LANCEMENT DE LA CAMPAGNE DES ELECTIONS EUROPENNES: LE GRAND RETOUR DE L’AGRICULTURE

par Michaël Malherbe, Secrétaire Général

Nombreux sont ceux qui s’attendaient à une entrée en campagne sur la souveraineté technologique de l’Europe dans les données, l’intelligence artificielle, la 5G ou les services numériques. L’on s’attendait sans doute à tout ce qui nous permettrait de réussir le XXIe siècle de l’Europe. A tout sauf à l’agriculture.

Adieu veau, vache, cochon, couvée

Et patatras, comme dans la Fable de Jean de La Fontaine, « Quel esprit ne bat la campagne ? Qui ne fait châteaux en Espagne ? » Face au lait renversé, « Je suis gros Jean comme devant ». « Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée » ! C’est sans doute ce que nous pouvons constater avec ce coup d’envoi de la campagne des élections européennes de juin prochain, qui aura finalement bel et bien commencé : à côté des sujets technologiques, géopolitiques, sanitaires, un thème ancien a émergé dans la foulée d’une contestation.

Comment cette campagne qui n’a cessé de se dérober à ceux qui tentaient de s’en saisir, depuis plusieurs semaines déjà, est-elle parvenue à rompre le désintérêt des différents acteurs européens ? Mille et un scénarios pouvaient dorénavant s’échafauder à mesure que les nouvelles responsabilités de l’Europe accumulées pouvaient offrir un angle à la campagne électorale. Au cours de la mandature, l’UE s’est notamment vue confiée de nouvelles responsabilités sur des enjeux majeurs comme la lutte contre la pandémie de Covid ou le soutien contre l’agression russe en Ukraine, autant d’eau potentielle au moulin du débat électoral. Les états-majors des partis politiques européens ne cessaient de bâtir des plans de bataille, mais rien n’y faisait, la campagne ne prenait pas.

C’est par le plus vieux métier de l’Europe que la campagne électorale a déchiré le voile

De manière fracassante, tant le drame est malheureusement complet, la détresse des agriculteurs est enfin parvenue à capter l’attention des citoyens. On retiendra donc, à l’ère de la polémique virtuelle, quotidienne, stérile, que ce sera l’un des sujets les plus européens qui aura ouvert le bal de la campagne européenne. L’agriculture s’est manifestée aux premières loges de nos consciences médiatiques par la crise d’un secteur en plein chantier.

Pourtant, pour tous ceux qui suivent attentivement l’actualité des affaires européennes, il faut dire que le feu couvait depuis quelques temps. Les premiers pas de la nouvelle Commission von der Leyen se sont déroulés conformément au programme, autour d’une ambition majeure, le Pacte vert pour l’Europe, porté par Frans Timmermans, un Vice-Président entreprenant. Mais, celui-ci a quitté son poste avant la fin de son mandat, pour rejoindre la politique nationale néerlandaise, laissant le Green Deal orphelin de son principal avocat, alors que certains des textes les plus difficiles étaient encore en discussion.

Creusons le cœur du contentieux, qui s’est porté sur le projet de restauration de la nature, un texte prévoyant de fixer pour la première fois des objectifs contraignants pour restaurer les écosystèmes, les habitats et les espèces afin de mettre en place des mesures de restauration efficaces afin de couvrir au moins 20 % des superficies terrestre et maritime de l’UE d’ici à 2030, considérant en particulier que la productivité agricole dépend de la santé des écosystèmes et notamment des pollinisateurs.

Lors des discussions au Parlement européen pour l’adoption du texte sur la restauration de la nature, nous avons assisté sans doute au mélodrame le plus intense de la mandature, avec une sorte de victoire à la Pyrrhus qui a laissé beaucoup de traces. Comptons les forces en présence et regardons le résultat après la bataille.

Du côté des partisans du texte sur la restauration de la nature à compter dans les rangs des eurodéputés qui ont largement voté pour la confirmation d’Ursula von der Leyen en début de mandat, les grands principes du Green Deal sont sauvés, la victoire n’est que de façade, mais disons qu’on a sauvé les meubles, la vision d’un modèle, d’une société idéale zéro-carbone.

Du côté des opposants, qu’il a fallu chercher au cœur même de la famille politique de la présidente de la Commission européenne, le PPE, rassemblant la droite européenne, ce texte fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase, le calice à boire jusqu’à la lie qu’ils ne pouvaient justement plus assumer auprès de leur famille politique, au cœur des zones rurales et des territoires.

The Perfect Storm

C’est ce que l’on appelle #ThePerfectStorm, qui rassemble de nombreuses injonctions contradictoires, révèle des lignes de fracture profondes, suffisantes pour potentiellement redéfinir les contours entre des majorités et des oppositions non pas de circonstance, mais durables, irréversibles, comme ce fut le cas pour les fameuses deux gauches irréconciliables théorisées par Manuel Valls.

D’un côté, les partisans d’une vision généreuse de la société future, bas-carbone, sympathique et écologiste, respectueuse de la biodiversité animale et végétale. Un modèle de société promu dans une démonstration qui nous explique que nous n’avons pas le choix pour lutter efficacement contre les dérèglements climatiques. C’est à prendre ou sinon c’est la fin du monde.

De l’autre, les soutiens du monde réel, concret, matériel, des habitants des zones rurales, des acteurs qui ne s’occupent pas seulement d’entretenir les paysages pour la beauté du geste, mais qui vivent de leur activité dans les pays, le monde des paysans.

Comment une telle divergence existentielle, autour de la politique européenne la plus emblématique, la plus historique et dorénavant la plus contestée et critiquée aura-t-elle pu passer aussi longtemps sous silence ?

Les agriculteurs, en France, mais aussi dans la plupart des États-membres, ont une relation ancienne avec l’Union européenne, pourvoyeuse de fonds visant à transformer le secteur, à une certaine époque, vers des logiques de productivité et d’auto-suffisance, davantage aujourd’hui vers une forme de souveraineté alimentaire, dont l’ouvrage devra être remis sur le métier.

Le vade-mecum de campagne

En définitive, l’opération de préemption de ce début de campagne par les agriculteurs est une très bonne nouvelle, d’abord parce que leur drame est un sujet qui mérite vraiment qu’on s’y intéresse pour y apporter des réponses à long-terme. Ensuite, parce que cela nous rappelle à tous qu’en Europe, rien ne se fait sans cette capacité à construire des coalitions, qui fait que ce sont des agriculteurs aux quatre coins de l’hexagone français et de l’Europe tout entière qui se manifestent et expriment leur désespoir. Enfin, parce que ce sujet, comme nous venons de le voir, est sans doute le plus susceptible de permettre aux Européens de faire des choix de société engageants, structurants pour l’avenir, cohérents vis-à-vis de nos engagements, d’une grande lisibilité pour le grand public et d’une certaine logique aussi dans les relations futures avec nos différents partenaires.

Au détriment de leur propre existence, les agriculteurs nous montrent aussi le coût politique très élevé à payer pour parvenir à capter l’attention concomitante, à la fois des pouvoirs publics nationaux et européens, mais également des médias d’information, sans oublier évidemment les citoyens-électeurs.

