Après la Lituanie, la Lettonie est le deuxième pays balte à prendre la Présidence tournante du Conseil de l’Union européenne. Pour ce « petit » pays de 2,2 millions d’habitants, entré l’année dernière dans la zone euro, cette Présidence est aussi l’occasion de se faire mieux connaître sur la scène européenne. Depuis son indépendance en 1991, la Lettonie est passée par toutes les phases économiques: reconstruction, libéralisation, boom (avec des taux de croissance supérieurs à 10 % dans les années 2000), dépression et rigueur. Aujourd’hui, dans une Europe toujours malade de son chômage de masse et de sa croissance poussive, le pays arbore fièrement ses 4 % de croissance. Riga, surprenante par son architecture, est une ville dynamique qui a plutôt bien digéré son passé soviétique dans l’expression de son bâti, sans en oublier son imposante et difficile histoire, comme en témoignent le musée des Occupations ou l’ancien siège du KGB. La métropole germano-balte retrouve depuis son indépendance un peu de son atmosphère et de son style d’avant-guerre. Riga fut la principale ville de l’espace baltique oriental, intégré au cours du 18è siècle à l’empire des Tsars. C’est dans cette ville qui abrite le plus grand nombre de bâtiments de style Art Nouveau d’Europe (plus de 800), dont les façades typiques ont été classées en 1997 par l’UNESCO au patrimoine mondial de l’humanité, que l’Atelier Europe a séjourné pour ce 13è voyage d’études.
Le souffle de l’esprit marchand de la Hanse comme régulateur de la crise
Riga était devenue au 19è siècle une métropole industrielle d’avant-garde et un grand port qui rivalisait avec Odessa. Encore aujourd’hui le port paraît presque trop grand dans un pays trop petit. Telle Vienne l’impériale dans ses frontières étriquées. Riga a contribué à véhiculer en Russie cet esprit marchand typique des villes de la ligue hanséatique, ainsi que les idées de progrès social et de libéralisme économique. C’est encore sur ce créneau-là que cette étonnante capitale balte se positionne. Rappelons que Laimdota Straujumala Première ministre lettone, vice-présidente de la Commission européenne, est chargée de l’Euro et du Dialogue social. « Une Europe compétitive, une Europe numérique, une Europe engagée« : voilà le slogan de la Présidence lettone, en ligne avec la priorité donnée par la Commission au Marché unique du numérique. Sur le volet compétitivité, la Lettonie est crédible et peut se vanter de sa propre expérience. Ses politiques de réformes structurelles et d’investissement mises en place pour stimuler l’emploi ont donné de bons résultats. La rapidité de la reprise économique a contrasté avec la violence de l’effondrement en 2008, période pendant laquelle le chômage des hommes est passé brutalement de 6 à 25 % (notamment en raison de leur forte représentation dans le secteur de construction qui s’est arrêté net). Autre conséquence iconoclaste de cette crise: la Lettonie, bien que ne produisant pas de voitures, est devenue brièvement exportatrice d’automobiles. Il fallait bien écouler les stocks des invendus et des saisies. Le pays est encore à 6 points de son niveau d’avant la crise, mais la Lettonie fait figure aujourd’hui de « bon élève » de l’Europe avec un taux de croissance de 4 %, un déficit public faible de 1,3 % du PIB et une dette publique d’environ 38 % du PIB en 2014. Mais pour en arriver là, il a fallu passer par de douloureux sacrifices et la consolidation a été brutale (en terme de baisse des dépenses publiques notamment, le RMI local s’élevant à 60 euros, la baisse de revenus pour les salariés pouvant aller jusqu’à 80 %, etc.) pour une population qui est restée malgré tout stoïque. Cette acceptation sociale et cette forte résilience ont permis la reconduction du gouvernement meneur de réformes, et ainsi la mise en place de politiques sur le long terme. La dévaluation de la monnaie locale, le lats, a été d’emblée écartée (toucher à la monnaie aurait envoyé un mauvais signal avant l’entrée dans l’euro), pour se concentrer sur la compétitivité. La thérapie de choc a montré la grande flexibilité de l’économie lettone, qui s’est réorientée vers les exportations, agricoles notamment. Dans son agenda européen, la Lettonie mise aussi beaucoup sur le numérique comme moteur de croissance durable.
