Arte pour réunifier Chypre ?

Logo-Chypre-12Nicosie. Dernière ville divisée d’Europe, où le rouge oriental et le bleu de la Méditerranée se font face, notamment au travers des drapeaux nationaux présents sur tous les édifices religieux. Entre frontières urbaines et frontières du dédain, c’est non sans une certaine curiosité que notre petit groupe de l’Atelier s’est immiscé dans le dédale des rues de Nicosie, a traversé les check points de la ville pour aller dans ce qui nous apparait un peu comme un endroit interdit, puisque non reconnu internationalement, la République turque de Chypre du Nord. Pour notre génération qui vit quasiment dans un monde fini aux limites connues, la mondialisation et les moyens de transport ayant estompé les frontières, nous retrouver dans Nicosie à contourner les îlots grecs et turcs ne s’est pas fait sans une certaine émotion, teintée de mystère. Une certaine excitation aussi s’est emparée de nous lorsque nous avons foulé le tarmac de l’aéroport de Nicosie et vu la dernière carlingue qui n’a jamais pu décoller. Ce site abandonné, avec en arrière plan un paysage montagneux représentatif de la partie Nord de l’île et dont certains flancs montrent fièrement le drapeau de la République turque de Chypre du Nord, a planté le décor dès le début de notre voyage, puisque nous avons commencé notre série d’entretiens à la mission de l’ONU.
Aéroport de Nicosie en buffer zone depuis 1974

Huit ans après son adhésion à l’Union européenne, l’île prend la présidence du Conseil de l’UE, sachant que celle-ci ne pouvait avoir que des ambitions limitées s’agissant d’un pays de taille réduite et membre récent de l’Union. Chypre a souhaité également que la question de la partition de l’île n’entre pas en ligne de compte dans la gestion de sa Présidence. Si interférence du conflit il y a eu, c’est d’abord en raison des manœuvres de la Turquie qui a boycotté toutes les réunions de la Présidence. Notre voyage d’études avait comme objectif de comprendre la sensibilité locale aux questions européennes et de sonder comment ce pays vit sa Présidence au quotidien. Compte-tenu du contexte particulier de ce pays, le cadre de nos discussions a évidemment dépassé le cadre européen pour essayer de comprendre, d’une part, les ressorts du conflit chypriote et, d’autre part, de faire un point sur l’état des négociations, dans une île où le nationalisme et le ressentiment guident en partie le regard que l’on porte sur une communauté donnée. Ici, les identités, forcément complexes du fait de la succession de présences étrangères, des Phéniciens aux Poitevins, se définissent en premier lieu par opposition (on se définit comme Grec, Chypriote grec, Turc ou Chypriote turc, selon la personne que l’on a en face). Cette identité situationnelle, très intime, empêche l’émergence d’une culture de la réconciliation. En même temps, le caractère européen du territoire en présence, permet aussi de réfléchir à un lien plus symbolique qui permettrait à terme de sortir de l’impasse dans laquelle l’île est aujourd’hui. L’ONU ayant montré ses limites dans l’avancée des négociations, l’UE a sûrement un rôle et c’est même son devoir, Chypre étant un membre de l’UE, la question chypriote touchant à beaucoup de sujets comme l’intégration de la Turquie dans l’UE, la défense, l’OTAN, etc.-, de jouer sa carte unificatrice et intégratrice, voire même pacifiste alors même qu’elle est auréolée depuis peu du Prix Nobel de la paix.
Buffer Zone UNFICYP Ledra Street NicosieCe serait aussi un message fort à donner à tous ses détracteurs qui lui contestent ce Nobel. Contribuer à régler un conflit quasi gelé montrerait qu’au-delà des grandes idées et valeurs européennes, l’UE peut faire avancer concrètement les choses. En d’autres termes, l’idée d’un futur commun (pour le moment l’acquis communautaire ne s’applique pas à la partie Nord) que peut représenter l’horizon européen pourrait permettre de sortir de cette impasse identitaire « fossilisante ».

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Les perspectives gazières à Chypre

Logo-Chypre-121- Les ressources gazières du Levant ont été réévaluées au cours des dernières années

Le bassin du Levant a fait l’objet d’un regain d’intérêt dans les années 2000, notamment grâce aux progrès de l’imagerie sismique.