Ce sera justement le rôle de la campagne des élections européennes de 2024, qui ne semblait pas encore s’être donné une éventuelle mission, de débattre de nos choix existentiels pour l’une des activités économiques les plus illustres et les plus nobles, qui avait été au cœur du projet de la construction européenne, compte-tenu de sa capacité à fédérer autour d’une vision commune. Et puis, il faudra formuler des propositions cohérentes, réalistes, respectueuses pour cette politique publique, la PAC, qui en a vu bien d’autres. Et il s’agira enfin de trancher entre les options des différentes familles politiques.

LE CHAOS DU MONDE OBLIGE L’EUROPE A SE DOTER D’UNE POLITIQUE ETRANGERE COMMUNE

par Patrick d’Humières

Les guerres du moment désignent à l’opinion quelles sont les puissances de premier rang et celles de second rang. L’Europe doit-elle se contenter d’être en deuxième catégorie et de régler les factures humanitaires sans peser sur les décisions globales et sans parvenir à infléchir l’ordre mondial dans le sens de ses valeurs ? Cette interrogation est existentielle car si nous ne trouvons pas rapidement une cohérence dans l’action extérieure, on ne pourra plus reprocher aux dirigeants des États membres de jouer leur partition et de se désolidariser de la communauté de destin qui est nôtre. Dans nos pays comme que dans le monde extérieur, au nord local comme au sud global, l’UE se doit de se présenter unie et cohérente devant les autres dirigeants de ce monde, qu’ils soient démocratiques ou autoritaires. Cette vérité simple nous interpelle d’autant plus qu’en matière commerciale, en matière environnementale, en matière humanitaire et dans plusieurs champs de la régulation, l’Union a fait le saut d’une représentation commune qui s’impose de mieux en mieux dans le jeu global.

Et l’intérêt d’une « PEC » est d’enclencher forcément la politique commune de défense, mais aussi les volets culturels, sanitaires et d’inclusion qui font cruellement défaut à l’édifice institutionnel européen et que les initiatives engagées jusqu’ici justifient d’aller beaucoup plus loin sans tarder.

Le monde stabilisé que nous quittons

L’Europe du « triple saut » peut-elle voir le jour en 2024, à l’occasion du débat électoral de juin, pour ajouter au saut économique puis institutionnel, indéniablement réussi, celui de l’action extérieure commune ? Certes, on sait bien qu’on touche là à la symbolique nationale la plus réflexe qui soit, dès lors qu’il s’agit d’incarner des vieux États-Nations et de permettre à leurs chefs d’État et de gouvernement d’exister au-delà des questions quotidiennes, en prenant en charge « l’essentiel », c’est à dire le destin de leur peuple aux yeux des autres !

Dans le monde stabilisé que nous quittons, les questions internationales étaient enfermées dans un cadre occidental hiérarchisé qui convenait bien à presque tous les acteurs et qu’ont facilement rejoint les nouveaux adhérents à l’Union en se démettant sur le tuteur impérial américain pour ce qui est touche à l’ordre mondial, son organisation, sa sécurité et ses enjeux nouveaux. Cet abandon évitait de se poser beaucoup de questions à long terme et, à part la France, l’UE ne s’imaginait pas devoir se positionner en propre sur des enjeux hypothétiques. L’irruption de la multipolarité tirée par la Chine, de la désoccidentalisation nourrie par les BRICS et de la révision nécessaire des relations économiques au nom des enjeux écologiques, force l’Europe à devoir affirmer une autre voie qui coïncide avec ses valeurs. Elle ne sait pas le faire en ordre à ce stade ; on se demande même si les principaux dirigeants de l’Union partagent cet objectif, certains s’accommodant volontiers d’une prudence hypocrite et d’autres poursuivant leur chemin solitaire faute de se retrouver dans la représentation commune bruxelloise. Malheureusement, cette béance diplomatique se voit ; elle nuit désormais à l’attractivité du projet européen, dont on oublie qu’il fut établi pour faire la paix et non pour s’en tenir à un mercantilisme sans âme et sans boussole. Or si la paix n’est plus là, que fait-on ?

Construire une architecture diplomatique collective est devenu un impératif vital pour l’UE

Construire une architecture diplomatique collective est devenu un impératif vital pour l’UE, dont on doit dire qu’il passera par un abandon négocié de certaines prérogatives de représentation associées aux États, même si on sait que l’aura que confère aux grandes nations la perpétuation d’une expression autonome et pompeuse sur la scène mondiale n’est ni efficace, ni indispensable pour faire bouger les lignes ; elle prolonge un sentiment d’existence ostentatoire, comme notre voisin d’Outre-Manche sait si bien le faire, avec son « marketing de la couronne » qui est une piètre compensation à l’échec de la stratégie « global UK ».

De fait, accepter de renoncer à cette démarche d’expression régalienne touche au symbolique quand il s’agit de représentation mais, croit-on, à la souveraineté lorsqu’il s’agit de choix structurants à partager, fut-ce avec un ami et partenaire sur toutes les autres politiques publiques, ce qu’on craint qu’il soit perçu par les opinions comme un abandon castrateur ; aucun dirigeant ne veut et ne peut transgresser simplement ce legs émotionnel sans s’assurer qu’il ne sera pas privé de deux composantes à part entière de son autorité légitime : la vision stratégique qui lui convient, d’une part, lors des phases de décision, et la possibilité de rester l’incarnation de son peuple face aux autres d’autre part, pour assumer ces choix , bref éviter le syndrome d’un Cyrano de Bergerac : « n’aller pas bien haut, peut-être, mais tout seul ».

Dépasser cette limite fondamentale tient de la dimension psychanalytique ou du réflexe archaïque nationaliste, parfaitement respectable, alors même que les Etats-membres ont appris de longue date à débattre et à convenir d’orientations extérieures communes ; paradoxalement, ce n’est pas tant le fond stratégique qui paralyse l’Union que la volonté de déléguer à une instance représentative le soin d’incarner et de faire vivre notre rapport au monde. Nous savons que nous pouvons dégager des options fondamentales communes à la majorité des 27 mais en ne voulant pas encore transférer leur incarnation et leur déploiement à l’Union, au moins en partie, nous en affaiblissons la portée et la perception, c’est-à-dire toute efficacité.

C’est bien la question de la capacité de l’Europe à compter sur la scène mondiale qui est le sujet

Or, c’est bien la question de la capacité de l’Europe à compter sur la scène mondiale qui est l’enjeu, pour favoriser des solutions négociées, atténuer des conflits et ouvrir de nouvelles voies de coopération et de régulation collective, terrain dont Amin Maalouf rappelle dans son dernier essai* que se joue là une capacité occidentale crédible à ne pas subir une remise en cause inéluctable », ainsi que « la réparation du monde » à laquelle il faut s’atteler enfin, pour favoriser un nouvel ordre coopératif.

