LE CHAOS DU MONDE OBLIGE L’EUROPE A SE DOTER D’UNE POLITIQUE ETRANGERE COMMUNE

par Patrick d’Humières

Les guerres du moment désignent à l’opinion quelles sont les puissances de premier rang et celles de second rang. L’Europe doit-elle se contenter d’être en deuxième catégorie et de régler les factures humanitaires sans peser sur les décisions globales et sans parvenir à infléchir l’ordre mondial dans le sens de ses valeurs ? Cette interrogation est existentielle car si nous ne trouvons pas rapidement une cohérence dans l’action extérieure, on ne pourra plus reprocher aux dirigeants des États membres de jouer leur partition et de se désolidariser de la communauté de destin qui est nôtre. Dans nos pays comme que dans le monde extérieur, au nord local comme au sud global, l’UE se doit de se présenter unie et cohérente devant les autres dirigeants de ce monde, qu’ils soient démocratiques ou autoritaires. Cette vérité simple nous interpelle d’autant plus qu’en matière commerciale, en matière environnementale, en matière humanitaire et dans plusieurs champs de la régulation, l’Union a fait le saut d’une représentation commune qui s’impose de mieux en mieux dans le jeu global.

Et l’intérêt d’une « PEC » est d’enclencher forcément la politique commune de défense, mais aussi les volets culturels, sanitaires et d’inclusion qui font cruellement défaut à l’édifice institutionnel européen et que les initiatives engagées jusqu’ici justifient d’aller beaucoup plus loin sans tarder.

Le monde stabilisé que nous quittons

L’Europe du « triple saut » peut-elle voir le jour en 2024, à l’occasion du débat électoral de juin, pour ajouter au saut économique puis institutionnel, indéniablement réussi, celui de l’action extérieure commune ? Certes, on sait bien qu’on touche là à la symbolique nationale la plus réflexe qui soit, dès lors qu’il s’agit d’incarner des vieux États-Nations et de permettre à leurs chefs d’État et de gouvernement d’exister au-delà des questions quotidiennes, en prenant en charge « l’essentiel », c’est à dire le destin de leur peuple aux yeux des autres !

Dans le monde stabilisé que nous quittons, les questions internationales étaient enfermées dans un cadre occidental hiérarchisé qui convenait bien à presque tous les acteurs et qu’ont facilement rejoint les nouveaux adhérents à l’Union en se démettant sur le tuteur impérial américain pour ce qui est touche à l’ordre mondial, son organisation, sa sécurité et ses enjeux nouveaux. Cet abandon évitait de se poser beaucoup de questions à long terme et, à part la France, l’UE ne s’imaginait pas devoir se positionner en propre sur des enjeux hypothétiques. L’irruption de la multipolarité tirée par la Chine, de la désoccidentalisation nourrie par les BRICS et de la révision nécessaire des relations économiques au nom des enjeux écologiques, force l’Europe à devoir affirmer une autre voie qui coïncide avec ses valeurs. Elle ne sait pas le faire en ordre à ce stade ; on se demande même si les principaux dirigeants de l’Union partagent cet objectif, certains s’accommodant volontiers d’une prudence hypocrite et d’autres poursuivant leur chemin solitaire faute de se retrouver dans la représentation commune bruxelloise. Malheureusement, cette béance diplomatique se voit ; elle nuit désormais à l’attractivité du projet européen, dont on oublie qu’il fut établi pour faire la paix et non pour s’en tenir à un mercantilisme sans âme et sans boussole. Or si la paix n’est plus là, que fait-on ?

Construire une architecture diplomatique collective est devenu un impératif vital pour l’UE

Construire une architecture diplomatique collective est devenu un impératif vital pour l’UE, dont on doit dire qu’il passera par un abandon négocié de certaines prérogatives de représentation associées aux États, même si on sait que l’aura que confère aux grandes nations la perpétuation d’une expression autonome et pompeuse sur la scène mondiale n’est ni efficace, ni indispensable pour faire bouger les lignes ; elle prolonge un sentiment d’existence ostentatoire, comme notre voisin d’Outre-Manche sait si bien le faire, avec son « marketing de la couronne » qui est une piètre compensation à l’échec de la stratégie « global UK ».

