Russie, la « révolution des neiges » : 1917 ou 1991 ?

Enfin ca bouge a-t-on envie de dire. Nous voilà à rêver à un printemps russe, dans ce pays où l’on a coutume de dire que la démocratie n’est pas pleinement réalisable dans ses institutions et son expression la plus simple, à savoir des élections libres, du fait de l’histoire et de la géographie.

Pourtant, depuis décembre dernier, ce sont des dizaines de milliers de manifestants qui affrontent un froid polaire, pour défier le régime en demandant des élections transparentes (à la suite des fraudes lors des dernières élections législatives). De la place Bolotnaïa à l’avenue Iakimanka, on vient manifester en famille, toujours avec la peur au ventre des arrestations cependant. Fait important: les manifestants sont pour la plupart issus de la nouvelle classe moyenne russe, et le mouvement est parti de Moscou. Or « l’effet capitale a souvent joué un rôle décisif dans les bouleversements politiques de l’histoire russe« , comme l’a souligné récemment la sociologue Olga Kamentchouk dans le journal Moskovskie Novosti. De loin, ces manifestations ont tout l’air d’un grand élan citoyen. Beaucoup de Russes sont lassés de la corruption et de l’impunité, de la situation économique et du système Poutine au pouvoir depuis douze ans. Ce système contrôlé par d’anciens « KGBistes » peut se résumer de la façon suivante: la vérité, c’est celle que l’on vous montre, le reste, le peuple n’a pas besoin de le savoir, pour paraphraser une sortie de Poutine dans une émission de la télévision russe.

De près, ce mouvement protestataire est loin d’être homogène, et la dernière manifestation du 4 février a bien montré le caractère bigarré de la coalition des manifestants. Vieux étendards soviétiques, drapeaux rouges et emblèmes de la Russie impériale ont côtoyé les banderoles demandant des élections honnêtes. Ce manque à la fois d’unité et de leader fait bien évidemment le jeu du Kremlin, qui considère cette foule folle comme un ramassis de révolutionnaires mettant en péril la stabilité du pays. Le Kremlin table sur un essoufflement du mouvement d’ici aux élections du 4 mars et n’a pour le moment pas grand-chose à proposer en réponse aux manifestations qu’une contre manifestation arrangée, rassemblant les soutiens du régime. Ce sont toujours ces deux visions du destin national qui s’opposent: d’un côté une Russie ouverte, moderne, transparente, européenne. De l’autre, une Russie fermée sur elle-même, davantage province asiatique (Poutine poursuit son projet de grande union eurasiatique avec ses voisins) que province européenne.


Pourtant la lame de fond qui secoue la Russie est bien réelle. On assiste aujourd’hui à une véritable désacralisation de Poutine, chose impensable ces dernières années. Car c’est bien Poutine qui est au cœur du mouvement contestataire, même si plus largement, les manifestants ont bien conscience que c’est tout un système qu’il va falloir réformer. L’un des slogans vu dans la foule résume bien cet impératif: « Poutine, dégage! Il nous faut une autre Russie!« . Ce grand mouvement de contestation montre que l’émancipation a bien eu lieu. Les contestataires sont tous issus de mouvements idéologiques différents qui renvoient chacun à une vision de la Russie, mais l’élément fédérateur existe (à défaut de leader), et tous espèrent un déblocage du système politique russe. En ce sens, les premières manifestations des 10 et 24 décembre derniers sont bien historiques, et quelque soit l’issue des prochaines élections présidentielles (il sera difficile de se débarrasser de Poutine du premier coup), le pouvoir devra compter avec cette foule de mécontents prête à redescendre dans la rue et bien décidée à se faire entendre. Comme le souligne le chroniqueur Sergueï Cheline dans les colonnes du quotidien Gazeta.ru, « la crise politique actuelle ne va pas se résoudre toute seule. Elle a sa propre logique. Et que son issue soit bonne ou mauvaise, la réussite ou l’échec seront neufs, distincts des réussites et échecs engendrés par les crises précédentes. Ce sera une expérience civique complètement inédite, et il est maintenant impossible d’y échapper« .

Dans ce contexte, quelle pourrait être la réponse de l’Union Européenne face à ce voisinage en pleine mutation? Le 14 décembre dernier, le Parlement européen a adopté une résolution demandant l’organisation de « nouvelles élections libres et régulières » en Russie, résolution dont tout le monde sait qu’elle ne sera pas suivie d’effet. Officiellement, Catherine Ashton, dans un discours au Parlement européen le 1er février, a rappelé à l’ordre les dirigeants russes, tout en leur suggérant d’engager un dialogue avec l’opposition et les manifestants. Quelques eurodéputés ont également fait plusieurs déclarations. La problématique est toujours la même lorsque l’on traite des relations UE-Russie: comment défendre les valeurs de l’Union dans son voisinage tout en préservant les relations avec un grand pays fournisseur de gaz… Entre la rhétorique et la realpolitik, la démocratie et les droits de l’homme, et les besoins énergétiques, la balance penche toujours du même côté. Et tout le monde sait que Moscou se fiche radicalement des déclarations de Bruxelles. Pourtant, entre la stratégie de « la démocratie ou ma main sur la gueule », le clash diplomatique ou le « tout va bien Madame la Marquise « , une petite voie existe sûrement afin d’accompagner la Russie dans sa mutation politique, institutionnelle. Comme l’a parfaitement résumé Alain Lamassoure (Président de la commission des Budgets au Parlement Européen) « les dernières élections se sont déroulées dans des conditions qui ne sont pas satisfaisantes. Le sort fait à l’opposition, depuis, est encore moins satisfaisant. Au-delà des problèmes proprement politiques, on voit bien que depuis une dizaine d’années, la Russie fait reposer son développement économique essentiellement sur la production d’hydrocarbures, de gaz et de pétrole et pas assez sur la diversification de son économie. C’est un partenaire naturel très important, pour l’Union européenne, qui doit respecter l’indépendance de la Russie, mais, en même temps, contribuer à convaincre les Russes qu’il est temps qu’ils s’adaptent au XXIe siècle qui est celui du développement économique, durable et de la démocratie« . Ceci étant posé, les marches de manœuvre de l’UE vis-à-vis de la Russie sont minces, dans un contexte de crise financière dans une Europe qui peine à retrouver sa voix de partenaire international qui compte. En attendant, les atteintes à la liberté de la presse et les arrestations continuent. Décidemment, il faut que tout change pour que rien ne change…

CR