Une conversion pragmatique : la présidence danoise aux avant-postes de la souveraineté européenne

par Michaël Malherbe et Aymeric Bourdin

Le voyage d’étude à Copenhague révèle un Danemark en pleine mutation stratégique. Longtemps arrimé au scepticisme européen et au parapluie américain, le royaume opère une conversion accélérée vers le cœur de la puissance européenne. La guerre en Ukraine, les pressions américaines sur le Groenland et les attaques hybrides russes ont mis fin au luxe du « petit État protégé » : le Danemark se découvre désormais en première ligne, cible et acteur d’une nouvelle grammaire de la puissance.

Au fondement de cette transformation demeure un modèle national singulier. La social-démocratie danoise repose sur une homogénéité culturelle assumée, un contrat social implicite et une flexisécurité qui marie hire & fire et protection sociale élevée. Cette cohésion, condition de la résilience nationale, nourrit un consensus politique stable – mais elle se raidit sur la question migratoire, devenue la principale ligne de fracture du pays. L’objectif d’intégration totale, quasi assimilationniste, s’est renforcé, tant sous la pression des échecs d’intégration que des tensions liées aux extrémismes et au conflit à Gaza. À cette dimension interne s’ajoute la plaie ouverte du Groenland : entre réveil postcolonial, convoitises américaines et enjeux géostratégiques arctiques, le Danemark voit sa souveraineté directement mise à l’épreuve.

La prise de conscience de la guerre en Ukraine

La guerre en Ukraine agit comme catalyseur du Zeitenwende danois. Les attaques hybrides sur l’aéroport de Copenhague, les sabotages de câbles sous-marins en mer Baltique et l’agressivité américaine dans l’Arctique ont renforcé la perception d’une menace existentielle. Le référendum de 2022, levant l’opt-out de défense, concrétise ce tournant. En devenant l’un des plus fervents soutiens de Kiev – jusqu’à accueillir une usine d’armements ukrainienne –, Copenhague assume un rôle de quasi-belligérant. Dans le même temps, elle s’aligne discrètement sur la vision française d’autonomie stratégique : le Brexit, puis le Trumpisme ont révélé la fragilité de l’architecture de sécurité transatlantique. « Macron was right », entend-on désormais dans les cercles danois.

Une présidence techniquement réussie, mais sans récit politique

La présidence danoise du Conseil de l’UE illustre à la fois la maîtrise technique et les limites de ce repositionnement. Efficace en gestion de crise, elle a prolongé les priorités sécuritaires et de compétitivité européennes, mais sans produire de récit politique. Absorbée par la permacrise – tensions avec Washington, agressions russes, stagnation de l’élargissement –, elle peine à laisser des empreintes durables. Le décalage entre efficacité diplomatique et absence d’appropriation médiatique illustre l’incapacité du pays à transformer une intendance réussie en succès politique visible.

Le cas danois offre des enseignements clés pour l’Europe. D’abord, la fin des périphéries protégées : même un petit État prospère, homogène et efficace devient une cible dans l’ère de compétition systémique. Ensuite, la limite du pragmatisme : la culture danoise du compromis, si performante en interne, est insuffisante face à la logique de puissance de la Russie ou des États-Unis. Enfin, l’identité devient une dimension stratégique, où la cohésion interne conditionne la résilience face aux chocs externes.

Au sein de ce paysage, la consolidation d’une Alliance nordique – Danemark, Suède, Finlande – forme un nouveau bloc d’influence. Sécuritaire avec l’adhésion suédo-finlandaise à l’OTAN, technologique avec les énergies propres et le numérique et enfin diplomatique par une coordination pragmatique, ce pôle propose une sorte de nouvelle force tranquille dans l’équilibre intra-européen.

En définitive, le Danemark n’est plus un laboratoire social envié, mais le miroir grossissant des vulnérabilités européennes : dépendances stratégiques, guerre hybride, tensions identitaires, fragilité géopolitique. Sa conversion pragmatique rappelle une évidence : dans l’ère de la permacrise, l’Europe n’a plus le loisir de l’adolescence géopolitique. Elle doit devenir puissance – ou s’exposer comme le Danemark, en première ligne, aux chocs du monde.