Une réévaluation du bassin a ainsi été réalisée en 2010 par l’US Geological Survey (USGS), en s’appuyant sur les données géologiques récentes et les résultats de l’exploration pétrolière. Ce bassin, à la fois onshore et offshore, couvre une superficie de 83 000 km2 (la moitié du bassin parisien). Selon l’USGS, les ressources récupérables (*) avec une probabilité de 95% seraient de 483 millions de barils (Mb) de pétrole (+1 226 Mb de liquides de gaz naturel) et de 1 400 milliards de m3 (Gm3) de gaz (**).

Parallèlement, plusieurs découvertes importantes ont été faites au large d’Israël par des consortiums menés par l’américain Noble Energy. Il s’agit essentiellement des champs de Tamar, découvert en 2009, dont les réserves prouvées sont évaluées à 190 Gm3, et du champ de Leviathan, découvert en 2010, dont les réserves sont estimées à 450 Gm3.

2- La situation de Chypre

Chypre se situe à proximité de trois bassins sédimentaires : le bassin du Levant, le bassin du Delta du Nil et le bassin d'Hérodote. Les réserves ultimes du premier bassin s'élèveraient selon l'USGS à 1,7 milliard de barils de brut et 3 400 millards m3 de gaz, celles du deuxième à également 1,7 milliard de barils de brut  et 6 200 milliards m3 de gaz. Pour le troisième, situé au sud-ouest de Chypre, aucune donné n'est encore disponible.

En 2006, la société norvégienne PGS (Petroleum Geo-Services) a collecté des données au large de Chypre. Ces données ont été interprétées par Beicip-Franlab, d'où il ressort que 14 zones pourraient détenir des hydrocarbures par environ 2500 mètres de profondeur.


Un premier appel d'offres a été lancé en février 2007, dans le cadre duquel la société américaine Noble Energy s'est vue attribuer une licence d'exploration sur le bloc 12 (unique bloc à avoir été attribué). Les premiers forages d'exploration ont eu lieu en septembre 2011 et Noble Energy a annoncé en décembre dernier la découverte du gisement Aphrodite, dont les réserves pourraient atteindre 200 Mrds m3. Il s'agirait d'un gaz d'excellente qualité.

Un second appel d'offres a été lancé en février dernier. La date limite de dépôt des offres avait été fixée au 11 mai, les autorités chypriotes s'étant données six mois pour étudier les différentes offres. Le cadre contractuel offert par Chypre aux soumissionnaires est plutôt attractif : il s'agit d'accords de partage de production. Les licences d'exploration sont d'une durée maximale de sept ans. Les éventuelles licences d'exploitation porteront sur une période de 25 ans, renouvelable pour 10 ans.

Si l'ampleur des premières découvertes était confirmé et suivi d'autres succès, les réserves chypriotes excéderaient de loin les besoins du pays : ce dernier se retrouverait ainsi en position de pays exportateur, susceptible de contribuer à l'approvisionnement du reste de l'Europe. Chypre envisage de créer d'ici à la fin de l'année une société pétro-gazière nationale.

3- Un potentiel de production important, qui permettra d’abord de satisfaire l’augmentation de la demande locale

À l’heure actuelle, Chypre ne consomme pas de gaz. Les forages sur le bloc 12 ont commencé en septembre 2011 avec un début d’exploitation qui pourrait intervenir en 2018-2019 si les résultats sont positifs.

Chypre étudie la possibilité de se doter d’un terminal de regazéification (qui pourrait le cas échéant être reconverti en terminal de liquéfaction ultérieurement) en vue d’assurer son approvisionnement d’ici le lancement de la production domestique de gaz.

Dans une perspective de plus long terme (2020 au plus tôt), se pose la question de l'exportation de la future production gazière chypriote. La solution la plus rentable sur le plan économique serait un raccordement au réseau gazier turc. Cette solution étant pour le moment bloquée en raison du conflit turco-chypriote (voir plus bas), la construction d'un gazoduc jusqu'à la côte grecque – solution a priori complexe et donc coûteuse – est envisagée. La dernière option serait la construction à Chypre d’un terminal GNL de liquéfaction, qui servirait à la fois à exporter du gaz de Chypre et d’Israël. Cette solution a été proposée en janvier dernier par l’israélien Delek Energy group. Ces réflexions, qui sont légitimées par la taille des gisements de Tamar et Leviathan (dont la production estimée pourrait à terme atteindre 30 Gm3, soit 6 fois la demande israélienne actuelle), sont actuellement à un stade très préliminaire.