De fait, accepter de renoncer à cette démarche d’expression régalienne touche au symbolique quand il s’agit de représentation mais, croit-on, à la souveraineté lorsqu’il s’agit de choix structurants à partager, fut-ce avec un ami et partenaire sur toutes les autres politiques publiques, ce qu’on craint qu’il soit perçu par les opinions comme un abandon castrateur ; aucun dirigeant ne veut et ne peut transgresser simplement ce legs émotionnel sans s’assurer qu’il ne sera pas privé de deux composantes à part entière de son autorité légitime : la vision stratégique qui lui convient, d’une part, lors des phases de décision, et la possibilité de rester l’incarnation de son peuple face aux autres d’autre part, pour assumer ces choix , bref éviter le syndrome d’un Cyrano de Bergerac : « n’aller pas bien haut, peut-être, mais tout seul ».

Dépasser cette limite fondamentale tient de la dimension psychanalytique ou du réflexe archaïque nationaliste, parfaitement respectable, alors même que les Etats-membres ont appris de longue date à débattre et à convenir d’orientations extérieures communes ; paradoxalement, ce n’est pas tant le fond stratégique qui paralyse l’Union que la volonté de déléguer à une instance représentative le soin d’incarner et de faire vivre notre rapport au monde. Nous savons que nous pouvons dégager des options fondamentales communes à la majorité des 27 mais en ne voulant pas encore transférer leur incarnation et leur déploiement à l’Union, au moins en partie, nous en affaiblissons la portée et la perception, c’est-à-dire toute efficacité.

C’est bien la question de la capacité de l’Europe à compter sur la scène mondiale qui est le sujet

Or, c’est bien la question de la capacité de l’Europe à compter sur la scène mondiale qui est l’enjeu, pour favoriser des solutions négociées, atténuer des conflits et ouvrir de nouvelles voies de coopération et de régulation collective, terrain dont Amin Maalouf rappelle dans son dernier essai* que se joue là une capacité occidentale crédible à ne pas subir une remise en cause inéluctable », ainsi que « la réparation du monde » à laquelle il faut s’atteler enfin, pour favoriser un nouvel ordre coopératif.

La guerre en Ukraine nous a fait progresser de façon considérable sur le chemin d’une vision commune à l’égard de la Russie et dans nos rapports plus décomplexés avec les Etats-Unis et le reste du monde. Mais nous arrivons au pied de la muraille russe et la hauteur à franchir est beaucoup plus abrupte que la gestion réactive limitée assumée jusqu’ici ! La division escomptée par le Président russe n’a pas eu lieu et ce n’est pas là le moindre succès porté par un « occident » qui s’est retrouvé dans la défense militaire et politique de ses valeurs et de ses intérêts. Cet acquis défensif, à maintenir jusqu’au retour de l’Ukraine dans ses frontières, est le signe le plus encourageant que nous puissions afficher depuis la chute du Mur. Elle nous aide à oublier l’inconscience qui a marqué un lâche abandon au protecteur américain s’agissant des implications de l’architecture de sécurité collective post-89 que nous payons au prix fort aujourd’hui. A ne pas traiter nos enjeux réels, ils nous rattrapent un jour.

C’est aussi ce qui s’est passé avec l’éruption terroriste dont Israël a été victime le 7 octobre 2023, qui a pris de cours une Amérique et une Europe qui avaient largement jeté l’éponge dans le bourbier moyen-oriental, alors même que nous avons porté sur les fonds baptismaux onusiens un État juif doté d’une identité démocratique et campée sur le projet des deux États en Palestine, en vain malheureusement. L’Europe avait pris acte de son impuissance avec l’échec des accords d’Oslo et le refus du peuple juif de négocier la mise en place d’un État Palestinien. Rattrapée par la problématique insoluble et douloureuse de la coexistence de deux populations concurrentes sur la terre de leurs ancêtres, voulue par la communauté internationale mais refusée par les protagonistes, l’Union vient de faire une démonstration pathétique de son incapacité à penser et agir solidairement en termes de puissance qui compte. La France tient son rang, l’Allemagne gère sa culpabilité, l’Espagne et l’Italie affichent des choix trop simples… nous vivons là un rendez-vous manqué avec notre Histoire : si nous ne savons pas plus contribuer de façon déterminante à faire émerger rapidement un modus vivendi, via une double solution humanitaire et diplomatique, pour canaliser le conflit ouvert et déboucher sur des règles de coexistence viable, nous serons aussi les perdants d’un drame dans lequel nous avons une certaine paternité. Il est à craindre que nous y perdions la crédibilité d’acteur international pour longtemps.