La guerre en Ukraine nous a fait progresser de façon considérable sur le chemin d’une vision commune à l’égard de la Russie et dans nos rapports plus décomplexés avec les Etats-Unis et le reste du monde. Mais nous arrivons au pied de la muraille russe et la hauteur à franchir est beaucoup plus abrupte que la gestion réactive limitée assumée jusqu’ici ! La division escomptée par le Président russe n’a pas eu lieu et ce n’est pas là le moindre succès porté par un « occident » qui s’est retrouvé dans la défense militaire et politique de ses valeurs et de ses intérêts. Cet acquis défensif, à maintenir jusqu’au retour de l’Ukraine dans ses frontières, est le signe le plus encourageant que nous puissions afficher depuis la chute du Mur. Elle nous aide à oublier l’inconscience qui a marqué un lâche abandon au protecteur américain s’agissant des implications de l’architecture de sécurité collective post-89 que nous payons au prix fort aujourd’hui. A ne pas traiter nos enjeux réels, ils nous rattrapent un jour.

C’est aussi ce qui s’est passé avec l’éruption terroriste dont Israël a été victime le 7 octobre 2023, qui a pris de cours une Amérique et une Europe qui avaient largement jeté l’éponge dans le bourbier moyen-oriental, alors même que nous avons porté sur les fonds baptismaux onusiens un État juif doté d’une identité démocratique et campée sur le projet des deux États en Palestine, en vain malheureusement. L’Europe avait pris acte de son impuissance avec l’échec des accords d’Oslo et le refus du peuple juif de négocier la mise en place d’un État Palestinien. Rattrapée par la problématique insoluble et douloureuse de la coexistence de deux populations concurrentes sur la terre de leurs ancêtres, voulue par la communauté internationale mais refusée par les protagonistes, l’Union vient de faire une démonstration pathétique de son incapacité à penser et agir solidairement en termes de puissance qui compte. La France tient son rang, l’Allemagne gère sa culpabilité, l’Espagne et l’Italie affichent des choix trop simples… nous vivons là un rendez-vous manqué avec notre Histoire : si nous ne savons pas plus contribuer de façon déterminante à faire émerger rapidement un modus vivendi, via une double solution humanitaire et diplomatique, pour canaliser le conflit ouvert et déboucher sur des règles de coexistence viable, nous serons aussi les perdants d’un drame dans lequel nous avons une certaine paternité. Il est à craindre que nous y perdions la crédibilité d’acteur international pour longtemps.

Les Européens ont une responsabilité directe dans la réorganisation de l’espace moyen-oriental

De fait, les européens, pas mieux que les Américains, n’ont été capables de faire valoir un ordre juste et appliqué qui garantisse les intérêts de tous les peuples du Moyen-Orient, et parce qu’on sait que l’équation est quasi impossible, il faut la porter d’autant plus ! Il ne sert à rien de renvoyer à notre vacuité militaire l’explication de notre pusillanimité politique. L’analyse historique de cette tragédie nous oblige à réparer notre faiblesse actuelle à agir qui a atteint un paroxysme dans la division récente des votes européens à l’Assemblée générale des Nations-Unies. Nous nous devons de tirer les conséquences pour nous aussi Français de cette situation car nous sommes solidaires de la crédibilité de l’UE, au risque de donner raison à tous ceux qui ne veulent que des solutions militaires jusqu’au-boutistes et destructrices, misant sur la victoire définitive d’un camp sur l’autre et se refusant à faire une paix qui n’est pas la leur. C’est ce langage, distillé par le Président français, qui est attendu par le reste du monde.

La sécurité d’Israël dans des frontières à fixer en respectant celles de ses voisins, et la vie palestinienne possible dans un espace reconnu -probablement à démilitariser – sont les conditions d’un retour à la paix au Moyen-Orient qu’il faut rechercher plus que jamais en reprenant la méthode norvégienne qui avait réussi. L’UE a besoin en tout cas d’une stratégie commune immédiate qui exprime une unité de fond et de forme, dont elle doit faire le laboratoire d’une politique étrangère commune effective, sortie des débats doctrinaux infinis, en privilégiant une approche pragmatique dès lors qu’elle met fin aux conflits inacceptables. Plusieurs pistes, bien connues des dirigeants et des diplomates, sont sur la table. On se contentera ici d’ordonner certaines solutions pour rappeler qu’elles font partie des champs de progrès envisageables et que seules la volonté politique et la hauteur de vue collective les rendront possibles. Ce sont des voies pour bâtir cette politique étrangère européenne existentielle à l’occasion du conflit moyen-oriental que nous devons aider par-dessus tout à sortir de l’engrenage de la violence et de la lutte à mort qu’il a pris, pour installer la coexistence qui est la seule voie menant à la paix.

  • L’Union, associée aux États-Unis, peut offrir un cadre de discussion et des scénarios de travail, qui ne verront pas le jour aux Nations-Unies et qu’on ne peut laisser au seul Qatar le soin de formaliser. Il s’agit de se doter d’un outil de négociation spécialisé qui peut être mis au service des sorties de conflit. A la suite d’Oslo, la partie occidentale peut apporter son expertise et une organisation diplomatique à tous les acteurs concernés : il nous faut obtenir des États-Unis une acceptation à œuvrer en intelligence avec eux, en leur laissant le soin de tenir en respect l’équilibre militaire auquel l’UE ne prétend pas accéder, préférant nous attacher à la coordination humanitaire et au soutien au développement des Palestiniens, sachant que nous avons déjà un solde d’échanges très intense avec Israël qui doit continuer parallèlement.
  • L’arme humanitaire est en effet celle dont l’Union doit se servir par-dessus tout, en s’organisant mieux à cet effet, avec les acteurs en place (CICR, CR, ONG, agences spécialisées dont UNWRA etc…). Le contrôle de nos flux de dons ne doit pas laisser des détournements suspects. Nous pouvons nous doter d’un arsenal d’intervention alimentaire et médicale de premier plan qui offre aux populations civiles de vraies aides d’urgence sur les terrains les plus chauds avec une volonté de sortir enfin les réfugiés d’un provisoire qui dure beaucoup trop longtemps et favoriser une reconstruction sociale respectueuse des droits humains, dans un cadre contractuel qui appellera une trajectoire démocratique minimum, acceptable pour nous.
  • L’Union doit reprendre aussi le travail juridique sur le droit de la guerre, la liberté de l’information, l’application des sanctions et la condamnation pénale des crimes dans les situations de conflits, pour rendre la CPI plus effective et se saisir de la compétence universelle pour qu’une justice internationale s’affirme partout et là d’abord; le droit est l’arme indispensable de la diplomatie européenne, à construire de façon intraitable et inlassable. A cet effet, nous devons rejoindre la démarche allemande concernant le renforcement des législations sur le commerce des armes et en faire une doctrine européenne exemplaire.
  • Cette structuration d’un « soft power diplo-humanitaro-juridique et moral européen » n’a de chance de grandir que s’il est au service d’une politique étrangère européenne qu’il faudrait mettre à jour en s’inscrivant dans une vision du 21°siècle. Celle-ci doit résoudre à la fois les défis de protection de la biosphère, dont la question climatique en urgence, ceux des inégalités et des injustices qui marquent la réalité persistante des échanges internationaux et les comportements de mauvaise gouvernance des acteurs non étatiques, voire étatiques (cf. dictature comme au Myamar…); l’avancement du modèle d’entreprise durable à l’européenne devrait faire de nos grands groupes des alliés dans la maîtrise collective des biens communs à protéger, au travers d’une loyauté qui doit s’améliorer très substantiellement.