4- La délimitation des espaces maritimes de la région est toutefois génératrice de tensions

Les premiers forages d'exploration au large de Chypre ont fait l'objet de vives protestations de la part de la Turquie, qui ne reconnaît pas la République de Chypre.

L’exploitation des réserves d’hydrocarbures offshore en Méditerranée orientale pose plus généralement le problème de la délimitation des frontières maritimes, dans un contexte de tensions diplomatiques entre les différents pays de la région.

Le différend porte sur la définition des zones économiques exclusives (ZEE) qui, selon le droit international, doivent être définies par des traités entre pays voisins. L’état des discussions est le suivant :

Chypre a conclu avec l'Égypte un premier accord de délimitation de ZEE dès février 2003. L'accord de janvier 2007 délimitant les eaux territoriales de Chypre et du Liban (ratifié par Chypre, mais non le Liban) a été contesté par la Turquie au motif qu'il portait sur l'ensemble de l'île de Chypre (***). Israël et Chypre ont signé un accord en décembre 2010, qui n’est pas encore ratifié.

Le principal désaccord porte sur la délimitation de la zone économique exclusive de Chypre, qui est contestée par la Turquie, au motif notamment qu’elle porte sur l’ensemble de l’île de Chypre ; la Turquie a récemment qualifié le début des forages au large de Chypre de « provocation ».

Les compagnies gazières pourraient se montrer réticentes à investir en l’absence d’un cadre juridique sûr pour leur activité. À ce jour, les entreprises présentes dans la zone sont plutôt des acteurs de taille modeste (Noble, Delek, …). Total n’exclut toutefois pas de répondre aux appels d’offres à venir.


Annexes:

Principaux champs gaziers au stade de l’exploration ou de l’exploitation dans la zone


Cartes - Les perspectives gazières à Chypre

* : Volumes techniquement récupérables, sans prise en compte des contraintes économiques.
** : A titre de comparaison, les réserves prouvées de la Norvège sont de 2 000 Gm3.
*** : La partie grecque de l’île est membre de l’UE depuis mai 2004 et la république turque du nord de Chypre (RTCN), créée suite à l’intervention de l’armée turque en 1974, est reconnue par la seule Turquie. Le 19 septembre dernier, celle-ci a vivement réagi aux projets chypriotes d’exploration de gaz et de pétrole en coordination avec Israël et a décidé le 26 septembre d’entamer des explorations, après un accord avec la RTCN.

The priorities of the Cypriot Presidency of the EU

Logo-Chypre-12Cyprus, which joined the EU in 2004 and became a euro zone member in 2008, assumes the rotating six-month presidency of the European Union for the first time from the 1st July 2012 to the 1st January 2013. Honoured, ambitious and enthusiastic, Cyprus sees its EU stint both as a challenge and an opportunity. Despite its relatively recent membership, the country wants to act seriously and hopes to enhance its image as a credible and responsible member of the Union.

Cyprus is well-aware of the political and economic challenges ahead (the economic crisis, the social model in question, the anti-EU sentiment…). There is a need for delivering a reliable Europe and Cyprus will help the EU to exit the crisis, to restore confidence, and to increase competitiveness.

During its Presidency, it wants to work towards a better Europe, which is more relevant to the citizens and to the world. It follows two main principles, the principle of solidarity and social cohesion, which are foundations of the EU.

The Cypriot Presidency aims to make Europe more efficient and sustainable, with a better performing and growth-based economy, more relevant to its citizens with solidarity and social cohesion and closer to its neighbours.

image from www.cy2012.eu

Press Conference of Cyprus EU Presidency Priorities, Brussels

Negotiations on the new seven-year Multiannual Financial Framework and the EU’s forthcoming framework programme for research and innovation, ‘Horizon 2020’, are on top of the Presidency’s agenda; it aims to come to an agreement before the end of 2012.

It will also contribute to formulate the new Cohesion Policy, to improve economic, social and territorial cohesion. It will focus on the promotion of entrepreneurship, in particular the competitiveness of SMEs, to develop an industrial policy that creates new jobs and increases productivity. It will seek to boost the competitiveness of Europe, improve infrastructure and strengthen economic, social and territorial cohesion of Member States through the Trans-European Networks on transport, telecommunications and energy, the Connecting Europe Facility and the integrated maritime policy.