Les Européens ont une responsabilité directe dans la réorganisation de l’espace moyen-oriental

De fait, les européens, pas mieux que les Américains, n’ont été capables de faire valoir un ordre juste et appliqué qui garantisse les intérêts de tous les peuples du Moyen-Orient, et parce qu’on sait que l’équation est quasi impossible, il faut la porter d’autant plus ! Il ne sert à rien de renvoyer à notre vacuité militaire l’explication de notre pusillanimité politique. L’analyse historique de cette tragédie nous oblige à réparer notre faiblesse actuelle à agir qui a atteint un paroxysme dans la division récente des votes européens à l’Assemblée générale des Nations-Unies. Nous nous devons de tirer les conséquences pour nous aussi Français de cette situation car nous sommes solidaires de la crédibilité de l’UE, au risque de donner raison à tous ceux qui ne veulent que des solutions militaires jusqu’au-boutistes et destructrices, misant sur la victoire définitive d’un camp sur l’autre et se refusant à faire une paix qui n’est pas la leur. C’est ce langage, distillé par le Président français, qui est attendu par le reste du monde.

La sécurité d’Israël dans des frontières à fixer en respectant celles de ses voisins, et la vie palestinienne possible dans un espace reconnu -probablement à démilitariser – sont les conditions d’un retour à la paix au Moyen-Orient qu’il faut rechercher plus que jamais en reprenant la méthode norvégienne qui avait réussi. L’UE a besoin en tout cas d’une stratégie commune immédiate qui exprime une unité de fond et de forme, dont elle doit faire le laboratoire d’une politique étrangère commune effective, sortie des débats doctrinaux infinis, en privilégiant une approche pragmatique dès lors qu’elle met fin aux conflits inacceptables. Plusieurs pistes, bien connues des dirigeants et des diplomates, sont sur la table. On se contentera ici d’ordonner certaines solutions pour rappeler qu’elles font partie des champs de progrès envisageables et que seules la volonté politique et la hauteur de vue collective les rendront possibles. Ce sont des voies pour bâtir cette politique étrangère européenne existentielle à l’occasion du conflit moyen-oriental que nous devons aider par-dessus tout à sortir de l’engrenage de la violence et de la lutte à mort qu’il a pris, pour installer la coexistence qui est la seule voie menant à la paix.

  • L’Union, associée aux États-Unis, peut offrir un cadre de discussion et des scénarios de travail, qui ne verront pas le jour aux Nations-Unies et qu’on ne peut laisser au seul Qatar le soin de formaliser. Il s’agit de se doter d’un outil de négociation spécialisé qui peut être mis au service des sorties de conflit. A la suite d’Oslo, la partie occidentale peut apporter son expertise et une organisation diplomatique à tous les acteurs concernés : il nous faut obtenir des États-Unis une acceptation à œuvrer en intelligence avec eux, en leur laissant le soin de tenir en respect l’équilibre militaire auquel l’UE ne prétend pas accéder, préférant nous attacher à la coordination humanitaire et au soutien au développement des Palestiniens, sachant que nous avons déjà un solde d’échanges très intense avec Israël qui doit continuer parallèlement.
  • L’arme humanitaire est en effet celle dont l’Union doit se servir par-dessus tout, en s’organisant mieux à cet effet, avec les acteurs en place (CICR, CR, ONG, agences spécialisées dont UNWRA etc…). Le contrôle de nos flux de dons ne doit pas laisser des détournements suspects. Nous pouvons nous doter d’un arsenal d’intervention alimentaire et médicale de premier plan qui offre aux populations civiles de vraies aides d’urgence sur les terrains les plus chauds avec une volonté de sortir enfin les réfugiés d’un provisoire qui dure beaucoup trop longtemps et favoriser une reconstruction sociale respectueuse des droits humains, dans un cadre contractuel qui appellera une trajectoire démocratique minimum, acceptable pour nous.
  • L’Union doit reprendre aussi le travail juridique sur le droit de la guerre, la liberté de l’information, l’application des sanctions et la condamnation pénale des crimes dans les situations de conflits, pour rendre la CPI plus effective et se saisir de la compétence universelle pour qu’une justice internationale s’affirme partout et là d’abord; le droit est l’arme indispensable de la diplomatie européenne, à construire de façon intraitable et inlassable. A cet effet, nous devons rejoindre la démarche allemande concernant le renforcement des législations sur le commerce des armes et en faire une doctrine européenne exemplaire.
  • Cette structuration d’un « soft power diplo-humanitaro-juridique et moral européen » n’a de chance de grandir que s’il est au service d’une politique étrangère européenne qu’il faudrait mettre à jour en s’inscrivant dans une vision du 21°siècle. Celle-ci doit résoudre à la fois les défis de protection de la biosphère, dont la question climatique en urgence, ceux des inégalités et des injustices qui marquent la réalité persistante des échanges internationaux et les comportements de mauvaise gouvernance des acteurs non étatiques, voire étatiques (cf. dictature comme au Myamar…); l’avancement du modèle d’entreprise durable à l’européenne devrait faire de nos grands groupes des alliés dans la maîtrise collective des biens communs à protéger, au travers d’une loyauté qui doit s’améliorer très substantiellement.

