On croit bien connaître la Grèce, ses philosophes, cette civilisation née dans le berceau méditerranéen et qui a réalisé une synthèse harmonieuse de plusieurs héritages antiques (la pensée grecque, l’autorité romaine, la spiritualité judéo-chrétienne). Son image, aussi, de carte postale éculée avec ses îles sublimes et son régime alimentaire crétois désormais recommandé par les nutritionnistes du monde entier. Mais pour notre onzième visite de Présidence, plonger dans la réalité de ce pays quelque peu emblématique de la crise de l’Euro, pour comprendre ses contradictions et ses composantes très disparates, se révèle être un exercice délicat, et complexe.
Entre ouverture et isolationnisme
Il faut d’abord rappeler que la Grèce est un État relativement jeune, puisque l’État indépendant tel que nous le connaissons aujourd’hui n’existe que depuis moins de 200 ans, sans oublier que le pays ne connait ses frontières actuelles que depuis 1947. Ce rappel historique rebondit sur la question identitaire (« quel peuple a été libéré? »), au cœur des problématiques politiques actuelles de beaucoup d’États européens (relire l’article de l’Atelier Europe sur Le Mantra identitaire en Europe). Quelles sont les composantes de l’État grec? En pleine crise ukrainienne, il nous a semblé amusant d’entendre qu’ici aussi, on oppose un Ouest davantage ouvert sur le monde, se fondant sur l’antique thalassocratie, à une partie orientale plus isolationniste, qui souhaite une Grèce repliée sur ses traditions ancestrales, avec l’idée d’un retour à la mythique période byzantine, le tout agrémenté d’une pointe de nationalisme. Partant de ce constat, il nous a été souligné, au cours d’une discussion avec un Professeur de philosophie, que la crise grecque actuelle est en fait le résultat de cette opposition de valeurs. Revenons donc un petit moment sur l’histoire pour comprendre les débats qui agitent la société grecque actuelle. En 1974, lorsque la dictature tombe, concluant de facto 30 ans de guerre civile, nous a-t-on précisé, les Grecs ont placé d’immenses espoirs dans l’Europe, ses institutions, ce qu’elle pouvait apporter au pays pour l’aider à construire un État moderne. L’adhésion à l’UE fut rapide, dès 1981, mais, rétrospectivement, une partie des Grecs considèrent que pendant cette période, malgré l’injection massive de liquidités, l’Union a échoué dans son rôle de guide, pour donner une direction claire à la Grèce. De fait, dès cette époque, se sont opposées deux classes de citoyens: d’une part ceux qui profitaient de l’association avec l’UE, et d’autre part ceux qui étaient laissés pour compte, sans comprendre réellement ce processus d’intégration européenne. Aujourd’hui encore, ce sentiment que l’UE, en imposant ses politiques d’austérité, punit les Grecs parce que l’argent communautaire a été mal géré, est encore très présent au sein de la population et de certains partis politiques grecs.
Une société conformiste
Du marasme actuel, beaucoup attendent que la crise amène à une refonte totale du fonctionnement du système politique, revisitant également la place de l’église orthodoxe (même si la société est en voie de « sécularisation »), et amenant à une réflexion sur le rôle que la Grèce peut avoir dans une Union élargie, et dans un monde globalisé. Or pour réformer, il faut de nouvelles têtes, et de nouvelles idées. Mais la Grèce, qui a posé les bases de la civilisation occidentale (elle nous a apporté la raison, la liberté, la démocratie et plus globalement la science politique, l’esthétisme, la pensée humaniste, etc.), n’est plus le phare qu’elle était au regard du monde des Idées et de la pensée théorique. L’Université grecque est dans un état de déliquescence inquiétant. Le problème de l’éducation est une question majeure pour le pays. La plupart des instituts de recherche ne publient pas dans des langues étrangères. C’est une recherche très isolée qui ne se confronte donc plus au monde. La société grecque souffre d’un conformisme ambiant, qui se retrouve dans la faible adhésion aux grandes idéologies politiques (le goût du concret et la méfiance envers les théories font partie de l’héritage civilisationnel grec). La société grecque ne croît pas aux miracles, et est restée très pragmatique (à mettre en rapport avec le fait que les Grecs sont les premiers à avoir fait confiance à la raison pour expliquer l’ordre de la nature). Les jeunes, fait tout à fait compréhensible, cherchent avant tout une formation qui leur assurera un avenir, et donc s’orientent davantage vers des cursus très professionnalisant, délaissant du même coup les « Humanités » et la philosophie politique. Et de se convertir, au grand dam des anciens, à l’alphabet latin.
