De la question du casting des têtes de liste aux élections européennes

par Michaël Malherbe, Secrétaire Général

On croit trop souvent, à tort, que le rôle des médias consiste à fixer l’agenda, à nous dire à quoi il faut penser chaque jour au fil des actualités. Mais en réalité, le fantasme de « l’agenda » qui nous est imposé ne résiste pas au mur des faits et aux murmures des réseaux. Les médiateurs tentent tout au plus de définir un cadre pour nous donner les moyens de comprendre et d’interpréter le fil des événements dans un récit qui donne un tant soit peu de sens, tant en termes de signification que de direction.

Le dilemme des rédacteurs en chef

Alors, justement, passons aux travaux pratiques en prenant le sujet des futures élections européennes. Puisque nul ne peut dominer le torrent des informations, quels cadres narratifs est-il possible de construire et de soumettre aux réactions du public ? C’est le dilemme auquel sont confrontés autant les rédacteurs en chef que les chefs d’état-major des partis politiques, s’ils sont encore assez nombreux pour s’interroger, à ce stade de la pré-campagne, sur le scrutin européen. Que faire en cette période de rentrée dominée par mille autres séquences mille fois réinterprétées par les acteurs du débat public ?

Faisons l’hypothèse que l’une des possibilités serait, en toute bonne logique, de s’intéresser au vaste monde des idées. Il conviendrait de réfléchir aux enjeux qui feront l’élection, aux lignes de fractures qui façonneront les voix, aux sujets qui pourraient, malheureusement pour qui pourrait y songer, dicter l’agenda, etc. L’erreur serait de croire que la plupart des acteurs ont la motivation, le temps, l’intérêt ou la volonté de se plonger dans de telles douleurs pour accoucher de nouvelles idées, si une telle chose était vraiment possible. D’autres se chargeront de l’exercice fastidieux des programmes électoraux.

La question des candidats comme cadre de narration

Mais alors, que reste-t-il comme possibilité, à ce stade d’un scrutin très lointain, pour tenter d’intéresser et de donner matière à réflexion ? C’est là justement que la question des candidats, et plus particulièrement des têtes de liste aux élections européennes, apparaît comme le cadre de narration et d’interprétation raisonnablement adapté au moment. Quoique les difficultés ne soient pas moindres, nous allons le voir, pour la composition des mesures phares, le choix des candidats, c’est ce que nous nous proposons de démontrer, fait l’objet d’une évolution tout à fait singulière.

Pendant très longtemps, le scrutin européen a été considéré par les chercheurs en sciences politiques comme des élections de second ordre, c’est-à-dire des élections moins importantes dans lesquelles les différents acteurs, responsables politiques, médiateurs et surtout électeurs investissent moins. D’où le spectre largement infondé du déficit démocratique de l’UE. Nous ne prétendons pas démontrer que ce cadre d’analyse est dépassé, mais pourquoi ne pas tenter de le challenger, de confronter ces idées aux faits pour voir s’il reste quelque chose de pertinent.

Par le passé, guère de suspens, un enfer médiatique

Venons-en au sujet de notre démarche, les candidats aux élections européennes. Par le passé, il n’y avait guère de suspens, un enfer médiatique, une morne plaine pour tenter de raconter le scrutin. La plupart des têtes de liste étaient naturellement choisies parmi les chefs de parti. Prenons pour illustrer les cas de figure des candidats qui ont traversé différemment ce rite de passage d’un cursus honorum vers les élections présidentielles, dont les candidats naturels dans leur famille politique ne pouvaient pas faire l’impasse. Pour devenir président de la République, il convenait de s’être frotté au scrutin auparavant, outre les élections locales, idéalement municipales, les élections européennes étaient aussi dorénavant considérées dans l’évaluation du « potentiel électoral » des candidats, testés grandeur nature par les écuries présidentielles.

D’un côté, les élections européennes furent un tombeau présidentiel pour Michel Rocard, tête de liste du PS en 1994 pour lever définitivement l’hypothèque, tandis que la tentative infructueuse en termes de performance électorale pour Nicolas Sarkozy lors du scrutin suivant en 1999 ne l’empêchera pas, plus d’une décennie plus tard, d’être finalement élu à la présidence nationale. Ne s’agirait-il pas là d’une sorte d’hommage du vice de ces satanées élections présidentielles à la vertu du scrutin civique des européennes ? Aux vainqueurs qui ont su jeter les dés, prendre des risques et parier reviennent les butins.