Il s’agit là, ni plus ni moins, de créer un nouveau modèle de gouvernance mondiale qui doit servir à refonder le cadre onusien, objectif en soi qui ne peut plus attendre ; il conditionne la stabilité générale et s’avère la seule réponse possible aux drames qui vont s’accumuler dans les zones en conflits chroniques et les États faillis. Cette réponse géopolitique de l’UE en vue de construire un monde d’interrelations positives rompt avec le post-colonialisme qu’on lui reproche souvent ; c’est ainsi que nous relancerons la relation à l’Afrique où la France s’est fait enfermée dans un rôle de bouc émissaire, à l’instigation de puissances concurrentes corruptrices ; le monde a grand besoin aussi de cette nouvelle architecture financière internationale remise sur la table par le Président français, mais également d’une réforme des agences des Nations-Unies que nous devons esquisser et rechercher à travers des coalitions de bonne volonté, en prenant la tête de ce chantier du siècle. Peut-on imaginer qu’un Conseil européen fondateur accouche d’une telle ambition, abondée par le Parlement et mise en musique par la Commission, lors d’un Sommet ad hoc qui devrait aller jusqu’à déboucher sur un avenant aux traités, à ratifier à la majorité simple des parlements des membres et des pays en cours d’adhésion ? Proposer cela aux électeurs européens en juin 2024 nous semble être notre devoir de citoyen français et européen à la fois.

La constitution d’un cercle volontaire pour bâtir l’outil diplomatique européen est une initiative à mettre en débat

Le curseur entre la responsabilité collective européenne et celle des États en la matière peut se déplacer progressivement et ménager les zones d’orgueil national persistantes. Une fois la doctrine et le cadre institutionnel légitimés par la plus complète et solide procédure démocratique réservée aux grands choix institutionnels, une façon de réussir ce « glissement communautaire » vers une Europe diplomatique serait de laisser au Conseil Européen le soin de définir dans chaque cas les positions circonstanciées et les lignes d’intervention appropriées, tout en s’enfermant dans une obligation de s’entendre à la majorité et de façon immédiate et organisée pour rester au cœur des crises. Il en résulterait un accord à convenir avec les chefs d’État et de gouvernement de soutenir l’expression collective adoptée à 27 et plus, sans la doubler ou la concurrencer, mais en y apportant de façon toujours concertée et associée le poids des États et l’expérience des pays membres. Le président en exercice de l’Union serait alors la personne naturellement vouée à incarner la démarche ainsi organisée. On peut imaginer aussi que l’Union confie systématiquement à un chef de gouvernement ou à une personnalité européenne expérimentée, le soin de conduire le chantier diplomatique en question, au cas par cas, et d’en rendre compte au Conseil européen, en le dotant de la force de l’outil diplomatique de l’Union, associant toujours l’action humanitaire et juridique.

Une vision renouvelée, une organisation volontariste et une capacité d’initiative opérationnelle sont les qualités attendues de la part d’une UE acteur mondial

Les leviers pour faire entrer l’UE dans le cercle des grandes puissances qui doivent s’atteler à remodeler l’ordre international, pour aider à sortir des conflits violents et prévenir les crises annoncées, sont identifiés. Le mandat européen qui s’ouvrira en 2024 devrait être l’occasion de traiter cette dimension vitale de notre projet collectif en l’inscrivant dans la vie commune.

Mais il y a deux conditions de crédibilité à cette évolution nécessaire. La première est de ne pas hésiter à prendre le relais des États-Unis dans le soutien à l’Ukraine, qui est aussi notre frontière et qui met à l’épreuve notre système de valeurs et notre cohérence institutionnelle. La deuxième condition indissociable est cette répartition des rôles à partager avec les États-Unis dans le conflit du Moyen-Orient, pour s’atteler à une solution palestinienne acceptable sur place.