De ce manque d’émulation intellectuelle, peu d’idées nouvelles émergent, et il n’y a pas de consensus clair au sein de la population et de la classe politique sur la façon dont la Grèce pourrait surmonter ses faiblesses et ses blocages structurels actuels (la corruption, le poids des grandes familles, le fonctionnement clanique à tous les étages). Malgré des changements profonds dont les résultats commencent à se faire sentir, nous le verrons, c’est une société qui s’accommode des vieilles recettes, dans laquelle la relative stabilité politique s’apparente plus à une stagnation (« tout autre scénario serait pire » avons-nous entendu, ce qui rejoint le vieux proverbe grec « n’ajoutez pas à vos maux un remède pire que le mal »). La plus grande manifestation contre les plans d’austérité a regroupé 200 000 personnes, ce qui est relativement raisonnable compte-tenu du choc que cela a provoqué dans tous le pays. Pour 60 % des sondés, il faut abandonner le Mémorandum, mais 80 % de la population ne souhaite pas pour autant un retour au Drachme, et le maintien de la Grèce dans la zone euro est acquis. Comme partout en Europe, les partis politiques doivent s’ouvrir et être plus transparents, et la nécessité de voir émerger une nouvelle élite est urgente. Plus que de réformer en profondeur, l’idée dominante est de contenir la situation afin d’éviter un retour de boomerang de l’agitation sociale, alimentée par le désespoir d’une partie de la population. Une société qui peut donc paraître à première vue quelque peu soumise et ne se faisant pas confiance, mais il faut se méfier de l’eau qui dort.
Le phénomène Aube Dorée ou l’ultranationalisme
Le bipartisme (Pasok / Nouvelle démocratie) a volé en éclat lors des dernières législatives de 2012. Dans un paysage politique très atomisé (6 grands partis et 14 partis plus ou moins iconoclastes comme le mouvement « Ne paye pas »), c’est ce désespoir qui fait le fonds de commerce de mouvements comme « Aube Dorée ». Créé en 1993, Aube Dorée est crédité dans les sondages de 7 à 8 % pour les prochaines élections européennes et cette formation dispose de 18 députés au Parlement (sur 300 au total). Comme ailleurs en Europe, les idées simplistes et radicales gagnent du terrain, sur le terreau d’une souffrance sociale indéniable (ici atténuée par le rôle de la solidarité familiale) et de la désespérance. La presse européenne a beaucoup parlé d’eux ces derniers mois, sans s’attarder réellement sur la substance de leur programme et de leurs positions. Quelles sont-elles? Aube Dorée, qui se définit comme un parti patriote, chantre du renouveau grec, considère que la dette est illégale, car le gouvernement (celui d’Andrés Papandréou) qui a conduit à cette situation était totalement corrompu, et complice des banques. Dans cette perspective, Aube Dorée souhaite donc une annulation de la dette grecque. En outre, ses membres revendiquent un gouvernement grec indépendant, qui ne serait pas soumis à l’UE (lire: l’Allemagne) et au FMI. Première contradiction à relever dans le discours, dans ce grand élan d’indépendance souhaité par Aube Dorée, il aurait été davantage profitable pour la Grèce selon eux qu’elle accepte en 2010 le plan d’aide financière proposé par la Russie… ou comment les grandes convictions politiques s’écrasent sur le mur de la géopolitique et de la dialectique identitaire, la Grèce se considérant très proche culturellement et ethniquement du monde slave orthodoxe. « Avec la Russie, c’est familial » nous a-t-on lancé.
