Arte pour réunifier Chypre ?

Logo-Chypre-12Nicosie. Dernière ville divisée d’Europe, où le rouge oriental et le bleu de la Méditerranée se font face, notamment au travers des drapeaux nationaux présents sur tous les édifices religieux. Entre frontières urbaines et frontières du dédain, c’est non sans une certaine curiosité que notre petit groupe de l’Atelier s’est immiscé dans le dédale des rues de Nicosie, a traversé les check points de la ville pour aller dans ce qui nous apparait un peu comme un endroit interdit, puisque non reconnu internationalement, la République turque de Chypre du Nord. Pour notre génération qui vit quasiment dans un monde fini aux limites connues, la mondialisation et les moyens de transport ayant estompé les frontières, nous retrouver dans Nicosie à contourner les îlots grecs et turcs ne s’est pas fait sans une certaine émotion, teintée de mystère. Une certaine excitation aussi s’est emparée de nous lorsque nous avons foulé le tarmac de l’aéroport de Nicosie et vu la dernière carlingue qui n’a jamais pu décoller. Ce site abandonné, avec en arrière plan un paysage montagneux représentatif de la partie Nord de l’île et dont certains flancs montrent fièrement le drapeau de la République turque de Chypre du Nord, a planté le décor dès le début de notre voyage, puisque nous avons commencé notre série d’entretiens à la mission de l’ONU.
Aéroport de Nicosie en buffer zone depuis 1974

Huit ans après son adhésion à l’Union européenne, l’île prend la présidence du Conseil de l’UE, sachant que celle-ci ne pouvait avoir que des ambitions limitées s’agissant d’un pays de taille réduite et membre récent de l’Union. Chypre a souhaité également que la question de la partition de l’île n’entre pas en ligne de compte dans la gestion de sa Présidence. Si interférence du conflit il y a eu, c’est d’abord en raison des manœuvres de la Turquie qui a boycotté toutes les réunions de la Présidence. Notre voyage d’études avait comme objectif de comprendre la sensibilité locale aux questions européennes et de sonder comment ce pays vit sa Présidence au quotidien. Compte-tenu du contexte particulier de ce pays, le cadre de nos discussions a évidemment dépassé le cadre européen pour essayer de comprendre, d’une part, les ressorts du conflit chypriote et, d’autre part, de faire un point sur l’état des négociations, dans une île où le nationalisme et le ressentiment guident en partie le regard que l’on porte sur une communauté donnée. Ici, les identités, forcément complexes du fait de la succession de présences étrangères, des Phéniciens aux Poitevins, se définissent en premier lieu par opposition (on se définit comme Grec, Chypriote grec, Turc ou Chypriote turc, selon la personne que l’on a en face). Cette identité situationnelle, très intime, empêche l’émergence d’une culture de la réconciliation. En même temps, le caractère européen du territoire en présence, permet aussi de réfléchir à un lien plus symbolique qui permettrait à terme de sortir de l’impasse dans laquelle l’île est aujourd’hui. L’ONU ayant montré ses limites dans l’avancée des négociations, l’UE a sûrement un rôle et c’est même son devoir, Chypre étant un membre de l’UE, la question chypriote touchant à beaucoup de sujets comme l’intégration de la Turquie dans l’UE, la défense, l’OTAN, etc.-, de jouer sa carte unificatrice et intégratrice, voire même pacifiste alors même qu’elle est auréolée depuis peu du Prix Nobel de la paix.
Buffer Zone UNFICYP Ledra Street NicosieCe serait aussi un message fort à donner à tous ses détracteurs qui lui contestent ce Nobel. Contribuer à régler un conflit quasi gelé montrerait qu’au-delà des grandes idées et valeurs européennes, l’UE peut faire avancer concrètement les choses. En d’autres termes, l’idée d’un futur commun (pour le moment l’acquis communautaire ne s’applique pas à la partie Nord) que peut représenter l’horizon européen pourrait permettre de sortir de cette impasse identitaire « fossilisante ».


Consciente de cet état de fait, Chypre souhaite néanmoins marquer cette présidence, d’abord vis-à-vis de ses partenaires européens (comme les autres pays entrés récemment dans le club européen, de surcroît pour un pays à la périphérie de l’UE, il s’agit de montrer qu’on est un bon élève), mais aussi au niveau national (montrer à l’ensemble des citoyens de l’île que Chypre a les capacités d’exercer les prérogatives d’un État souverain).