Le défi est immense et on peut y inclure la construction d’un nouveau rapport avec l’Afrique et avec les BRICS. Il est le nôtre car s’il nous reste beaucoup à faire pour réguler le champ économique, en Europe et dans le monde, aucun électeur et aucun citoyen européen ne dira que c’est là la finalité du projet pour lequel on lui demande de déléguer un peu de sa souveraineté nationale, s’il n’y a pas pour ce faire une grande raison et une promesse sérieuse de faire plus et mieux que ce que chacun des États seul prétend apporter à ce jour. « La raison d’être européenne » trouvera sa justification dans cette capacité à aller plus loin que la prospérité et la paix interne, en s’attachant à bâtir l’ordre mondial où nos valeurs de solidarité, d’universalité des droits, de dignité et d’égalité entre les personnes trouveront à s’appliquer réellement. Tout semble en effet indiquer aujourd’hui que nous sommes en passe de régresser à moins que nous ne fassions notre affaire de ce que doit être l’ordre mondial du 21°siècle, négocié avec ceux qui veulent y occuper désormais toute leur place, légitimement. Tous ceux qui veulent la prospérité du monde, dont la paix est la condition première, sont nos partenaires et la démocratie grandira à travers notre propre exemplarité, dans et à l’extérieur de l’Union. Le projet européen se joue bien sur notre volonté à « refaire le monde ».

Pour une nouvelle vision stratégique française en Europe

Par Patrick d’Humières

La guerre a changé l’Europe et son projet ; la France doit en tirer toutes les conséquences

La dynamique militaire de l’Union est en train de déplacer le centre de gravité européen. Difficile de dire si depuis que le soutien à l’Ukraine mobilise l’essentiel des énergies à Bruxelles, la France longtemps avant-centre de l’équipe européenne, ne se trouve pas reléguée au milieu du terrain, sinon en défensive, tant l’agenda s’est transformé et les positions se sont déplacées ! A la limite, peu importe, si l’essentiel reste l’unité des 27 et si le passage à une « Europe puissance » avance. La France y a sa part déterminante. Pour autant, les enjeux ont bougé au profit des dimensions militaires, diplomatiques, énergétiques et technologiques. Sur ces questions où la France avait sa singularité, il lui faut désormais jouer beaucoup plus collectif si elle veut faire valoir sa place. ; ce reclassement induit une révision de ses logiciels historiques. Cela vaut aussi pour l’Allemagne.

La conséquence politique de ceci sera au cœur du débat public des élections de 2024. Il faut dire à nos compatriotes que l’enjeu du vote n’est plus de ménager la souveraineté française et de faire cohabiter une double souveraineté nationale et communautaire, satisfaisant à la fois les tenants du passé et de l’avenir : nous y perdrions notre capacité d’influence. Il s’agit de placer la stratégie française au centre de gravité de la stratégie européenne pour en être un acteur complet, compris et contributif, qui aide à l’émergence de solutions audacieuses et dynamiques. Notre plus grand risque est d’être marginalisé dans le mouvement qui force l’Union à répondre à l’appel historique à être le 3° bloc mondial ; Partie prenante du monde occidental, l’Union devra couvrir le spectre de la puissance qui va du poids commercial au poids militaire et du poids des valeurs au poids des alliances. Sur le grand défi climatique planétaire, elle pourra apporter des solutions et face à la fragmentation géopolitique elle pourra apporter son savoir-faire de régulation. Qui aurait cru que l’Union aurait cette opportunité de remonter en première division mondiale ? Si la France en est un moteur et un facilitateur, cela dessinera sa stratégie pour longtemps.

D’abord libérer le front ukrainien; la victoire militaire ouvrira la voie géopolitique.

Tous les européens l’ont compris désormais : le projet d’Union Européenne est conditionné par le retour de l’Ukraine dans ses droits et l’instauration d’une sécurité collective sur le front Est, à partir de quoi tous les autres sujets de progrès retrouveront un sens. En attendant, l’Ukraine est notre nouvelle frontière. Tant qu’elle ne sera pas stabilisée, l’Union devra assumer un maximum d’efforts, militaires, économiques, humanitaires, non pour abattre la Russie, mais pour démontrer qu’elle est capable de défendre un projet politique, y compris dans sa dimension militaire.

Au moins le message est clair : l’UE doit assurer une perspective commune, sécuritaire et diplomatique, démocratique et solidaire aussi, aux populations allant de l’Atlantique au Dniepr, et de la Baltique à la Méditerranée. Nous savons désormais ce que nous avons en commun et que ce projet peut compter dans un jeu mondial menaçant et sans pilote.

