux migratoires déstabilisent les sociétés qui les subissent, partout, sans qu’aucune forme d’autorité ne sache plus comment réguler, accueillir, décider. Qu’il s’agisse de l’asile ou des flux économiques, chaque zone négocie, se renvoie les difficultés, en faisant une arme des désespérances humaines et des frontières de nouveaux murs politiques.
  • Les systèmes médiatiques s’emballent dans la manipulation des opinions. L’enjeu de l’information est préempté par ses propres mécanismes économiques et technologiques et s’émancipe de valeurs, de principes et de règles qui ne parviennent pas à se mettre en place et à se coordonner sur le plan international.

Confiance et volontarisme pour apporter des réponses politiques européennes

Première conséquence de cet état du paysage mondial : il y a dans une stratégie organisée au plan européen la possibilité de reprendre du contrôle sur ces enjeux afin des les retourner en éléments positifs, constitutifs d’un modèle de référence qui est en soi la finalité du projet méta-national structuré à partir de la souveraineté partagée, à Bruxelles.

Deuxième conséquence de cette observation objective : nous avons le recul et la capacité de négociation pour définir à 27 aujourd’hui, à 28 ou trente bientôt, une forme de priorisation des dispositions, d’organisation technique et financière, de suivi et d’accompagnement à nul autre dispositif comparable au monde, dont il faut assumer la lourdeur et la complexité au nom du respect des acteurs.

Troisième conséquence de cet « avis de tempête », angoissant et mobilisateur à la fois : l’Union peut apporter des messages et des voies au reste du monde, en prenant acte du nouveau puzzle géopolitique, désormais sans puissance directrice, travaillé par la revanche des émergents, conditionné par des transferts inévitables et confronté à l’invention de nouvelles règles du jeu que nous porterons et accepterons d’autant mieux qu’elles ne laissent pas nos pays sans réponse.

Il vaut donc la peine de voter en 2024 et d’envoyer un message aux candidats pour qu’ils relèvent le défi de cette dégradation géopolitique qui s’accélère et de le faire avec « la méthode européenne » dont nous pouvons être fiers, car elle est indissociable de notre culture démocratique et juridique, même si elle se cherche encore. Porteuse des valeurs de solidarité, cette méthode se doit d’inventer un nouveau rapport positif à la nature, même s’il faut revoir bien des modes d’action.

Nous sommes persuadés que nos compatriotes ressentent ces menaces, les comprennent et sont prêts à en tirer des conséquences politiques, si cette dynamique préoccupante leur est bien expliquée et que nous y opposons une stratégie française d’intégration européenne bien négociée, en cohérence avec nos partenaires. Il s’agit bien de bâtir un espace politique puissant dans lequel nos nations restent le lien de base avec le citoyen, sans craindre de partager notre souveraineté, comme nous savons le faire de mieux en mieux depuis quelques décennies, sans avoir rien perdu de notre identité. Organiser le débat de 2024 en ce sens, ce sera convaincre par la raison tous les Français désireux d’apporter à leurs enfants des réponses à la hauteur des temps.