Les ambitions ont donc dès le départ été définies modestement et se concentrent sur le régime d’asile commun, la politique maritime intégrée (avec la déclaration de Limassol) et les aspects sociaux (droit des femmes, scolarisation des enfants, intégration des immigrés clandestins, situation des personnes âgées, etc..). Chypre est en outre tributaire de l’agenda européen, lequel est focalisé sur la problématique de la gouvernance économique et monétaire et les négociations pour le cadre financier pluriannuel. Sur ces deux dossiers lourds et complexes, Chypre est consciente que l’essentiel lui échappera et l’île a passé la main au Président Van Rompuy depuis le dernier Conseil européen du 22 octobre 2012.

Costas Yennaris Porte Parole de la PCUESi cette Présidence a tenu ses promesses grosso modo par rapport aux intentions initiales, en revanche, nos interlocuteurs, qui en dressent un bilan intermédiaire flatteur, nous ont souligné le fait que Chypre n’avait pas suffisamment intégré au préalable la dimension « parlement européen » consécutif à Lisbonne, et la charge de travail très lourde qui en découle (notamment s’agissant des trilogues), pour des textes législatifs par ailleurs difficiles à négocier, le travail entre les technocrates (du Conseil et des États membres) et les élus (du Parlement européen) n’étant pas exempts de heurts. Toutefois, au final, nous avons plutôt entendu que c’est une bonne présidence et que « Chypre en sortira grandie ».

Revenons maintenant à la situation nationale. Les négociations, ou plus justement un semblant, ont repris depuis l’échec du Plan Annan. À L’unanimité, nos interlocuteurs, souvent très opposés sur l’analyse de la situation, s’accordent pourtant sur un point : la réunification de l’île n’est pas pour demain, chacun semblant être cristallisé sur des positions antagonistes irréconciliables, non sans une certaine instrumentalisation du passé d’ailleurs. Et chacun rejetant sur l’autre la responsabilité de cette inertie.

Le mandat de l’ONU, datant de 1964 et renouvelé tous les six mois, est inchangé depuis 1974. La mission de l’ONU est de favoriser un retour à des conditions normales, d’aider à la réconciliation, et de protéger les deux lignes de cessez-le -feu. Deux volets dans cette mission : une mission classique de maintien de la paix (le volet militaire, c’est le seul endroit au monde où l’ONU a un mandat pour la sécurité de la zone tampon, forme de souveraineté onusienne baroque) et une mission de « bons offices » pour le volet politique. Sur le terrain, la présence des casques bleus s’est considérablement amoindrie : il y a aujourd’hui 860 soldats (contre 7 000 en 1974), comparé au 35 ou 40 000 soldats stationnés dans la partie turque de l’île. Cette présence militaire côté turc est d’ailleurs toujours très mal perçue par la partie grecque, l’un de nos interlocuteurs (grec) nous ayant clairement lâché dans la conversation qu’« on ne peut pas négocier avec un flingue sur la tempe ». Nous avons également entendu que « l’armée ne peut pas imposer la paix ». Côté turc, la présence militaire est justifiée par le fait qu’elle permet de garantir l’intégrité territoriale de cette partie de l’ile, dont les habitants se sentent marginalisés dans cette « prison à ciel ouvert ». Pour les chypriotes turcs du Nord, on ne parle d’ailleurs pas d’invasion pour relater les évènements de 1974 (le terme est catégoriquement rejeté pour des raisons morales et même juridiques), ni d’occupation militaire illégale, mais bien d’une mission de « pacification », visant à l’origine à protéger les Chypriotes turcs menacés (le risque d’un massacre a été évoqué dans nos conversations avec la citation d’acteurs internationaux de l’époque) et qui est le résultat et non la cause de onze années « d’agitation grecque » (rappelons au passage que la ligne verte existait bien avant 1974, elle a été tracée par un Général britannique en 1963, afin de séparer les deux communautés en conflit).

Pour la partie turque, qui refuse désormais de négocier à l’infini et se lasse des pourparlers, tous les soldats de la partie Nord seraient partis si les Grec avaient voté oui au dernier référendum. Ils ont donc le sentiment d’être du bon côté de la barrière. Enfin, les officiels Chypriotes turcs estiment que c’est une erreur historique d’avoir intégré Chypre dans l’UE sans avoir résolu au préalable la question chypriote.