Cette revendication d’une Europe géopolitique fut au cœur du message bruxellois depuis le départ du Royaume-Uni, qui nous a confronté paradoxalement au vertige d’un

isolement continental auquel « la structure communautaire » a su parfaitement réagir. Nous sentions qu’il fallait se donner une vocation mondiale, hors de quoi l’Union se perdrait dans ses débats de concurrence économique. Le mercantilisme ne suffit pas à répondre aux interrogations internationales que perçoivent tous les européens. Leur expérience historique lourde et dramatique a intégré ces questions au cœur des familles et des cultures.

Ce rebond doit beaucoup aux circonstances mais l’important n’est-il pas de s’en saisir ?

Le moment historique est fort et l’Union l’affronte avec intelligence, cohésion et audace même, osons le dire ! Quand il s’est agi d’acheter sur le marché mondial, de faire valoir des principes de droit contre des opérateurs hors contrôle et de soutenir les zones affectées par le conflit, l’UE a montré qu’elle savait faire. Mais cette situation ne règle pas pour autant les grands dossiers attendus par les opinions, car très identitaires, comme la politique d’immigration, la cohérence sociale et la protection aux frontières de nos productions nationales. Alors qu’il va falloir un jour se confronter à la dernière vague d’élargissement si l’on veut achever un processus d’union continentale et savoir construire une défense qui associe la solidarité atlantique et occidentale avec un mécanisme de souveraineté propre, la réussite à saluer est bien celle du Green Deal, qui a démontré que l’on pouvait négocier une entrée sérieuse dans l’économie écologique répondant au défi climatique, avec une dynamique industrielle qui affirme sa compétitivité, face à la Chine mais aussi aux Etats-Unis. Rappelons que ce ne sont pas les normes qui pèsent sur nos coûts, surtout si on les impose à nos concurrents, mais plus souvent l’absence d’innovation qui nous disqualifie ! Qui peut croire que sans un cadre qui organise la rupture, nos économies rentières auraient engagé les sauts technologiques attendus ?

Penser l’Union, c’est penser un projet démocratique et humain

La difficulté est plus dans nos têtes que dans nos forces ! Il y a encore en Europe une psychologie collective corsetée par les codes d’Ancien Régime, qui font croire que nos vieux pays ont besoin de claironner chacun autour de leur drapeau. Mais les opinions ne sont plus dupes et préfèrent appuyer un rapport européen au monde qui pèse efficacement dans la négociation géopolitique que d’assister à des combats de

coq ! Certains appellent même à la naissance d’une nation européenne, considérant que les budgets de défense remplaceront allègrement une constitution mort-née. La réalité est qu’une intelligence collective européenne s’affirme sans avoir besoin de s’en prendre aux symboles et aux porteurs des identités nationales. On remerciera les Ukrainiens d’avoir mis notre confédération d’États Nations au défi d’une capacité d’action stratégique. Mais ne manque-t-il pas à cette dynamique nouvelle un fil conducteur qui parle au cœur des européens, non pas de façon défensive et guerrière, mauvaise conseillère, mais de façon constructive et humaine, pour renouer avec le fond d’humanisme qui est notre dénominateur commun ?

Un projet de reconstruction de l’ordre mondial qui ne naîtra pas de la conflictualité sino-américaine mais bien d’une offre nord-sud que nous saurons proposer ensemble

Notre expérience ancienne des traités de paix, certains ratés, d’autres réussis, doit nous éclairer à ce sujet. Outre la reconstruction, qui est la priorité pour intégrer l’Ukraine dans de bonnes conditions, il y a un défi évident qui est l’application des garanties négociées, reposant sur une dissuasion conventionnelle adaptée, qui remette l’Europe en gardien de ses frontières dans le cadre de l’OTAN, seule alliance militaire crédible à ce jour. C’est là une première révision importante de la stratégie de défense française qui devra en tirer des conséquences pour ses nouvelles priorités, ses modes de décision et d’action. Si ce tournant est pris, il entraînera automatiquement celui des synergies diplomatiques qu’il faudra favoriser, à travers nos outils et nos démarches à « communautariser » de plus en plus, mais aussi en acceptant d’européaniser complètement une stratégie africaine qui glisse sous nos pieds. Il nous faudra lâcher les nostalgies impériales qui nous encombrent, au profit d’un projet de reconstruction collective de l’ordre mondial qui ne naîtra pas de la conflictualité sino-américaine mais bien d’une offre nord-sud que nous saurons proposer ensemble.