Moreover and succinctly, the Cypriot President will work on the CAP reform, on a common asylum system, enhance the surveillance of the markets and find a compromise between MEPs and Council on enhancing Parliament's right of inquiry.

On foreign affairs, EU enlargement is one of the top priorities of this presidency. Cyprus believes that enlargement has been a very successful transformative tool and does not want the enlargement process to end with the accession of Croatia. It opens door to further cooperation with Balkan countries, Iceland and even Turkey. Besides, Cyprus will make the best use of its geographical and cultural advantages to promote the EU neighbourhood policy by expanding and deepening trade relations with the southern Mediterranean countries.

Cyprus considers that its difficult relations with Turkey should not be an impediment to being a serious and impartial presidency. During its six monthly EU rotating presidency, Cyprus clearly stated that it will be representing the EU and will not serve their national goals. It will work with consensus and a constructive approach with all its EU partners to tackle issues and will cooperate with good will with Turkey.

With this six-month presidency Cyprus wants to prove it is a reliable, responsible partner, which wants to contribute to further the EU enlargement. It will work to find a balance between delivering short-term benefits and solving internal problems, while bearing in mind the EU’s long-term prospect.

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Chypre: base arrière russe en Méditerranée ? [MàJ]

Logo-Chypre-12Le voyage d’études de l’Atelier Europe à Chypre (dans le cadre de la Présidence européenne) est l’occasion de se pencher sur les relations russo-chypriotes, qui plantent un décor géostratégique intéressant. Moscou et Nicosie entretiennent de bonnes relations liées à une proximité culturelle ancienne et à des intérêts économiques convergents. Du fait du poids de la Russie, cette relation n’est pas une relation équilibrée, ce qui est plutôt attendu. Certains parlent même de « relation de servilité ». Car si l’on considère un autre volet de la relation, à savoir le chapitre stratégique et énergétique, il semble en effet que les intérêts de la Russie dominent le paradigme, et cette dernière peut utiliser la faiblesse de Chypre laminée par la crise, pour négocier au mieux son positionnement géostratégique en Méditerranée, en pleine redéfinition depuis la crise syrienne.

Pour juger de l’équilibre de la situation russo-chypriote, il convient de revenir sur plusieurs points qui éclairent d’un côté sur le cruel besoin de liquidités de l’île, son envie farouche de rester maître de ses politiques, et de l’autre sur une offre russe bien calibrée et qui arrive à point nommé.

Aide financière de Moscou pour recapitaliser les banques

En 2011, Chypre a bénéficié d’un premier prêt russe de 2,5 milliards d’euros au taux de 4,5 % annuel. À propos de ce sauvetage de Chypre par la Russie, le ministre des Affaires étrangères chypriote, Erato kozakou-Marcoullis, a récemment déclaré: « C’était une bonne proposition avec de bonnes conditions. La Russie a toujours soutenu notre indépendance, notre souveraineté et l’intégrité de notre territoire« . Le message adressé à la Troïka européenne est clair…

En juin dernier, Chypre a en effet demandé officiellement auprès de l’Union européenne et du Fonds monétaire international (FMI) une aide pour soutenir ses banques porteuses de créances grecques douteuses. Le montant de cette aide avoisinerait les 5 milliards d’Euros. Des négociations sont actuellement en cours entre Chypre et la troïka (la Commission, la Banque centrale européenne –BCE- et le FMI) pour finaliser cette offre.

Mais l’île craint tant de se voir imposer par la troïka une forte politique d’austérité, dont elle redoute les conséquences et qui réduirait sa marge de manœuvre sur ses propres politiques économiques, qu’elle a recherché d’autres sources de financement. Cela explique la nouvelle demande chypriote de prêt auprès de la Russie (Moscou n’exigeant pas de réformes en contrepartie). Cette deuxième demande, d’un montant de cinq milliards d’euros cette fois, fut déposée le 5 juillet 2012. La Russie ne s’est pas encore prononcée et réserve sa réponse. Mais l’issue est quasi certaine, tant les intérêts économiques et stratégiques russes à Chypre sont grands (cf plus bas).