Il s’agit là, ni plus ni moins, de créer un nouveau modèle de gouvernance mondiale qui doit servir à refonder le cadre onusien, objectif en soi qui ne peut plus attendre ; il conditionne la stabilité générale et s’avère la seule réponse possible aux drames qui vont s’accumuler dans les zones en conflits chroniques et les États faillis. Cette réponse géopolitique de l’UE en vue de construire un monde d’interrelations positives rompt avec le post-colonialisme qu’on lui reproche souvent ; c’est ainsi que nous relancerons la relation à l’Afrique où la France s’est fait enfermée dans un rôle de bouc émissaire, à l’instigation de puissances concurrentes corruptrices ; le monde a grand besoin aussi de cette nouvelle architecture financière internationale remise sur la table par le Président français, mais également d’une réforme des agences des Nations-Unies que nous devons esquisser et rechercher à travers des coalitions de bonne volonté, en prenant la tête de ce chantier du siècle. Peut-on imaginer qu’un Conseil européen fondateur accouche d’une telle ambition, abondée par le Parlement et mise en musique par la Commission, lors d’un Sommet ad hoc qui devrait aller jusqu’à déboucher sur un avenant aux traités, à ratifier à la majorité simple des parlements des membres et des pays en cours d’adhésion ? Proposer cela aux électeurs européens en juin 2024 nous semble être notre devoir de citoyen français et européen à la fois.

La constitution d’un cercle volontaire pour bâtir l’outil diplomatique européen est une initiative à mettre en débat

Le curseur entre la responsabilité collective européenne et celle des États en la matière peut se déplacer progressivement et ménager les zones d’orgueil national persistantes. Une fois la doctrine et le cadre institutionnel légitimés par la plus complète et solide procédure démocratique réservée aux grands choix institutionnels, une façon de réussir ce « glissement communautaire » vers une Europe diplomatique serait de laisser au Conseil Européen le soin de définir dans chaque cas les positions circonstanciées et les lignes d’intervention appropriées, tout en s’enfermant dans une obligation de s’entendre à la majorité et de façon immédiate et organisée pour rester au cœur des crises. Il en résulterait un accord à convenir avec les chefs d’État et de gouvernement de soutenir l’expression collective adoptée à 27 et plus, sans la doubler ou la concurrencer, mais en y apportant de façon toujours concertée et associée le poids des États et l’expérience des pays membres. Le président en exercice de l’Union serait alors la personne naturellement vouée à incarner la démarche ainsi organisée. On peut imaginer aussi que l’Union confie systématiquement à un chef de gouvernement ou à une personnalité européenne expérimentée, le soin de conduire le chantier diplomatique en question, au cas par cas, et d’en rendre compte au Conseil européen, en le dotant de la force de l’outil diplomatique de l’Union, associant toujours l’action humanitaire et juridique.

Une vision renouvelée, une organisation volontariste et une capacité d’initiative opérationnelle sont les qualités attendues de la part d’une UE acteur mondial

Les leviers pour faire entrer l’UE dans le cercle des grandes puissances qui doivent s’atteler à remodeler l’ordre international, pour aider à sortir des conflits violents et prévenir les crises annoncées, sont identifiés. Le mandat européen qui s’ouvrira en 2024 devrait être l’occasion de traiter cette dimension vitale de notre projet collectif en l’inscrivant dans la vie commune.

Mais il y a deux conditions de crédibilité à cette évolution nécessaire. La première est de ne pas hésiter à prendre le relais des États-Unis dans le soutien à l’Ukraine, qui est aussi notre frontière et qui met à l’épreuve notre système de valeurs et notre cohérence institutionnelle. La deuxième condition indissociable est cette répartition des rôles à partager avec les États-Unis dans le conflit du Moyen-Orient, pour s’atteler à une solution palestinienne acceptable sur place.

Le défi est immense et on peut y inclure la construction d’un nouveau rapport avec l’Afrique et avec les BRICS. Il est le nôtre car s’il nous reste beaucoup à faire pour réguler le champ économique, en Europe et dans le monde, aucun électeur et aucun citoyen européen ne dira que c’est là la finalité du projet pour lequel on lui demande de déléguer un peu de sa souveraineté nationale, s’il n’y a pas pour ce faire une grande raison et une promesse sérieuse de faire plus et mieux que ce que chacun des États seul prétend apporter à ce jour. « La raison d’être européenne » trouvera sa justification dans cette capacité à aller plus loin que la prospérité et la paix interne, en s’attachant à bâtir l’ordre mondial où nos valeurs de solidarité, d’universalité des droits, de dignité et d’égalité entre les personnes trouveront à s’appliquer réellement. Tout semble en effet indiquer aujourd’hui que nous sommes en passe de régresser à moins que nous ne fassions notre affaire de ce que doit être l’ordre mondial du 21°siècle, négocié avec ceux qui veulent y occuper désormais toute leur place, légitimement. Tous ceux qui veulent la prospérité du monde, dont la paix est la condition première, sont nos partenaires et la démocratie grandira à travers notre propre exemplarité, dans et à l’extérieur de l’Union. Le projet européen se joue bien sur notre volonté à « refaire le monde ».

Pour faire évoluer en France la dialectique entre élargissement et approfondissement de l’UE, faisons-en un enjeu de campagne

Par Aymeric Bourdin et Michael Malherbe

(article rédigé en novembre 2023)

Alors que les récentes agressions contre les Ukrainiens, les Arméniens et les Juifs posent à nouveau avec acuité la question ancienne de la responsabilité de l’Europe dans le maintien de la paix dans son environnement proche, les chefs d’État et de gouvernement ont abordé lors du Sommet de Grenade en octobre dernier le sujet des élargissements à venir de l’UE.

Méthode renouvelée, processus graduel d’adhésion, équilibre entre citoyenneté et accès au marché intérieur : une nouvelle approche est en cours d’élaboration. Souhaitant répondre à la donne géopolitique actuelle, le Président du Conseil européen s’est même engagé publiquement pour la première fois sur une date pour l’intégration d’un nouveau groupe de pays dont les Balkans occidentaux et l’Ukraine : ce sera 2030.

Si la question de l’élargissement nous paraît entièrement légitime, appropriée aux crises qui s’enchaînent et au monde qui vient, nous souhaitons que les réponses données ne soient pas dictées par des réflexes pavloviens et contribuent à alimenter un débat démocratique.

La construction européenne a toujours su tracer un chemin à travers la dialectique des élargissements et des approfondissements. À chaque étape, de nouvelles ambitions, répondant à de nouveaux enjeux, ont suscité de nouvelles politiques communes : marché intérieur, monnaie unique, investissements partagés… Qu’en est-il aujourd’hui du projet européen, dont la raison d’être reste la paix ?