Les partisans d’Aube Dorée considèrent en outre que l’Union européenne n’existe pas car il n’y a pas une Europe politique unie (autre contradiction majeure pour un parti qui réclame justement une grande forme de souveraineté), et promeuvent, comme ses petits frères en Autriche, France, etc. une Europe des Nations, c’est-à-dire très peu intégrée. Leurs solutions pour sortir de la crise vont de la mise en place d’une forme de patriotisme économique, à la création d’une banque nationale grecque qui contrôlerait l’économie, et enfin la refonte du système fiscal, qui va de pair avec la vision d’une Grèce puissante dotée d’une grande flotte marchande mondiale. Sur ce dernier point, la fiscalité, ils souhaitent d’une part s’appuyer sur les armateurs, qui devraient donc financer davantage l’économie grecque (« faire financer l’économie grecque par des Grecs », toujours la rhétorique nationaliste), et d’autre part, promouvoir une véritable « économie de la mer », qui serait le graal d’un rebond économique, au même titre que le sont les énergies vertes & renouvelables pour les écologistes. On ne comprend pas avec qui une Grèce autarcique, mais tournée vers la mer, commercerait et où elle trouverait les financements, mais le discours/slogan ne s’embarrasse pas de détails.
Autre point marquant du discours d’Aube Dorée, c’est la rhétorique victimaire, assez classique pour ce type de parti. La Grèce serait colonisée, et victime des grandes puissances qui veulent la piller. Selon cette vision, outre l’Allemagne, considérée comme l’ennemi public n° 1 (Aube Dorée, suivi en cela par certaines autorités publiques dont le Président, va même jusqu’à réclamer la rétrocession de l’or volé pendant la Seconde Guerre mondiale par l’Allemagne nazie), la Turquie est évidemment montrée du doigt. Pour les raisons que nous connaissons tous et liées à la domination ottomane pluriséculaire. Mais également pour une raison moins connue, qui a trait à la zone économique exclusive (ZEE) en mer Egée. Récemment, la Grèce a gagné son procès contre la Turquie afin de pouvoir accroître sa ZEE. Or les conclusions de ce procès n’ont pas été appliquées, du fait notamment des menaces turques (il faut rappeler au passage que le gouvernement actuel s’était engagé à exiger ce bout de mer, mais cela est resté lettre morte). Résultat: Aube Dorée considère que « la Turquie viole la Grèce tous les jours, par ses avions, ses bateaux ». Et qui est responsable? L’Europe bien sûr, qui n’aiderait pas suffisamment les Grecs à protéger leurs frontières. On retrouve ici la diatribe classique des partis d’extrême droite (même si Aube Dorée ne se considère pas comme tel, à l’instar de ses partis frères européens), contre l’Europe de Schengen, fustigeant la porosité des frontières et la mollesse de la Commission pour ériger des barrières fermes. Conséquence: la Grèce dépense beaucoup d’argent dans l’aviation militaire pour se protéger.
C’est donc une vision d’un Grèce dépendante, assiégée (par l’Albanie, la Turquie, la Macédoine –FYROM-, etc.), manipulée, exploitée et non protégée par l’UE, qui est mise en avant par les membres d’Aube Dorée. Avec comme phénomène nouveau, pour un pays qui était autrefois plutôt une terre d’émigration (du fait de la part relative de son industrie), l’afflux d’immigrés post-guerre en provenance d’Afghanistan et d’Irak, dont la présence menacerait la paix sociale et l’identité grecque, dont l’Église orthodoxe est l’un des piliers. Rappelons ici le vieil adage grec, qui en dit long sur la conception nationaliste de leur identité -et qui explique en partie pourquoi la Grèce est l’un des derniers pays européens à n’avoir pas instauré le droit du sol- « on nait grec, on ne devient pas grec ». Sa politique d’asile a même été condamnée à Strasbourg. Cette conception ethno-centrée de l’identité fait écho au livre de l’écrivain français Renaud Camus, Le grand remplacement, qui pointe du doigt les dangers du changement de peuple (en France) et de civilisation (en Europe). N-a-t-on pas entendu, lors d’une discussion avec un ancien diplomate de haut vol du Ministère des affaires étrangères, qu’il est désolant que la « Grèce ne soit plus un pays homogène comme elle l’était avant ». Ce diplomate a commencé son propos par une annonce choc, sans doute provocatrice, « ici rien n’est simple, tout est sale, et la Grèce est un pays fasciste, la guerre civile est latente »; souhaitant du même coup une explosion sociale pour régénérer la classe politique, qui semble naviguer à vue dans une crise sans précédent, et sans réelle stratégie de sortie comme cela a été souligné plus haut.