Le logiciel français bugge sans cesse obstinément sur la seule Présidentielle

À l’aune des derniers scrutins européens, peut-on toujours faire l’hypothèse que le logiciel français, qui bugge sans cesse obstinément sur la seule présidentielle, la seule élection que tout candidat n’aurait qu’en tête, est toujours d’actualité ? Ce serait faire un pacte faustien que de se refuser à voir l’évidence. Considérons, par exemple, les résultats du scrutin en 2014. La première fois lors d’élections nationales, la liste du FN arrive en tête, devant toutes les autres, constituant ainsi, pour la cheffe de parti, candidate naturelle aux élections européennes « intermédiaires », Marine Le Pen, la rampe de lancement aux futures élections présidentielles. Par parenthèse, ce cadre d’analyse semble sans doute plus pertinent que la malheureuse interprétation selon laquelle le FN serait devenu de facto le premier parti de France, quand on sait qu’au cours de la mandature 2014-2019, le FN perdra 9 de ses 24 élus, entre les départs vers d’autres partis et les exclusions, à la suite de fréquentes querelles intestines.

Des têtes de liste qui renouvellent largement les générations

Considérons maintenant les élections européennes, encore très lointaines, bien entendu, mais dont on entend, si l’on tend bien l’oreille, quelques échos. Pourrions- nous interpréter comme une relative nouveauté, les têtes d’affiche sur la grille de départ, à ce moment de l’échéance ? De quoi s’agit-il ? D’une conjonction, qui n’est pas seulement une coïncidence, de la plupart des forces politiques d’envisager pour leur propre liste respective des têtes de liste qui renouvellent largement les générations. Excusez la tentative de forcer la démonstration mais de gauche à droite : Manon Aubry, LFI, 34 ans, eurodéputée sortante ; Marie Toussaint, EELV, 36 ans ; Raphaël Glucksmann, 43 ans, pour le PS, eurodéputé sortant ; Stéphane Séjourné, Renaissance, 38 ans, eurodéputé sortant ; François-Xavier Bellamy, 38 ans, Les Républicains, eurodéputé sortant et enfin Jordan Bardella, 28 ans, eurodéputé sortant, la plus jeune tête de liste confirmée, tandis que la plupart des noms mentionnés attendent que leur heure vienne.

Ce n’est pas seulement une question d’âge, comme une sorte de passage générationnel, qui atteint – enfin – la classe politique, engagée par l’élection d’un trentenaire à la présidence avec Emmanuel Macron et poursuivie par tous ces candidats putatifs ou officiels de leur parti aux européennes. Même si en soi, c’est déjà un petit phénomène à mentionner. Ce qui compte encore davantage, c’est que la plupart de ces candidats au scrutin européen sont des hommes et des femmes ayant pour la plupart déjà exercé la fonction de député européen, comme s’il s’agissait d’une promotion devenue somme toute logique, correspondant à un parcours qui légitime, enfin, sur des bases strictement européennes, leur présence en tête de liste à une élection européenne. Ne s’agirait-il pas là comme de l’effet d’une petite bombe européenne ?

Intégrer en partie la dimension d' »européanité »

Les choix actuellement en discussion au sein des familles politiques françaises semblent intégrer en partie dans leurs réflexions la dimension d’européanité, un vilain mot pour dire qu’il s’agit de considérer leurs qualités européennes. Non seulement il s’agirait d’une sorte de normalisation de la France par rapport à son grand voisin outre- Rhin, ce qui peut être qu’une référence à ne surtout pas mentionner. Mais surtout, cela laisserait entendre que finalement l’Europe aurait sa petite importance. Non pas au point de tout miser sur l’Europe pour faire fructifier des forces qui deviendraient « ministrables » pour désigner des politiques ayant les qualités d’être nommés ministres dans un gouvernement.

Quelles qualités les candidats têtes de liste aux élections européennes devraient-ils posséder, si l’on considère la fiche de poste et les responsabilités qui les attendent ? Disons qu’il s’agirait de trouver des profils possédant une relative adéquation entre des compétences médiatiques, un sens politique, une finesse diplomatique, des convictions partisanes ; et dorénavant faudrait-il ajouter un statut générationnel de jeunes ou de trentenaires tardifs, sans oublier, restons encore un instant concentré, des qualités à proprement parler européennes. Cela promet !