Le projet de la construction européenne

Avant de s’engager à corps perdus dans de nouveaux élargissements, les citoyens doivent s’interroger : ne prend-on pas le risque d’une fuite en avant, de la poursuite d’un projet de substitution pour une union qui ne parviendrait plus à devenir « sans cesse plus étroite » ? Quoi qu’il en soit, la politique d’élargissement ne peut pas et ne doit pas tenir lieu de projet pour l’Union européenne. Cela prêterait le flanc au procès d’impérialisme par la norme qui lui est parfois intenté.

Il s’agit donc d’abord de poser sur la table les intérêts de l’Europe aujourd’hui. La question est intérieure mais aussi et surtout internationale. Alors que le projet des années post-1945 visait avant tout à juguler par des solidarités de fait les dérives nationalistes qui avaient ensanglanté le XXe siècle, celui du XXIe siècle doit tourner vers le monde extérieur une puissance européenne unie dans la diversité de ses valeurs. Pour faire face aux défis majeurs de notre temps, l’Union européenne doit donc redéfinir les réponses aux pressions qui pèsent sur son modèle de croissance et de démocratie, ses valeurs d’ouverture, ses territoires et son projet pour le climat.

Répondre aux défis posés par la Russie

Si la motivation de l’élargissement à l’Est est de nature d’abord sécuritaire, l’intégration à l’UE ne nous semble pas – en tout cas pas seulement – la réponse adéquate. En l’état actuel du développement d’une organisation de Défense commune, c’est bien plutôt une adhésion à l’OTAN à laquelle devrait aboutir le fier combat de l’Ukraine pour sanctuariser définitivement son territoire. Bien que l’article 42 du Traité sur l’UE mentionne une clause de solidarité mutuelle en cas d’attaque, l’intégration à l’UE ne nous semble pas pouvoir être aujourd’hui motivée par un besoin de sécurité militaire, sans oublier qu’une adhésion à l’UE ne peut se faire que sur la base d’un État en paix avec son voisinage.

Au-delà des références et des attachements historiques, la question posée implique de définir ce que sera demain la maison commune des Européens. Là encore, il nous faut trouver comment dépasser l’opposition entre la citoyenneté et le marché dans laquelle se sont trop souvent enfermés les tenants d’une solution essentiellement économique aux problèmes européens et les partisans d’une réforme institutionnelle comme remède miracle aux maux des sociétés.

Enfin, qu’est-ce qui unit les Européens, sinon la perspective d’une mise en commun renforcée des solutions aux problèmes de leur époque ? Si pour les spécialistes, la construction européenne est un corpus de traités et de directives, pour les citoyens, seuls l’utilité et la pertinence des réalisations concrètes perçues peuvent justifier un tel investissement politique.

Réviser les modalités de la dialectique élargissement / approfondissement

Dans le moteur des élargissements à venir, le carburant des motivations économiques ne peut plus suffire. Pour parler clairement, les élargissements ne peuvent pas tenir lieu de projet de remplacement pour une Allemagne qui a perdu l’accès à son énergie en provenance de Russie et est en train de perdre ses débouchés chinois, même s’il est indéniable et souhaitable que la reconstruction de l’Ukraine et le développement des nouveaux pays candidats, notamment dans les Balkans, constituent des opportunités et des débouchés pour les marchés, mais également de la main-d’œuvre. Évidemment, il est encore difficile d’utiliser ces arguments qui pèsent peu face aux atrocités des guerres qui ont frappé les Balkans par le passé et l’Ukraine actuellement ; ils n’en constituent pas moins des faits à intégrer à une réflexion de long terme.

L’élargissement continué par d’autres moyens

En outre, la relance des élargissements peut être le moment d’évaluer les opportunités et les modalités d’évolution tant de la politique de voisinage que de la communauté politique européenne (CPE). Ne répétons pas les erreurs du passé, en voulant faire de la politique d’élargissement ce qu’elle n’est pas censée être, comme ce fut le cas lors de l’ouverture d’une procédure d’adhésion avec la Turquie, avec laquelle la relation est essentielle mais dont l’issue de l’intégration à l’UE ne sera sans doute jamais réalisée. Les possibilités de dialogue, d’intégration, de convergence stratégique ou politique se sont démultipliées et nous conduisent à repenser la méthode d’élargissement.

Adhésion graduelle : le discours et la méthode

Dans la pratique, la question séduisante de gains politiques et symboliques rapides permise par une adhésion graduelle ne doit pas conduire à se fourvoyer. Inverser la logique traditionnelle voudrait dire que l’on devient d’abord un consommateur du marché unique européen avant de devenir un citoyen de l’Union. Est-ce vraiment ce que l’on souhaite ? Viser à ce que les citoyens des pays candidats se sentent « membres de la famille » européenne avant que leurs pays ne franchissent tous les obstacles de la transposition du droit communautaire et de la mise à niveau de leur économie, n’en implique pas moins des efforts et un chemin à parcourir très importants.

Une autre dimension essentielle de l’adhésion graduelle réside dans une intégration volontariste et rapide des pays candidats dans les institutions de l’UE, en particulier dans les domaines où les obstacles juridiques et économiques sont moins élevés. Cela pourrait inclure la politique étrangère et de sécurité commune, où la coopération est cruciale dans un contexte géopolitique tendu. Cependant, cette intégration doit être impérativement conditionnée par une adhésion sincère aux valeurs et aux orientations stratégiques de l’Union, ainsi, il faut le dire, que par des réformes internes de l’UE pour éviter les risques de blocage causés par les stratégies de chantage de certains États membres.

Renforcer la Politique de voisinage et investir la Communauté politique européenne

Centrée sur la stabilisation de son voisinage, la Politique européenne de voisinage, lancée en 2004, avait pour ambition de travailler sur trois priorités de coopération : le développement économique, la dimension “sécurité” ainsi que les migrations et la mobilité. Elle promouvait ainsi des réformes dans les domaines de la gouvernance, de la démocratie, de l’État de droit et des droits de l’homme, au moyen d’une aide financière à destination des pays partenaires. En 2015, face à un bilan alors mitigé, cette politique a fait l’objet d’un profond réexamen. Elle vise désormais à “promouvoir des réformes avec chaque partenaire sous des formes arrêtées mutuellement”. C’est à un investissement massif en ressources humaines, financières et technologiques qu’il faudrait sans doute désormais procéder pour faire de cette politique le fer de lance de la future politique étrangère commune d’un ensemble de 450 millions d’habitants.