Stoïcisme face aux réformes pour certains, mais pour d’autres, la non-acceptation sociale de la rigueur, ou tout simplement l’impossibilité de trouver un travail décemment rémunéré, les a conduit à l’émigration. Environ 10 % des Lettons ont émigré au moment de cette crise, notamment en Grande-Bretagne et au Canada, et cette fuite des cerveaux et de la main d’œuvre pose un problème persistant au pays.
Le dépassement des ruptures
Il faut souligner l’ampleur et la gravité de la crise économique qu’a traversée la Lettonie à partir de 2008 (entre 2008 et 2009 le pays a perdu 25 % de sa richesse, 18 % pour la seule année 2009). Et la crise n’est pas étrangère à la stratégie de réconciliation avec la Russie à l’œuvre depuis 2010, après des années de refroidissement pendant lesquelles la fièvre nationaliste (le bonheur d’être enfin indépendant !) et le poids des considérations géopolitiques ont lourdement pesé sur les relations entre les deux pays (au cours des années 2000 notamment, avec l’entrée du pays dans l’OTAN ou dans l’UE). Au moment de la crise, nombre de Lettons ont compté sur le développement des relations commerciales avec Moscou pour faire redémarrer l’économie: les investissements et les touristes russes devaient, entre autres, aider le pays à sortir du marasme. En d’autres termes, la diplomatie devait se mettre au service de l’économie. Car la Russie est aussi l’un des meilleurs clients des produits agroalimentaires lettons. Le facteur énergétique joue également un rôle dans la relation avec la Russie et la volonté lettone de trouver un modus vivendi apaisé. La Lettonie produit et exporte de l’électricité, mais elle est un importateur net de pétrole et de gaz (c’est l’une des conséquences de son adhésion à l’UE). Sur le gazoduc sous-marin Nord Stream, soutenu par Berlin et Moscou, la Lettonie a eu une position beaucoup plus modérée que la Lituanie et l’Estonie. Ainsi, prenant en compte tous ces éléments, la Lettonie semble désormais vouloir construire avec la Russie un partenariat pragmatique, apaisé, et sans renoncement cependant.
Car la Lettonie est un pays à part dans le trio baltique. Curieusement, ou pas, le pays semble avoir construit depuis quelques années de relatives bonnes relations avec son grand voisin russe. Relatives, comparées aux relations que ses voisins régionaux entretiennent avec Moscou, du fait de sa guerre hybride en Ukraine. Bonnes, cela signifie que la Lettonie n’adopte pas la tactique de l’opposition frontale avec la Russie, tout en ayant une position claire sur le respect des accords de Minsk par exemple (conditions de la levée des sanctions, dont la Lettonie est la première victime). Enfin, comme son voisin lituanien, la Lettonie est très attachée au Partenariat oriental, sur lequel une grande conférence aura lieu le 22 mai prochain à Riga, et où elle espère obtenir une position commune de la part de tous les États membres. Ainsi, Riga ne ferme pas la porte à l’Est, et elle est loyale dans ses fidélités occidentales (UE et Otan).