Soutien de la Russie à Chypre au sein du Conseil de sécurité de l’ONU

La Force des Nations-Unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP) a été créée en 1964 (par la résolution 186) afin de prévenir toute reprise des combats entre les communautés chypriote grecque et chypriote turque (mission classique de surveillance du cessez-le-feu au départ). Depuis les événements de 1974 (la garde nationale, conduite par des officiers grecs, monta un coup d’État contre le Gouvernement chypriote), les responsabilités de la mission ont été élargies.

L’UNFICYP demeure toujours sur l´île afin de surveiller les lignes de cessez-le-feu et la zone tampon, mais également avec pour mission d´entreprendre des activités humanitaires (encourager la reprise des activités normales dans la zone tampon, comme les activités agricoles, assurer un service d’urgence médical, faciliter les contacts entre Chypriotes grecs et Chypriotes turcs) et d’appuyer les missions de « bons offices » du Secrétaire général de l’ONU.

En l’absence d’un règlement politique à la question de Chypre, le mandat de la Force a été régulièrement prorogé. En 2004, après le non (par referendum) de la communauté chypriote grecque au plan pour le règlement global de la question de Chypre, une autre tentative pour un règlement politique de la question a été lancée sous les hospices des Nations-Unies en septembre 2008. L’idée était de créer une fédération bizonale et bicommunautaire, fondée sur l’égalité politique, conformément aux résolutions pertinentes du Conseil de sécurité. Ce sujet est toujours en suspens.

Dans ce contexte, la Russie a toujours été un fervent soutien de Chypre au sein du Conseil de sécurité de l’ONU et ferme opposant à la reconnaissance de la république turque de Chypre du Nord.

Liens traditionnels et culturels / Présence d’une importante communauté russe à Chypre

Chypre a connu plusieurs vagues d’immigration russe. Dans les années 20, après la révolution, des Russes ont émigré à Chypre pour aller travailler dans les mines. Aujourd’hui la communauté russe de Chypre oscille entre 35 000 et 50 000 expatriés, selon les évaluations. Cette importante communauté comprend bon nombre de Pontiques, ces Russes d’origine grecque qui se sont réfugiés en URSS autour de la mer Noire (appelée alors Pont-Euxin), après avoir été chassés de leurs terres par les Turcs au début du 20ème siècle (à la suite des échanges de population liés au Traité de Lausanne). Après avoir vécu presque un siècle en Union soviétique, ils ont quitté le pourtour de la mer Noire pour s’installer à Chypre dans les années 90, après la chute du mur. Ils constituent une communauté organisée qui dispose d’écoles, de stations de radio, de magasins aux enseignes russes. Ces expatriés participent fortement à l’économie chypriote. Ils investissent également pour beaucoup dans l’immobilier de l’île, de même que de nombreux russes non-résidents.

La communauté russe installée à Limassol est si importante que ce charmant port doté d’une vieille ville et d’un château médiéval a été rebaptisé « Limassolgrad« . On y trouve un journal russophone, deux écoles russes et une station de radio. A noter: le maire de Limassol parle russe.

Les touristes russes, grands consommateurs « homo economicus », ont également beaucoup soutenu le tourisme chypriote. Depuis la crise, les touristes européens se sont raréfiés, mais les touristes russes ont vu leur fréquentation augmenter de 50 % durant l’été 2011. Ce tourisme assure de confortables rentrées pour le commerce chypriote.

La proximite entre les deux pays est également religieuse. Le 4 juillet dernier, le président chypriote Christofias déclarait devant la presse: “Chypre en tant que pays de la Méditerranée, habité par des orthodoxes ch
rétiens
, a des liens traditionnels et culturels avec la fédération russe qui remontent à très loin.
” On est là dans une géopolitique classique de l’orthodoxie, où Moscou « troisième Rome » s’appuie sur les « petits » États orthodoxes de sa périphérie pour appuyer ses visées géostratégiques (cf exemple des Balkans pendant la guerre de Yougoslavie). Il est très intéressant de noter que la dernière demande de prêt de l’Etat chypriote à la Russie, a été formulée par le primat de l’église orthodoxe chypriote, ce qui est très évocateur de la proximité culturelle et spirituelle entre les deux pays.

L’argent russe

Les Russes amènent beaucoup de liquidités à Chypre. Plus de 25% des dépôts bancaires et environ un tiers des investissements étrangers sont d’origine russe.