L’accord global, patronné par les Nations Unies, est pour le moment au point mort. Les deux points d’achoppement sont la citoyenneté et le territoire. Au Nord, trois types de passeport circulent : le passeport turc (pour les Turcs de la métropole, essentiellement des Anatoliens, appelés aussi les « colons », ils seraient environ 300 000 aujourd’hui, la politique de colonisation s’étant accélérée ces derniers années), le passeport chypriote (pour les Chypriotes turcs nés sur l’île) et le passeport de la République turque de Chypre du Nord, non reconnu officiellement. La majorité des Chypriotes grecs ne souhaitent pas donner à l’ensemble des chypriotes turcs la jouissance des quatre libertés fondamentales de l’UE. Les plus nationalistes d’entre eux se sentent « otages de la guerre froide, de l’invasion et de la crise économique » et considèrent que les Anatoliens doivent partir. Deuxième nœud dans les négociations : la propriété, le territoire. Les Chypriotes grecs considèrent que ce qui est au Nord sont des biens saisis et il convient donc en conséquence de les rétrocéder. Il existe une commission de compensation, mais le traitement des dossiers est très lent, et jusqu’à ce jour, seulement 180 dossiers ont été traités. La question est donc de savoir quelle portion de territoire doit être rendue à la communauté chypriote grecque. Celle-ci souhaiterait récupérer 10 % du territoire, soit environ deux grandes villes de la taille de Famagouste.

Avec M. Osman Ertuğ , Représentant spécial et porte-parole de la Présidence de la République turque de Chypre du NordDes deux côtés, le ressentiment est très fort. Si le statut quo n’est évidemment pas une option viable pour personne sur le long terme, pour l’heure ce sont surtout les Chypriotes turcs qui en souffrent car ils sont lourdement pénalisés dans leur vie quotidienne. Le sentiment de racisme exprimé par les Grecs est fortement ressenti côté turc ; les chypriotes turcs se sentent considérés comme des citoyens de seconde zone et ils ont clairement le sentiment d’être dominés, voire oppressés par les Grecs qui ne leur permettent pas de se développer économiquement de manière viable et durable (les Chypriotes turcs parlent d’embargo, réclament la possibilité d’avoir des vols directs, une couverture du réseau de téléphonie mobile identique à celle de la partie grecque, etc.).

Le contexte d’attente politique ne favorise pas non plus l’avancée des négociations. Le Président Dimitris Christofias ayant annoncé qu’il ne se représenterait pas (notamment en raison de l’échec des négociations), les prochaines élections sont prévues pour février 2013. Certains observateurs extérieurs considèrent en outre que les élites politiques sont trop nationalistes pour avancer, et que l’esprit « fédéral » n’existe pas. L’échec du référendum de 2004 rejeté par la partie grecque, amène la partie turque (qui a voté oui au plan de réunification de l’île) à considérer que ce sont aux Chypriotes grecs maintenant de faire un geste. Tout le monde campe donc sur ses positions, rejetant la faute sur l’autre. Le risque sur le long terme est d’avoir un statu quo qui perdure, et il sera de plus en plus difficile d’arracher un accord aux deux parties.

Aéroport de Nicosie en buffer zone depuis 1974 L’idée même du fédéralisme n’est pas comprise de la même manière d’un côté ou de l’autre. Les chypriotes grecs souhaitent un État très centralisé et fort, et réfutent catégoriquement l’idée d’une confédération, qui entérinerait selon eux de fait la partition de l’île. Ils dénoncent « l’esprit séparatiste » de la partie turque, qui elle conçoit le fédéralisme davantage comme une fédération (au sens du droit international), mais qui fonctionnerait sous un esprit confédéral (avec une séparation absolue entre les deux entités). Côté turc, le gouvernement actuel, très nationaliste, souhaite l’égalité de traitement et la reconnaissance de leur État dans une fédération. La demande première est d’abord d’être reconnu (à l’ONU, dans les négociations, les Chypriotes grecs parlent d’Ankara lorsqu’ils mentionnent leurs homologues du Nord, comment mieux nier l’existence de l’autre qu’en l’ignorant?), ensuite avoir un territoire bien délimité, et enfin la mise en place d’une bi-zonalité. Ce dernier point est catégoriquement rejeté par les Chypriotes grecs, dans la mesure où ils considèrent que « c’est leur île ». On voit bien ici comme ailleurs comment les cartes mentales (le territoire psychique) et les identités qui en découlent, influent beaucoup sur les négociations, et empêchent la reprise de négociations sur des bases moins irrationnelles et sentimentales.

