Par Aymeric Bourdin et Michael Malherbe
(article rédigé en novembre 2023)
Alors que les récentes agressions contre les Ukrainiens, les Arméniens et les Juifs posent à nouveau avec acuité la question ancienne de la responsabilité de l’Europe dans le maintien de la paix dans son environnement proche, les chefs d’État et de gouvernement ont abordé lors du Sommet de Grenade en octobre dernier le sujet des élargissements à venir de l’UE.
Méthode renouvelée, processus graduel d’adhésion, équilibre entre citoyenneté et accès au marché intérieur : une nouvelle approche est en cours d’élaboration. Souhaitant répondre à la donne géopolitique actuelle, le Président du Conseil européen s’est même engagé publiquement pour la première fois sur une date pour l’intégration d’un nouveau groupe de pays dont les Balkans occidentaux et l’Ukraine : ce sera 2030.
Si la question de l’élargissement nous paraît entièrement légitime, appropriée aux crises qui s’enchaînent et au monde qui vient, nous souhaitons que les réponses données ne soient pas dictées par des réflexes pavloviens et contribuent à alimenter un débat démocratique.
La construction européenne a toujours su tracer un chemin à travers la dialectique des élargissements et des approfondissements. À chaque étape, de nouvelles ambitions, répondant à de nouveaux enjeux, ont suscité de nouvelles politiques communes : marché intérieur, monnaie unique, investissements partagés… Qu’en est-il aujourd’hui du projet européen, dont la raison d’être reste la paix ?
Le projet de la construction européenne
Avant de s’engager à corps perdus dans de nouveaux élargissements, les citoyens doivent s’interroger : ne prend-on pas le risque d’une fuite en avant, de la poursuite d’un projet de substitution pour une union qui ne parviendrait plus à devenir « sans cesse plus étroite » ? Quoi qu’il en soit, la politique d’élargissement ne peut pas et ne doit pas tenir lieu de projet pour l’Union européenne. Cela prêterait le flanc au procès d’impérialisme par la norme qui lui est parfois intenté.
Il s’agit donc d’abord de poser sur la table les intérêts de l’Europe aujourd’hui. La question est intérieure mais aussi et surtout internationale. Alors que le projet des années post-1945 visait avant tout à juguler par des solidarités de fait les dérives nationalistes qui avaient ensanglanté le XXe siècle, celui du XXIe siècle doit tourner vers le monde extérieur une puissance européenne unie dans la diversité de ses valeurs. Pour faire face aux défis majeurs de notre temps, l’Union européenne doit donc redéfinir les réponses aux pressions qui pèsent sur son modèle de croissance et de démocratie, ses valeurs d’ouverture, ses territoires et son projet pour le climat.
Répondre aux défis posés par la Russie
Si la motivation de l’élargissement à l’Est est de nature d’abord sécuritaire, l’intégration à l’UE ne nous semble pas – en tout cas pas seulement – la réponse adéquate. En l’état actuel du développement d’une organisation de Défense commune, c’est bien plutôt une adhésion à l’OTAN à laquelle devrait aboutir le fier combat de l’Ukraine pour sanctuariser définitivement son territoire. Bien que l’article 42 du Traité sur l’UE mentionne une clause de solidarité mutuelle en cas d’attaque, l’intégration à l’UE ne nous semble pas pouvoir être aujourd’hui motivée par un besoin de sécurité militaire, sans oublier qu’une adhésion à l’UE ne peut se faire que sur la base d’un État en paix avec son voisinage.
Au-delà des références et des attachements historiques, la question posée implique de définir ce que sera demain la maison commune des Européens. Là encore, il nous faut trouver comment dépasser l’opposition entre la citoyenneté et le marché dans laquelle se sont trop souvent enfermés les tenants d’une solution essentiellement économique aux problèmes européens et les partisans d’une réforme institutionnelle comme remède miracle aux maux des sociétés.