Ce réalignement d’une vision globale ne peut plus se contenter de poursuivre la prospérité par tous les moyens, mais doit bien plutôt favoriser une planète durable pour une vie humaine, juste et équitable partout, en mettant notre expérience et notre puissance au service des enjeux collectifs. Cela répond à la question ontologique : à quoi sert l’Europe ? En redonnant cette orientation simple à notre projet, nous

pourrons mobiliser à la fois les générations nouvelles et les aspirations critiques, condition indispensable de toute construction démocratique, mais aussi ouvrir un champ nouveau de la vie en société au 21°siècle. Cela nécessitera de favoriser la capacité d’expression de chacun par l’éducation, la culture, l’échange, dans le respect des droits et des diversités. Contrairement au projet d’après-guerre qui laissait entendre que l’attraction de l’Occident reposait sur la perspective pour chaque ménage de multiplier à l’infini les voitures, les frigidaires et les voyages en avion, le projet qui s’impose aujourd’hui au nord comme au sud, au nom d’une planète finie et souffrante, est celui d’une vie commune qui économise la ressource et préserve la régénération des écosystèmes, pour permettre à chacun d’exprimer sa vocation personnelle au service d’une humanisation des sociétés à laquelle il faut croire.

La France doit percevoir l’opportunité d’adhérer à un projet global européen

Le projet européen porte cela car il a su dominer ses échecs passés. En combattant toujours ses démons et ses fantômes régressifs, il reste un espace privilégié, sinon unique, où la démocratie est plus qu’une série de droits : une exigence spirituelle collective inextinguible. Soyons conscients que nous sommes des acteurs déterminants de cette mutation civilisationnelle qui nous sollicite, allant du retour de la barbarie absolue aux utopies les plus universelles et que nous devons faire en sorte que l’emportent les valeurs humaines en jeu derrière les valeurs politiques en débat et les controverses qui animent notre vie nationale. L’on pourrait faire des rapprochements avec d’autres périodes comparables qui ont vu s’affronter des envolées progressistes et des pessimismes désabusés. On ne dira pas que nos défis sont plus considérables et plus risqués que jamais, mais on ne devra pas manquer de se dire que si la France se justifie plus que jamais par sa promesse d’intégration réussie, c’est d’abord pour la mettre au service d’un idéal européen qui n’est plus dissociable du sien. Cela lui donnerait la possibilité nouvelle d’accomplir son projet en le partageant avec ses voisins les plus proches, avec lesquels elle a vécu depuis plus de mille ans une aventure chaotique, afin de rester dignes, ensemble, de ce que l’on a fait de mieux. Et si les décennies qui viennent redevenaient un temps de civilisation en Europe ?

Pour Atelier Europe, Patrick d’Humières Avis & contact : [email protected]

Dans un an, qu’exprimera l’électeur européen ?

Patrick d’Humières, membre du Conseil stratégique de l’Atelier Europe

            Grand clerc celui ou celle qui peut prédire la motivation du vote à l’élection du Parlement Européen qui se tiendra dans moins d’un an maintenant ! La situation militaire au Donbass et autour, les élections turques, la tournure du débat politique aux Etats-Unis et peut être en Russie, viendront bousculer les choses inévitablement. Pour autant, quelques grandes tendances socio-politiques sont à l’œuvre au sein de la population des 27 qui peuvent servir de points de repère pour répondre à la question qui se pose à nous dès aujourd’hui : qu’aurons-nous à dire et à proposer aux électeurs français qui les conduira à se mobiliser pour faire faire « un saut historique » au projet européen à cette occasion ? La force du mandat qui sera confié, ou non, déterminera largement notre unité continentale.

           Le rééquilibrage de nos intérêts semble en bonne voie

Parmi les tendances au repli et au scepticisme qu’il faut éloigner, il y a bien sûr les craintes sur le pouvoir d’achat, la stabilisation de l’inflation et la maîtrise des coûts de l’énergie qui préoccupent à juste titre nos compatriotes. Sauf nouvelle secousse géopolitique, du côté de Taiwan ou du Golfe, le rééquilibrage de nos intérêts semble en bonne voie et ce n’est pas là le moindre succès d’une solidarité européenne qui l’aura emporté sur les dissensions internes persistantes en plein conflit ouvert avec un empire russe renaissant.

            La controverse atlantiste s’invitera inévitablement dans le débat

L’autre tendance à craindre est la peur ! Celle de se voir entraîner dans une fuite en avant militaire au nom d’un combat de libération que tous les Français ne saisissent pas d’évidence, alors que le camp souverainiste va tout faire pour en exalter les coûts et les dangers. Non pas que la neutralité puisse gagner une France encore pétrie de ses valeurs universalistes, mais il y a toujours eu un fond « lâche » dans la matrice nationale qui ne manque pas d’arguments pour ne pas livrer les armes et les financements à nos voisins bombardés…La controverse atlantiste – suivre ou ne pas suivre l’Amérique – s’invitera inévitablement dans le débat, car elle est aussi partie prenante de nos choix historiques, si ce n’est que dans un contexte de retour de la guerre à nos frontières, non plus froide mais chaude, le besoin de coopération stratégique n’est jamais loin d’une rivalité économique structurelle, sans qu’on sache bien les démêler et éviter les discours binaires autant que les clichés trompeurs qui nous égarent.