Syriza
À l’autre extrémité du spectre politique on trouve le parti Syriza (coalition de la Gauche Radicale, devenu le premier parti politique de gauche en Grèce lors des élections législatives de 2012), parti protestataire, anti-système, et qui plafonne aujourd’hui à 30 % des intentions de vote. Contrairement à ceux qui le composent, le leader du parti à un discours assez modéré. Le seul point qui fait consensus dans le parti est la dénonciation du Mémorandum d’aide (FMI et zone euro) de 2012. L’argument est ici limpide: nous, nous aurions mieux négocié les obligations imposées par les créanciers. Alexis Tsipras, président du mouvement, avait demandé en 2013 (quand le parti avait proposé la mise en place d’une conférence européenne sur la dette, sur le modèle de celle de Londres de 1953 au sujet de la dette allemande): 1/ une réduction significative de la valeur de la dette publique; 2/ un moratoire sur le service de la dette, afin que les sommes conservées soient affectées au redressement de l’économie; 3/ l’instauration d’une « clause de développement », afin que le remboursement de la dette ne tue pas dans l’œuf le redressement économique; 4/ la recapitalisation des banques, sans que les sommes en question soient comptabilisées dans la dette publique du pays. Mais jusqu’à présent, peu de solutions pour doper la croissance n’ont été proposées.
Comme Aube Dorée, Syriza dénonce les plans de sauvetage imposés à l’Europe du Sud, la mainmise de l’oligarchie financière dans la conduite du pays, et le rôle des patrons de presse, tous mis dans le même sac et accusés de porter la responsabilité de la crise. Les deux partis se distinguent en revanche sur la façon dont on doit intégrer les armateurs au processus de redressement du pays: Syriza souhaitant clairement revoir leur statut fiscal.
Contrairement à Aube Dorée, Syriza est devenu, dans les intentions de vote le premier parti grec, se substituant ainsi, à gauche, au Pasok qui s’est effondré (il est désormais dans les limbes politiques, autour de 5%). Or, l’absence de cohérence idéologique de ce parti, qui comprend des anciens communistes comme des socio-démocrates bon teint, fait peser une incertitude quant à l’avenir du pays. Sauf à ce que le leader, Alexis Tspiras, casse les baronnies et impose une ligne politique réaliste.
Un peuple en déni de soi ?