Enfin, qu’est-ce qui unit les Européens, sinon la perspective d’une mise en commun renforcée des solutions aux problèmes de leur époque ? Si pour les spécialistes, la construction européenne est un corpus de traités et de directives, pour les citoyens, seuls l’utilité et la pertinence des réalisations concrètes perçues peuvent justifier un tel investissement politique.
Réviser les modalités de la dialectique élargissement / approfondissement
Dans le moteur des élargissements à venir, le carburant des motivations économiques ne peut plus suffire. Pour parler clairement, les élargissements ne peuvent pas tenir lieu de projet de remplacement pour une Allemagne qui a perdu l’accès à son énergie en provenance de Russie et est en train de perdre ses débouchés chinois, même s’il est indéniable et souhaitable que la reconstruction de l’Ukraine et le développement des nouveaux pays candidats, notamment dans les Balkans, constituent des opportunités et des débouchés pour les marchés, mais également de la main-d’œuvre. Évidemment, il est encore difficile d’utiliser ces arguments qui pèsent peu face aux atrocités des guerres qui ont frappé les Balkans par le passé et l’Ukraine actuellement ; ils n’en constituent pas moins des faits à intégrer à une réflexion de long terme.
L’élargissement continué par d’autres moyens
En outre, la relance des élargissements peut être le moment d’évaluer les opportunités et les modalités d’évolution tant de la politique de voisinage que de la communauté politique européenne (CPE). Ne répétons pas les erreurs du passé, en voulant faire de la politique d’élargissement ce qu’elle n’est pas censée être, comme ce fut le cas lors de l’ouverture d’une procédure d’adhésion avec la Turquie, avec laquelle la relation est essentielle mais dont l’issue de l’intégration à l’UE ne sera sans doute jamais réalisée. Les possibilités de dialogue, d’intégration, de convergence stratégique ou politique se sont démultipliées et nous conduisent à repenser la méthode d’élargissement.
Adhésion graduelle : le discours et la méthode
Dans la pratique, la question séduisante de gains politiques et symboliques rapides permise par une adhésion graduelle ne doit pas conduire à se fourvoyer. Inverser la logique traditionnelle voudrait dire que l’on devient d’abord un consommateur du marché unique européen avant de devenir un citoyen de l’Union. Est-ce vraiment ce que l’on souhaite ? Viser à ce que les citoyens des pays candidats se sentent « membres de la famille » européenne avant que leurs pays ne franchissent tous les obstacles de la transposition du droit communautaire et de la mise à niveau de leur économie, n’en implique pas moins des efforts et un chemin à parcourir très importants.
Une autre dimension essentielle de l’adhésion graduelle réside dans une intégration volontariste et rapide des pays candidats dans les institutions de l’UE, en particulier dans les domaines où les obstacles juridiques et économiques sont moins élevés. Cela pourrait inclure la politique étrangère et de sécurité commune, où la coopération est cruciale dans un contexte géopolitique tendu. Cependant, cette intégration doit être impérativement conditionnée par une adhésion sincère aux valeurs et aux orientations stratégiques de l’Union, ainsi, il faut le dire, que par des réformes internes de l’UE pour éviter les risques de blocage causés par les stratégies de chantage de certains États membres.
Renforcer la Politique de voisinage et investir la Communauté politique européenne
Centrée sur la stabilisation de son voisinage, la Politique européenne de voisinage, lancée en 2004, avait pour ambition de travailler sur trois priorités de coopération : le développement économique, la dimension “sécurité” ainsi que les migrations et la mobilité. Elle promouvait ainsi des réformes dans les domaines de la gouvernance, de la démocratie, de l’État de droit et des droits de l’homme, au moyen d’une aide financière à destination des pays partenaires. En 2015, face à un bilan alors mitigé, cette politique a fait l’objet d’un profond réexamen. Elle vise désormais à “promouvoir des réformes avec chaque partenaire sous des formes arrêtées mutuellement”. C’est à un investissement massif en ressources humaines, financières et technologiques qu’il faudrait sans doute désormais procéder pour faire de cette politique le fer de lance de la future politique étrangère commune d’un ensemble de 450 millions d’habitants.