Un espace de dialogue, de décision et de négociation ouvert

Par ailleurs, proposée le 9 mai 2022 par le Président de la République, la Communauté politique européenne (CPE) qui a pour ambition de renforcer la coopération et le dialogue entre l’ensemble des pays du continent européen, doit viser à favoriser la convergence et à développer des projets concrets de coopération dans de nombreux domaines d’intérêt commun. C’est là que doivent se décider les modalités de protection des infrastructures critiques, de lutte contre les menaces cyber et la désinformation, de résilience énergétique, de rapprochement des jeunesses à travers le continent, de coopération migratoire, de coordination sur les grands sujets régionaux et de soutien à la reconstruction de l’Ukraine. Il s’agit là bien d’un espace de dialogue, de négociation et de décision ouvert où sera forgée une culture de gouvernance commune avec les pays voisins de l’UE, à condition que des moyens politiques et financiers à la hauteur du défi soient fournis.

La situation est bien décrite par Jean-François Drevet dans son article pour la Revue Futuribles, (Novembre 2023) « Au-delà de ses limites, dont l’expansion indéfinie ne peut pas être la solution, elle (l’Europe) ne doit plus tarder à construire un système continental, une architecture créatrice de paix dans la durée, qui soit adaptée aux problèmes spécifiques du voisinage. C’est pourquoi s’impose la construction d’un partenariat opérationnel avec le voisinage, dans le cadre paneuropéen qui n’implique pas nécessairement l’adhésion, ni même l’imitation de ses politiques. En revanche, elle doit apporter à tous ceux qui veulent y participer, un supplément de sécurité, quel que soit le pays concerné et la qualité de sa démocratie. Qu’elle prenne la forme d’une union politique ou d’une organisation de coopération régionale plus classique, elle devrait représenter, pour le futur Haut représentant, une tâche prioritaire. ».

L’élargissement, occasion d’un débat public et citoyen

Dans la perspective du débat public des élections européennes de juin 2024, pour l’instant aucune force politique ne semble vouloir se saisir de la question des élargissements à venir, alors qu’il s’agit d’une occasion unique de faire un choix de société, de permettre que le processus, lancé par les décideurs du Conseil, soit repris par les responsables politiques nationaux, afin d’en faire l’un des enjeux démocratiques du projet européen. Si le débat était mis sur la table, les risques et les bénéfices attendus ne devraient pas être éludés, ni pour les 27, ni pour les États candidats.

Quelles que soient les options défendues, les opinions publiques devraient être davantage sensibilisées aux enjeux géopolitiques de l’UE et aux conséquences des élargissements, pour une meilleure compréhension des avantages apportés par l’UE, mais aussi des nombreux défis qui l’attendent.

On entend ici et là que la France doit surmonter ses réserves traditionnelles envers l’élargissement. Sa vision de la « France en grand » ayant longtemps prévalu et les Français craignant que l’élargissement ne dilue son influence au sein de l’UE, il faudrait enfin changer de regard et que Paris adopte une vision plus communautaire de l’Europe. S’il est essentiel que la France clarifie son approche vis-à-vis de ses partenaires de l’UE, il est également légitime qu’elle fasse valoir sa spécificité en matière de politique étrangère et de voisinage.

Réinterroger les méthodes traditionnelles et s’adapter aux réalités contemporaines, avec le soutien des opinions publiques, est un défi de long terme dont les points de fixation se cristalliseront à coup sûr d’une manière ou d’une autre dans les urnes au mois de juin. Pour éviter les conséquences d’une critique cinglante de décisions qualifiées de technocratiques sur des enjeux aussi cruciaux, informer, sensibiliser et intégrer l’opinion publique à cet élargissement historique et à ses conséquences pour le projet européen est sans doute le plus sûr chemin à parcourir, quoique difficile, pour assurer la pérennité de l’Europe dans un monde en évolution rapide et imprévisible.

De la question du casting des têtes de liste aux élections européennes

par Michaël Malherbe, Secrétaire Général

On croit trop souvent, à tort, que le rôle des médias consiste à fixer l’agenda, à nous dire à quoi il faut penser chaque jour au fil des actualités. Mais en réalité, le fantasme de « l’agenda » qui nous est imposé ne résiste pas au mur des faits et aux murmures des réseaux. Les médiateurs tentent tout au plus de définir un cadre pour nous donner les moyens de comprendre et d’interpréter le fil des événements dans un récit qui donne un tant soit peu de sens, tant en termes de signification que de direction.

Le dilemme des rédacteurs en chef

Alors, justement, passons aux travaux pratiques en prenant le sujet des futures élections européennes. Puisque nul ne peut dominer le torrent des informations, quels cadres narratifs est-il possible de construire et de soumettre aux réactions du public ? C’est le dilemme auquel sont confrontés autant les rédacteurs en chef que les chefs d’état-major des partis politiques, s’ils sont encore assez nombreux pour s’interroger, à ce stade de la pré-campagne, sur le scrutin européen. Que faire en cette période de rentrée dominée par mille autres séquences mille fois réinterprétées par les acteurs du débat public ?

Faisons l’hypothèse que l’une des possibilités serait, en toute bonne logique, de s’intéresser au vaste monde des idées. Il conviendrait de réfléchir aux enjeux qui feront l’élection, aux lignes de fractures qui façonneront les voix, aux sujets qui pourraient, malheureusement pour qui pourrait y songer, dicter l’agenda, etc. L’erreur serait de croire que la plupart des acteurs ont la motivation, le temps, l’intérêt ou la volonté de se plonger dans de telles douleurs pour accoucher de nouvelles idées, si une telle chose était vraiment possible. D’autres se chargeront de l’exercice fastidieux des programmes électoraux.

La question des candidats comme cadre de narration

Mais alors, que reste-t-il comme possibilité, à ce stade d’un scrutin très lointain, pour tenter d’intéresser et de donner matière à réflexion ? C’est là justement que la question des candidats, et plus particulièrement des têtes de liste aux élections européennes, apparaît comme le cadre de narration et d’interprétation raisonnablement adapté au moment. Quoique les difficultés ne soient pas moindres, nous allons le voir, pour la composition des mesures phares, le choix des candidats, c’est ce que nous nous proposons de démontrer, fait l’objet d’une évolution tout à fait singulière.

Pendant très longtemps, le scrutin européen a été considéré par les chercheurs en sciences politiques comme des élections de second ordre, c’est-à-dire des élections moins importantes dans lesquelles les différents acteurs, responsables politiques, médiateurs et surtout électeurs investissent moins. D’où le spectre largement infondé du déficit démocratique de l’UE. Nous ne prétendons pas démontrer que ce cadre d’analyse est dépassé, mais pourquoi ne pas tenter de le challenger, de confronter ces idées aux faits pour voir s’il reste quelque chose de pertinent.

Par le passé, guère de suspens, un enfer médiatique

Venons-en au sujet de notre démarche, les candidats aux élections européennes. Par le passé, il n’y avait guère de suspens, un enfer médiatique, une morne plaine pour tenter de raconter le scrutin. La plupart des têtes de liste étaient naturellement choisies parmi les chefs de parti. Prenons pour illustrer les cas de figure des candidats qui ont traversé différemment ce rite de passage d’un cursus honorum vers les élections présidentielles, dont les candidats naturels dans leur famille politique ne pouvaient pas faire l’impasse. Pour devenir président de la République, il convenait de s’être frotté au scrutin auparavant, outre les élections locales, idéalement municipales, les élections européennes étaient aussi dorénavant considérées dans l’évaluation du « potentiel électoral » des candidats, testés grandeur nature par les écuries présidentielles.