Dans tout ce fatras idéologique assez rance véhiculé par des partis extrêmes, et somme toute peu enraciné au sein de la population grecque (notamment pour les idées d’Aube Dorée), comment faire le tri? Qu’est ce qui est réellement partagé par la population et donc significatif? On ressent malgré tout ici et là que le sentiment d’être méprisé et maltraité par ses voisins européens, est quand même très prégnant dans la société grecque (la comparaison avec la Russie est sur ce point éloquente). Les Grecs semblent souffrir de la mauvaise image qu’ils véhiculent à l’extérieur et, pis, qu’ils semblent avoir d’eux-mêmes. Ils ont du mal à reconnaitre qu’ils sont dans une crise de la dette, et comme nous l’avons entendu, « c’est un pays qui est dans le déni de sa propre responsabilité ». Avec toujours l’idée en filigrane que le reste de l’Europe a bien profité de la crise grecque, que les plans de sauvetage n’ont pas sauvé la Grèce mais les banques européennes en Grèce, et que l’Union maintiendrait la Grèce dans un état de dépendance. Cela dit, nous pouvons cependant nuancer le propos dans la mesure où le ressenti vient aussi de leur façon de s’exprimer: moins directs, les Grecs n’exposent pas clairement leur part de responsabilité et celle de l’UE, mais derrière le masque de la fierté, leur effort d’adaptation et l’absence de révoltes de masse montrent aussi qu’ils ont pris en compte qu’ils devaient changer. D’autre part, tous nos interlocuteurs ont souligné la responsabilité de la classe politique grecque dans la crise, de sa léthargie, et bien sûr de ses pratiques douteuses. La Grèce vit dans un système démocratique non achevé, très conflictuel. « Nous vivons dans une anarchie non maîtrisée » l’accession à une certaine maturité démocratique, c’est bien l’un des grands enjeux pour l’avenir.
Sur la question de l’immigration (l’une des trois priorités de leur Présidence, à côté de la politique maritime et de la nouvelle architecture de l’Union économique et monétaire), les Grecs se considèrent comme défavorisés, car du fait de leur situation géographique, ils sont la principale portée d’entrée des migrants, au même titre que l’Italie et la Bulgarie. Ils souhaitent que l’UE aille de l’avant sur cette question. L’idéal serait une renégociation de DUBLIN 2 très préjudiciable pour eux, mais cela est peu probable. En attendant, la Grèce a renforcé ses frontières côté turc et reporte les flux terrestres vers les îles et la Bulgarie.
Quel modèle économique durable pour la Grèce?
Le modèle économique grec depuis l’indépendance est fondé sur la consommation. La crise a remis en question ce modèle. La Grèce a relancé sur fonds européens de grands programmes autoroutiers, et une politique de privatisations massives (port du Pirée, Aéroport d’Athènes, etc.) devrait apporter les investissements nécessaires dont le pays a cruellement besoin. Pour la première fois depuis 1948, la balance des paiements est excédentaire, les importations ayant diminué, le tourisme a retrouvé son niveau de 2009 et les fonds structurels bénéficient d’un bon taux d’absorption. Le nouveau pipeline (le TAP, le gazoduc trans-adriatique, qui devrait être finalisé en 2017 (au détriment de Nabucco) et les gisements pétroliers de la mer Egée, entretiennent un espoir de croissance. La modernisation de l’administration fiscale est en route, il y a maintenant un secrétaire général pour les recettes publiques, nommé pour 5 ans, chargé de percevoir l’impôt et les droits de douane, et l’administration électronique (télé-déclaration) a été mise en place.
Mais les mentalités, les habitudes, et les coutumes sont toujours longues à évoluer. Le grand problème actuel est le manque de liquidités. Les banques ne sont pas assez capitalisées (Coca-Cola s’en va, un grand groupe de distribution française n’a pas pu s’implanter..). Les poids des armateurs (qui bénéficient de garanties constitutionnelles depuis 1960, avec un régime unique d’imposition) est toujours immense. L’aura dont ils jouissent dans l’imaginaire collectif (rappelons que la guerre d’indépendance a commencé sur les mers), et le fait qu’ils soient à la tête de la première flotte marchande au monde, rare motif de fierté, font qu’ils bénéficient d’un fort soutien populaire. Il existe donc un certain consensus au sein de la population sur la nécessité de préserver leurs intérêts, parce qu’il est admis qu’ils apportent beaucoup à la Grèce, en tant que seul secteur de l’économie qui soit encore debout et globalement prospère. En autres termes, le débat autour de la question suivante « faut-il les taxer ou les protéger? » tourne largement encore en leur faveur.
Une résilience certaine: vers des lendemains qui chantent ?