Un espace de dialogue, de décision et de négociation ouvert
Par ailleurs, proposée le 9 mai 2022 par le Président de la République, la Communauté politique européenne (CPE) qui a pour ambition de renforcer la coopération et le dialogue entre l’ensemble des pays du continent européen, doit viser à favoriser la convergence et à développer des projets concrets de coopération dans de nombreux domaines d’intérêt commun. C’est là que doivent se décider les modalités de protection des infrastructures critiques, de lutte contre les menaces cyber et la désinformation, de résilience énergétique, de rapprochement des jeunesses à travers le continent, de coopération migratoire, de coordination sur les grands sujets régionaux et de soutien à la reconstruction de l’Ukraine. Il s’agit là bien d’un espace de dialogue, de négociation et de décision ouvert où sera forgée une culture de gouvernance commune avec les pays voisins de l’UE, à condition que des moyens politiques et financiers à la hauteur du défi soient fournis.
La situation est bien décrite par Jean-François Drevet dans son article pour la Revue Futuribles, (Novembre 2023) « Au-delà de ses limites, dont l’expansion indéfinie ne peut pas être la solution, elle (l’Europe) ne doit plus tarder à construire un système continental, une architecture créatrice de paix dans la durée, qui soit adaptée aux problèmes spécifiques du voisinage. C’est pourquoi s’impose la construction d’un partenariat opérationnel avec le voisinage, dans le cadre paneuropéen qui n’implique pas nécessairement l’adhésion, ni même l’imitation de ses politiques. En revanche, elle doit apporter à tous ceux qui veulent y participer, un supplément de sécurité, quel que soit le pays concerné et la qualité de sa démocratie. Qu’elle prenne la forme d’une union politique ou d’une organisation de coopération régionale plus classique, elle devrait représenter, pour le futur Haut représentant, une tâche prioritaire. ».
L’élargissement, occasion d’un débat public et citoyen
Dans la perspective du débat public des élections européennes de juin 2024, pour l’instant aucune force politique ne semble vouloir se saisir de la question des élargissements à venir, alors qu’il s’agit d’une occasion unique de faire un choix de société, de permettre que le processus, lancé par les décideurs du Conseil, soit repris par les responsables politiques nationaux, afin d’en faire l’un des enjeux démocratiques du projet européen. Si le débat était mis sur la table, les risques et les bénéfices attendus ne devraient pas être éludés, ni pour les 27, ni pour les États candidats.
Quelles que soient les options défendues, les opinions publiques devraient être davantage sensibilisées aux enjeux géopolitiques de l’UE et aux conséquences des élargissements, pour une meilleure compréhension des avantages apportés par l’UE, mais aussi des nombreux défis qui l’attendent.
On entend ici et là que la France doit surmonter ses réserves traditionnelles envers l’élargissement. Sa vision de la « France en grand » ayant longtemps prévalu et les Français craignant que l’élargissement ne dilue son influence au sein de l’UE, il faudrait enfin changer de regard et que Paris adopte une vision plus communautaire de l’Europe. S’il est essentiel que la France clarifie son approche vis-à-vis de ses partenaires de l’UE, il est également légitime qu’elle fasse valoir sa spécificité en matière de politique étrangère et de voisinage.
Réinterroger les méthodes traditionnelles et s’adapter aux réalités contemporaines, avec le soutien des opinions publiques, est un défi de long terme dont les points de fixation se cristalliseront à coup sûr d’une manière ou d’une autre dans les urnes au mois de juin. Pour éviter les conséquences d’une critique cinglante de décisions qualifiées de technocratiques sur des enjeux aussi cruciaux, informer, sensibiliser et intégrer l’opinion publique à cet élargissement historique et à ses conséquences pour le projet européen est sans doute le plus sûr chemin à parcourir, quoique difficile, pour assurer la pérennité de l’Europe dans un monde en évolution rapide et imprévisible.