D’un côté, les élections européennes furent un tombeau présidentiel pour Michel Rocard, tête de liste du PS en 1994 pour lever définitivement l’hypothèque, tandis que la tentative infructueuse en termes de performance électorale pour Nicolas Sarkozy lors du scrutin suivant en 1999 ne l’empêchera pas, plus d’une décennie plus tard, d’être finalement élu à la présidence nationale. Ne s’agirait-il pas là d’une sorte d’hommage du vice de ces satanées élections présidentielles à la vertu du scrutin civique des européennes ? Aux vainqueurs qui ont su jeter les dés, prendre des risques et parier reviennent les butins.

Le logiciel français bugge sans cesse obstinément sur la seule Présidentielle

À l’aune des derniers scrutins européens, peut-on toujours faire l’hypothèse que le logiciel français, qui bugge sans cesse obstinément sur la seule présidentielle, la seule élection que tout candidat n’aurait qu’en tête, est toujours d’actualité ? Ce serait faire un pacte faustien que de se refuser à voir l’évidence. Considérons, par exemple, les résultats du scrutin en 2014. La première fois lors d’élections nationales, la liste du FN arrive en tête, devant toutes les autres, constituant ainsi, pour la cheffe de parti, candidate naturelle aux élections européennes « intermédiaires », Marine Le Pen, la rampe de lancement aux futures élections présidentielles. Par parenthèse, ce cadre d’analyse semble sans doute plus pertinent que la malheureuse interprétation selon laquelle le FN serait devenu de facto le premier parti de France, quand on sait qu’au cours de la mandature 2014-2019, le FN perdra 9 de ses 24 élus, entre les départs vers d’autres partis et les exclusions, à la suite de fréquentes querelles intestines.

Des têtes de liste qui renouvellent largement les générations

Considérons maintenant les élections européennes, encore très lointaines, bien entendu, mais dont on entend, si l’on tend bien l’oreille, quelques échos. Pourrions- nous interpréter comme une relative nouveauté, les têtes d’affiche sur la grille de départ, à ce moment de l’échéance ? De quoi s’agit-il ? D’une conjonction, qui n’est pas seulement une coïncidence, de la plupart des forces politiques d’envisager pour leur propre liste respective des têtes de liste qui renouvellent largement les générations. Excusez la tentative de forcer la démonstration mais de gauche à droite : Manon Aubry, LFI, 34 ans, eurodéputée sortante ; Marie Toussaint, EELV, 36 ans ; Raphaël Glucksmann, 43 ans, pour le PS, eurodéputé sortant ; Stéphane Séjourné, Renaissance, 38 ans, eurodéputé sortant ; François-Xavier Bellamy, 38 ans, Les Républicains, eurodéputé sortant et enfin Jordan Bardella, 28 ans, eurodéputé sortant, la plus jeune tête de liste confirmée, tandis que la plupart des noms mentionnés attendent que leur heure vienne.

Ce n’est pas seulement une question d’âge, comme une sorte de passage générationnel, qui atteint – enfin – la classe politique, engagée par l’élection d’un trentenaire à la présidence avec Emmanuel Macron et poursuivie par tous ces candidats putatifs ou officiels de leur parti aux européennes. Même si en soi, c’est déjà un petit phénomène à mentionner. Ce qui compte encore davantage, c’est que la plupart de ces candidats au scrutin européen sont des hommes et des femmes ayant pour la plupart déjà exercé la fonction de député européen, comme s’il s’agissait d’une promotion devenue somme toute logique, correspondant à un parcours qui légitime, enfin, sur des bases strictement européennes, leur présence en tête de liste à une élection européenne. Ne s’agirait-il pas là comme de l’effet d’une petite bombe européenne ?

Intégrer en partie la dimension d' »européanité »

Les choix actuellement en discussion au sein des familles politiques françaises semblent intégrer en partie dans leurs réflexions la dimension d’européanité, un vilain mot pour dire qu’il s’agit de considérer leurs qualités européennes. Non seulement il s’agirait d’une sorte de normalisation de la France par rapport à son grand voisin outre- Rhin, ce qui peut être qu’une référence à ne surtout pas mentionner. Mais surtout, cela laisserait entendre que finalement l’Europe aurait sa petite importance. Non pas au point de tout miser sur l’Europe pour faire fructifier des forces qui deviendraient « ministrables » pour désigner des politiques ayant les qualités d’être nommés ministres dans un gouvernement.

Quelles qualités les candidats têtes de liste aux élections européennes devraient-ils posséder, si l’on considère la fiche de poste et les responsabilités qui les attendent ? Disons qu’il s’agirait de trouver des profils possédant une relative adéquation entre des compétences médiatiques, un sens politique, une finesse diplomatique, des convictions partisanes ; et dorénavant faudrait-il ajouter un statut générationnel de jeunes ou de trentenaires tardifs, sans oublier, restons encore un instant concentré, des qualités à proprement parler européennes. Cela promet !

Avis de tempête pour les Européens: le sens du vote français en 2024.

par Patrick d’Humières

Comment garder la maitrise de notre destin dans un contexte de remise en cause brutale de nos acquis fondamentaux ? Une stratégie française pour 2030 ne peut être qu’une stratégie d’intégration européenne volontariste.

L’instauration du vote direct pour les représentants au Parlement Européen, voulue par Valéry Giscard d’Estaing, a incontestablement installé la conscience européenne dans le débat politique national, avec pour effet démocratique normal d’offrir une tribune structurée aux opposants à la dynamique européenne. A long terme, c’est la volonté d’intégration qui l’emporte, avec des hauts et des bas, dans le cadre d’un processus dont nous savons qu’il reste réversible et qu’il a encore du mal à dépasser les frontières nationales pour s’exprimer. Ce moteur demeure profondément démocratique ; si on doit regretter sa lenteur, ce n’est pas pour forcer la main des électeurs, mais pour réussir sa vocation pédagogique de donner aux citoyens les éclairages dont ils ont besoin pour mûrir leur choix. Entre les deux seules stratégies restantes, la stratégie conservatrice fait de la nation le centre de décision et de l’Union une technique de coordination et la stratégie volontariste fait de l’européanisation des politiques l’objectif fondamental, en gardant la nation comme espace de proximité et de gestion des implications, d’autre part, dans le respect des histoires, des cultures et des spécificités.

Affronter au plan collectif européen des défis qui dépassent nos capacités nationales 

Certes, on n’enfermera pas la stratégie dynamique dans un calendrier ni un programme, commode à communiquer, face à des circonstances qui décident du mouvement, comme la pandémie, puis la rupture énergétique et la solidarité militaire avec l’Ukraine, tous imprévisibles. Pour autant, l’exercice électoral est-il impossible, alors que faire le plein de mécontentements sur le dos de l’Europe est un exercice de basse démagogie auquel les minorités ne résistent pas ? Il nous faut pourtant le réussir, en se gardant des discours immatures et en faisant confiance à l’intelligence de nos compatriotes autour de l’équation qu’ils ont à l’esprit : comment affronter au plan collectif européen des défis qui dépassent vraiment nos capacités nationales, tout en conservant à proximité une participation sérieuse aux choix de vie, en cohérence avec nos traditions et nos intérêts de base ? Ce qui revient à dire que si la démocratie nationale est défaillante, la démocratie européenne ne peut y suppléer et que cette dialectique du niveau communautaire articulé avec le niveau des Etats est une clé de succès du processus.