Délivrer un narratif convaincant à nos compatriotes et peser le plus efficacement possible sur une expression européenne au niveau des deux grands blocs mondiaux

Cette toile de fond prévisible induit deux conséquences qui doivent inspirer les militants français d’une Union Européenne politique, soucieux d’un avenir de puissance influente pour leur pays, ce qui se confond désormais. Nous savons au fond de nous-mêmes que la France n’a plus d’autre option stratégique sérieuse que celle de peser le plus efficacement possible sur une construction et une expression européenne au niveau des deux grands blocs mondiaux. Il n’y a rien à regretter dans cette réalité géopolitique nationale qui n’est que la continuité d’une boussole étrangère fixée sur ce cap magnétique, de François 1er à la 5ème république et dont seuls ont changé les modes d’action, pacifiques et constructifs aujourd’hui. 

La première conséquence pour délivrer un narratif convaincant à nos compatriotes est de ne pas en rester à la description des situations pour en déduire une inéluctabilité de l’européanisation de notre action collective ; l’honneur de la politique n’est-il pas de refuser le fatalisme ? Faut-il une ambition européenne qui réparerait une impuissance mondiale qui nous hante de plus en plus ? L’Europe inévitable est une option réaliste mais cela ne doit pas être un argument qui ferme la discussion, en réduisant par le mépris toutes les inclinaisons souverainistes.

Trois chantiers : la sécurité du territoire, la diplomatie et la culture

L’autre conséquence est liée à cet impératif kantien de justifier le choix européen en termes positifs : il faut révéler le bilan coût-avantage d’un engagement volontariste au côté de nos partenaires du grand marché et de l’union monétaire qui sont de plus en plus demandeurs de dépasser la dimension matérielle du projet pour rentrer dans un cycle plus exigeant. Oublier « le retour monétaire » de l’Union, consolider ses bases juridiques et démocratiques, dépasser les derniers blocages de la souveraineté… voilà de belles discussions à engager. En fait, dans un an, il nous faudra surtout être capable de proposer une offre motivante et accepter la controverse quasi-métaphysique sur le devenir européen, qui ne va pas de soi, en construisant une offre innovante à réaliser à l’horizon 2030.

Trois chantiers au moins peuvent nourrir cette offre, dont on voit bien qu’ils forment les arcatures d’une voûte qui élève un peu plus l’édifice européen au-dessus des villages originels. Le premier, le plus lourd mais le plus indispensable : la défense du territoire européen, à travers une interdépendance des moyens, des dispositifs et de sa gestion opérationnelle, qui appelle des efforts pour tout le monde, voire des sacrifices. Le second, c’est le chantier de la coordination diplomatique étroite, osant des fusions ici et des procédures là, capable de produire une vision, une parole, des initiatives communes dont plus grand-chose ne justifie désormais qu’elles soient désordonnées et plurielles. Quant au troisième, le chantier le plus facile mais aussi le moins travaillé aujourd’hui, c’est celui d’une action culturelle européenne d’envergure, pour que les citoyens associés se connaissent mieux et partagent plus au travers d’un récit collectif.

On pourrait y ajouter le rapport obsédant à l’Autre, c’est-à-dire le contrôle migratoire qui ne réussira que s’il comporte une dimension d’intégration réussie, largement à inventer. Une Europe des universités, des technologies avancées, des groupes leaders, de la souveraineté énergétique, alimentaire et scientifique, décarbonée et sobre, protectrice de la planète et des droits fondamentaux de tous, voilà aussi un horizon magnifique qu’il faut poursuivre.

N’attendons pas que les événements de l’année qui vient dictent les émotions et les réflexes des citoyens pour savoir s’il faudra voter « stop ou encore » en 2024. Il faudra voter d’abord pour une ambition collective humaine, démocratique, qui veut être un modèle, à ses yeux et aux yeux du reste du monde, de nos alliés comme de nos adversaires, auxquels nous ne devons pas craindre d’exprimer notre façon de penser le monde et de le réaliser, pour continuer à nous choisir un destin.

Pour Atelier Europe, Patrick d’Humières, Avis & contact : [email protected]