Comment de fait changer les mentalités ? La culture et l’éducation pourraient être un moyen de rapprocher les communautés, aujourd’hui très divisées et sans réelles interactions. Dans les manuels d’éducation côté grec, où l’influence de l’église orthodoxe est très importante, l’image du « méchant turc » est toujours véhiculée. Les nouvelles générations ne connaissent pas la partie Nord, cultiver la peur de l’autre et les images stéréotypées est donc facile. Il y a même des campagnes de boycott du Nord, dont les slogans se concentrent sur l’idée suivante : « n’allez pas là-bas dépenser votre argent », afin de les asphyxier davantage économiquement. Côté turc, la victimisation est aussi de mise. Dans un pays où il n’y a pas d’échanges universitaires simplement en raison du fait que l’autre partie n’est pas reconnue internationalement, et où le conflit est partout (dans les journaux, à la télévision, etc..) il serait sûrement opportun de mettre en place une politique de réconciliation active et d’accroître les échanges culturels, et notamment universitaires. Une chaine «Arte » à la sauce locale pourrait également jouer ce rôle de liant entre les deux communautés.

Une autre piste de sortie avancée par l’un de nos interlocuteurs, compte-tenu du blocage actuel des négociations, serait peut-être de réfléchir à la mise en place d’institutions minimales (défense, cour constitutionnelle) permettant une fédération souple. En clair, on ne cherche plus à négocier sur la base d’un accord global qui inclut tous les paramètres. L’idée serait de mettre en place une intégration fonctionnaliste à l’européenne sans renégocier une constitution de A à Z. Un successeur potentiel de Christofias se présente ainsi avec un projet de « fédération lâche » (loose federation), proche de l’esprit confédéral de la vision turque, et souhaite en outre que Chypre rentre dans l’OTAN.

Aujourd’hui « l’Enosis » (l’union en grec) n’est plus une revendication grecque forte et dans la mesure où Chypre est désormais membre de l’Union, l’UE devrait également s’impliquer davantage, cela permettrait de sortir de cette obsession de la frontière et de ces fractures mentales, de cette dialectique de majorité / minorité, « c’est mon île » / « on est chez nous autant que vous » et de resituer la résolution du conflit au niveau politique, en répondant notamment à cette demande d’égalité de traitement et de considération. En clair, de repousser les limites de l’hostilité. Passion et raison doivent à nouveau se combiner pour arriver à construire une culture de la paix qui permette d’échapper à un statu quo éternel.

Plus largement, le cas chypriote avec son lot de ressentiment larvé, de tensions identitaires et de fossilisation de positions antagonistes, voire irréconciliables, au moins à court terme, constitue le contre modèle involontaire de ce que veut être l’Europe et un douloureux rappel de ce pourquoi, aussi, nous nous sommes unis. Le retour en arrière qui menace aujourd’hui l’Union, avec l’exacerbation des particularismes locaux est un mouvement porteur de crises futures. Certains proposent la rétrocession de compétences au niveau national, demain ce sera au niveau infra étatique, mais c’est se leurrer que de ne pas voir le risque d’une atomisation de l’Europe. La construction d’identités positives, l’acceptation de l’altérité, tout cela est porté dans l’humanisme du projet européen et la menace d’un nouveau « tribalisme », sur fond d’identités artificiellement reconstruites et dont la cohérence ne peut être que la différenciation négative et in fine l’opposition à l’autre, doit être combattue avec force. Nous croyons à la conciliation, au compromis, à l’acceptation de positions contraires et tout cela concourt à la maturité politique, au processus d’élévation, que permet le projet européen. Si nous nous laissons porter par des courants contraires, si confortables et si faussement naturels, alors nous nous renierons et nous porterons la responsabilité d’une régression dont seuls les amnésiques et les opportunistes peuvent concevoir la limite.

 

Camille Roux

Voir également:
Chypre: l’impossible réunification ? [MàJ]
Chypre: base arrière russe en Méditerranée ?
The priorities of the Cypriot Presidency of the EU
Les perspectives gazières à Chypre