Fort de quoi, nous recommandons d’aborder le débat de 2024 en mettant sur la table, c’est-à-dire les plateaux des médias et des formes de discussions nouvelles à proposer, une vision objectivée du paysage planétaire à dix ans, avec pour conséquence l’analyse de ce qui peut être fait au plan européen et nulle part ailleurs, justifiant d’aller plus loin ensemble.

Cette leçon de géopolitique basique nous semble d’autant plus sérieuse et convaincante qu’elle s’appuie sur des réalités que les opinions pressentent de mieux en mieux et dont les générations montantes se sont emparées ; ce qui permet aux électeurs d’en tirer des conséquences et aux candidats de mettre à l’épreuve leur capacité à y répondre simplement et ouvertement. Où allons-nous et que faire ? Telle est la question à laquelle répondre sérieusement face aux propos émotionnels et idéologiques qui détournent nos compatriotes d’une analyse rationnelle de nos enjeux.

Un état des lieux géopolitique et 7 grands enjeux

La première assertion doit consister à ordonner les grands défis qui structurent le paysage des Européens, ce que l’on peut résumer par « avis de tempête » ! L’état des lieux qui se cristallise depuis le Covid et avec la guerre russe contre l’Ukraine, comporte 7 « trends » majeurs. Ce sont les méta-enjeux du monde, imposés à tous les Etats, dont l’UE, en tant que zone qui se croit à l’abri, entre sa prospérité fragile et son influence contestée. Nous sommes bien confrontés à 7 grands enjeux qui sont aujourd’hui 7 grands risques, tant que les populations auront l’impression d’en perdre le contrôle, à juste titre.

  • La montée des températures est en cours et l’enjeu climat nous échappe largement, il faut le dire. Soit parce que nous mettons trop de temps à assumer la décarbonation, soit parce que nous préférons livrer des combats commerciaux en faisant croire que la prospérité pour quelques-uns est préférable à une plus juste sobriété pour tous.
  • La régénération des écosystèmes diminue. L’enjeu de la biodiversité, associé à celui du climat, impose une maîtrise des équilibres naturels et un respect du vivant à partir de quoi tous nos actes de production et de consommation doivent être revus, sur l’ensemble du globe, pour garantir son habitabilité, au risque de pertes de populations irréversibles.
  • Le nombre de pays démocratiques est de plus en plus restreint. L’enjeu démocratique est plus qu’une affaire de méthode qui voudrait suspendre les nouveaux comportements sociaux à des consensus laborieux, alors qu’il est en soi le principe de légitimité juridique pour utiliser le droit, la contrainte, la justice, la liberté dans un cadre qui ne transige pas avec la dignité humaine universelle.
  • Les écarts de revenus augmentent et les indices de développement humain diminuent. L’enjeu des inégalités et son corollaire, la gestion des solidarités, est lui-même une condition de l’exercice démocratique. En effet, c’est la capacité à protéger, assister et promouvoir les personnes dans des cadres collectifs appropriés, efficaces et justes, qui maintiennent en place les pactes sociétaux écartelés.
  • Les actes déloyaux sont en augmentation exponentielle. L’enjeu mafieux gangrène les États qui ne parviennent pas chez eux et au plan international à réduire l’organisation de la criminalité, des délinquances, des trafics et des atteintes au droit et à l’intégrité des personnes, dans des conditions de plus en plus sophistiquées (cyber). Un monde noir et gris a pris place à côté du monde régulé et menace de plus en plus de le déstabiliser.
  • Les migrations prennent des formes et une ampleur jamais vue. Les enjeux migratoires déstabilisent les sociétés qui les subissent, partout, sans qu’aucune forme d’autorité ne sache plus comment réguler, accueillir, décider. Qu’il s’agisse de l’asile ou des flux économiques, chaque zone négocie, se renvoie les difficultés, en faisant une arme des désespérances humaines et des frontières de nouveaux murs politiques.
  • Les systèmes médiatiques s’emballent dans la manipulation des opinions. L’enjeu de l’information est préempté par ses propres mécanismes économiques et technologiques et s’émancipe de valeurs, de principes et de règles qui ne parviennent pas à se mettre en place et à se coordonner sur le plan international.

Confiance et volontarisme pour apporter des réponses politiques européennes

Première conséquence de cet état du paysage mondial : il y a dans une stratégie organisée au plan européen la possibilité de reprendre du contrôle sur ces enjeux afin des les retourner en éléments positifs, constitutifs d’un modèle de référence qui est en soi la finalité du projet méta-national structuré à partir de la souveraineté partagée, à Bruxelles.

Deuxième conséquence de cette observation objective : nous avons le recul et la capacité de négociation pour définir à 27 aujourd’hui, à 28 ou trente bientôt, une forme de priorisation des dispositions, d’organisation technique et financière, de suivi et d’accompagnement à nul autre dispositif comparable au monde, dont il faut assumer la lourdeur et la complexité au nom du respect des acteurs.

Troisième conséquence de cet « avis de tempête », angoissant et mobilisateur à la fois : l’Union peut apporter des messages et des voies au reste du monde, en prenant acte du nouveau puzzle géopolitique, désormais sans puissance directrice, travaillé par la revanche des émergents, conditionné par des transferts inévitables et confronté à l’invention de nouvelles règles du jeu que nous porterons et accepterons d’autant mieux qu’elles ne laissent pas nos pays sans réponse.

Il vaut donc la peine de voter en 2024 et d’envoyer un message aux candidats pour qu’ils relèvent le défi de cette dégradation géopolitique qui s’accélère et de le faire avec « la méthode européenne » dont nous pouvons être fiers, car elle est indissociable de notre culture démocratique et juridique, même si elle se cherche encore. Porteuse des valeurs de solidarité, cette méthode se doit d’inventer un nouveau rapport positif à la nature, même s’il faut revoir bien des modes d’action.

Nous sommes persuadés que nos compatriotes ressentent ces menaces, les comprennent et sont prêts à en tirer des conséquences politiques, si cette dynamique préoccupante leur est bien expliquée et que nous y opposons une stratégie française d’intégration européenne bien négociée, en cohérence avec nos partenaires. Il s’agit bien de bâtir un espace politique puissant dans lequel nos nations restent le lien de base avec le citoyen, sans craindre de partager notre souveraineté, comme nous savons le faire de mieux en mieux depuis quelques décennies, sans avoir rien perdu de notre identité. Organiser le débat de 2024 en ce sens, ce sera convaincre par la raison tous les Français désireux d’apporter à leurs enfants des réponses à la hauteur des temps.