Pour conclure, si la Grèce moderne n’est que l’ombre, écrasée, de sa glorieuse ainée, elle demeure notre frange orientale et, par là, un sas précieux pour la compréhension du Proche Orient. Si en ces temps difficiles la culture n’est plus ici reine, on n’échappe pas à son histoire et le peuple grec demeure un alliage complexe et peu aisé à appréhender pour l’Européen occidental.
C’est forcément avec des idées préconçues que chacun d’entre nous a abordé ce séjour, on ne sort pas indemne d’une séquence terrible où la Grèce est apparue comme le mouton noir de l’UE (rappelons-nous la couverture de Der Speigel sur la Grèce..). Pourtant, le rapport à la Grèce est trompeur. Nous la concevons comme notre creuset culturel mais, à son abord, nous mesurons la distance qui nous en sépare, comme une ile déformée par l’horizon. Insularité, ce fut sans doute l’une des clés de notre cheminement, la Grèce vivant dans la dualité d’un ancrage européen mais aussi d’un environnement qui, jusqu’en 2007, la séparait physiquement de l’Union. Discontinuité, aussi, dans le rapport à l’identité grecque dont l’élément le plus tangible, l’héritage intellectuel de l’Antiquité, a connu une éclipse doublement millénaire.
La Grèce d’aujourd’hui, c’est aussi une économie ravagée par cinq années de crise. Deux plans d’aide, 10 points de dépenses publiques en moins (4 fonctionnaires sur 5 non remplacés). Aucun pays démocratique n’avait connu un tel ajustement en si peu de temps. Apathie politique, courage ou fatalisme, quelle qu’en soit la raison, les Grecs ont surmonté, notamment grâce aux solidarités familiales, l’épreuve: recul du niveau de vie, avec 30% de baisse de revenu en moyenne depuis le début de la crise, et son corolaire d’effets tragiques, notamment en matière de santé publique. Toutefois, la Grèce ne nous est pas apparue comme un pays au point mort et les perspectives de croissance enfin favorables pour 2014 et surtout 2015 (environ 2,5%), laissent espérer que la résilience de ce vieux peuple se matérialisera enfin.
Pour nous, concitoyens européens, le cas grec, y compris dans sa dimension révoltante, celle de la petite connivence qui masque un système général de clientélisme, demeure un sujet compliqué. Toutefois, à l’aune de nos échanges, nous avons mesuré l’effort en profondeur réalisé pour bannir les mauvaises pratiques, à commencer par l’évasion fiscale, et, désormais, la condamnation sociale de ceux qui fraudent le fisc ou toute forme d’autorité publique est un formidable exemple de ce que l’Union peut apporter. Changer les habitudes, les pratiques, c’est ce qu’il y a de plus difficile. Qui aurait pu imaginer, voilà cinq ans, que les Grecs vivraient à l’heure des factures, des marchés publics non biaisés et d’un recrutement des fonctionnaires par le concours autre que celui de l’oncle bien placé? Un message saisissant pour ceux qui considèrent que l’hétérogénéité culturelle dans l’Union est un obstacle à son intégration politique.
Plus largement, la Grèce nous rappelle que l’Europe est à la croisée des chemins. La crise européenne (des institutions) et la crise des États-nations (la Belgique est largement divisée, l’Espagne et le Royaume-Uni connaitront cette année des referenda séparatistes, etc…) sont concomitantes. On assiste à une revanche des États ethniques sur « le plébiscite de tous les jours » cher à Renan, d’où la part cruciale de la problématique identitaire dans la refonte du socle idéologique de l’Europe. Le débat aujourd’hui est monopolisé par les intérêts corporatistes. La crise des sociétés occidentales est une crise de la notion de partage. On assiste à une dissolution de la solidarité (la difficulté de mettre en œuvre une Europe de l’énergie est en la brillante illustration). Ce sont ces solidarités qu’il nous faut retrouver pour une sortie vers le haut de cette crise de la conscience européenne, c’est-à-dire vers une Europe politique plus unie, et dont la force serait justement sa diversité culturelle.
Camille Roux
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MàJ – 03/04/14: correction de coquilles