La relation avec Moscou est aussi ambivalente. Le poids de l’histoire bien sûr. Mais surtout le caractère quasi binational du pays et la cohabitation particulière de ses communautés. La Lettonie est le pays de l’Union européenne où vit la plus forte communauté russe, les russophones représentent entre 30 et 40 % de la population. Parmi eux, environ 14 %, arrivés du temps de l’Union Soviétique, sont apatrides et n’ont pas le droit de vote ni aucun accès aux prestations sociales. Contrairement à la Lituanie où le processus de naturalisation est plus souple, pour obtenir la citoyenneté lettone, il faut parler couramment le letton et passer un examen sur l’histoire du pays. Intégrer, ou pas, ces 300 000 apatrides est le sujet clé de la politique intérieure lettone. Récemment, les chaines de télévision russes ont été interdites, afin de lutter contre la propagande de Moscou. Toute comme l’architecture Art Nouveau, la langue est un marqueur très fort de la culture et de l’identité lettones. Il y a même dans ce pays une police de la langue, dont nous avons eu du mal à percevoir comment elle fonctionnait réellement au quotidien. Nous en avons cependant mesuré l’efficacité; dans Riga, pourtant russophone pour moitié, très peu de traces de la langue de Pouchkine sur la voie publique (signalétiques, affiches, publicités, etc.) et si vous montrez que vous parlez le russe, très vite votre interlocuteur va vous préciser qu’il parle aussi le letton. En réalité, la majorité de la communauté russophone, qui nourrit une relation sentimentale avec sa mère patrie, est plutôt loyale vis-à-vis du gouvernement letton. Et il existe bien une composante européenne dans le monde russe, à travers notamment ces minorités russophones. Quant à Moscou, elle ne mène pas ici de grande politique d’agitation comme en Ukraine. Qui voudrait mettre le chaos dans son petit Monaco? Car le point noir du pays est également son odeur de paradis fiscal. Vacances sur les bords de la Baltique, blanchiment d’argent (l’argent de non-résidents russes est une autre caractéristique qui rappelle évidemment Chypre, Riga ne craint pourtant pas de se retrouver à court de réserves internationales en cas de fuite des dépôts dont la moitié sont étrangers), et un voisin plutôt tempéré au sein de l’Union européenne, trois arguments qui inclinent la politique de la Russie en Lettonie vers un modus vivendi plutôt conciliant. De fait, plus que de situation de cohabitation où aurait fini par triompher l’État Nation letton, mieux vaut parler pour Riga de ville multiculturelle, où les transferts entre chaque groupe continuent de s’opérer, à des niveaux bien divers. Il y a par ailleurs environ 20 % de mariages mixtes.
Retrouver les fondamentaux de l’Europe
Se promener dans Riga et ses alentours, le long de ses lacs et de ses forêts tant vantés dans la culture traditionnelle lettone, c’est quelque part rechercher un pays disparu, celui de la civilisation germano-balte de la Courlande, ultime écluse entre les mondes slave et germanique. C’est dans ce voyage imaginaire, où devraient se mêler romantisme et beauté tragique, qu’il nous faut aussi retrouver les fondamentaux de l’Europe: pourquoi nous sommes- nous unis? La paix paraissait un rêvé consommé il y a peu, les évènements dramatiques en Ukraine nous démontrent pourtant que sur ce front-là, rien n’est jamais acquis. Ici, où se sont entretués Lettons, soldats de l’Armée rouge, Russes blancs et Corps francs allemands, rappelons-nous que l’Europe reste cette formidable Union où cohabitent des populations très diverses comme nulle part ailleurs dans le monde, et qui doit, en ces temps de troubles inquiétants, continuer de promouvoir son rôle stabilisateur, empreint d’humanisme et de philosophie des Lumières. Sur le plan des valeurs, à une époque où les obscurantismes de tout poil se targuent d’être les idéologies nouvelles, puisse l’Europe retrouver son leadership raisonné, en combattant les fièvres nationalistes et les nouveaux totalitarismes. En termes de politique étrangère, celle de Riga mêle un sincère tropisme européen, une russophobie très diminuée depuis les années 90, et un atlantisme fort qui la sécurise (qui montre au passage que l’UE a été incapable de lui faire une offre de sécurité suffisante, préoccupation majeure à Riga, où nous avons entendu plusieurs fois que « l’armée européenne, c’est de la sémantique »). Pourtant, loin du sentiment d’insécurité lié à la menace russe, c’est presque, en apparence tout du moins, le calme des vieilles troupes qui prévaut ici. Ainsi, la Lettonie s’appuie pragmatiquement sur ces trois piliers (UE, États-Unis et Russie), que le monde de l’après-guerre froide a échoué à réunir après 1991. La main tendue aux Russes s’étant soldée par une distanciation et une méfiance grandissantes réciproques. Riga, c’est un peu la détente russe en somme, une atmosphère de paix virgilienne, dans un climat de guerre froide russo-européenne.
Camille Roux