Une étude menée par Standard & Poor’s a examiné les dépôts des non-résidents chypriotes. La conclusion est que la majorité de ces dépôts proviendraient de transactions effectuées par des sociétés établies dans la Communauté des États indépendants (CEI), et seraient liés à des exportations de pétrole et de métaux.

Les investisseurs russes créent surtout des sociétés pour profiter du faible taux d’imposition sur les entreprises (10%). Une bonne partie de ces fonds est réinvestie en Russie – 1,4 milliard d’euros en 2008 -, échappant ainsi au fisc russe. Les autorités chypriotes démentent toutefois servir au blanchiment d’argent et soulignent que les Russes investissent encore plus en Autriche et au Royaume-Uni.

Chypre permet en effet aux hommes d’affaire russes de se garantir un accès facile aux bourses européennes.

En chiffres, cela donne (selon les chiffres officiels du gouvernement):

  • En 2011, un total de 6 milliards d’euros a été échangé à la bourse londonienne par 17 entreprises russes et ukrainiennes enregistrées à Chypre.
  • Durant l’année 2011, les entreprises russes ont investi pour environ 78,2 milliards de dollars à Chypre – Durant le seul mois de janvier 2012, 1 400 demandes d’enregistrement ont été déposées par des sociétés russes qui souhaitent s’implanter ou développer leurs activités à Chypre.
  • Durant les 3 premiers mois de l’année 2012, les investissements “chypriotes” (=lire: russo-russes) en Russie se sont élevés à 68,9 milliards de dollars (Chypre fait partie des plus importants investisseurs en Russie).

Bon nombre de spécialistes sont néanmoins sceptiques sur la légalité des fonds russes: « On parle du blanchiment d’argent russe à Chypre. La mafia russe est très présente sur l’île » (Hubert Faustmann, professeur associé d’études européennes à l’université de Nicosie).

Politique

Le président chypriote, Demetris Christofias, est l’ex-dirigeant du parti communiste Akel. Il a fait ses études à Moscou durant l’époque soviétique et parle russe couramment. Dans les télégrammes diplomatiques américains publiés par WikiLeaks, il est présenté comme un ardent critique de l’OTAN. Lors de sa visite nostalgique à Moscou en 2008, il s’était également flatté d’être « le mouton rouge de l’Europe ».

Présence stratégique: proximité du Moyen-Orient et gisements gaziers

➢ Du fait de sa proximité avec le Moyen-Orient, zone d’influence historique de la Russie (la fameuse poussée russe vers les mers chaudes), Chypre revêt une importance stratégique pour Moscou.

Des sources diplomatiques européennes évoquent l’idée qu’en contrepartie du prêt, la Russie pourrait demander l’installation d’une base militaire sur l’île. Vu la situation syrienne, il est possible que la Russie soit contrainte d’abandonner sa base navale de Tartous (située en Syrie et présente depuis 1971, c’est une base permanente de la flotte militaire russe). Dans ce cas, Chypre pourrait constituer une bonne alternative.

➢ Autre point, Chypre est utilisée comme base de transbordement d’armes de contrebande russe

Le MS Chariot (voir ci-dessous) n’est pas le seul exemple de trafic d’armes dans la région. La Russie gère d’importants transferts d’armes passant par Chypre avant d’arriver dans des pays du Moyen-Orient comme la Syrie, le Liban, l’Iran et même, selon certaines sources russes, la Chine et l’Inde.

NB: un cargo russe a été forcé de se réfugier dans le port chypriote de Limassol en février 2012, à la suite d’une tempête. A bord se trouvaient quatre containers remplis de 60 tonnes de munitions pour Kalachnikov et lance-missile. La cargaison provenait de l’agence russe d’exportation d’armes, Rosoboronexport, et était destinée au gouvernement syrien. Membre de l’Union européenne depuis 2004, Chypre aurait dû saisir la cargaison du MS Chariot. Cette livraison constituait clairement une violation de l’embargo européen sur les armes mis en place contre le régime syrien engagé depuis plusieurs mois dans une vague de répression violente contre ses propres citoyens. Au lieu de cela, les autorités chypriotes ont laissé le bateau repartir après que le capitaine se fut vaguement engagé à changer d’itinéraire. Le navire fit le plein de carburant et repartit droit sur le port syrien de Tartous où il livra son équivoque chargement.

 

➢ Enfin, de nombreux gisements gaziers viennent d’être découverts dans les eaux territoriales chypriotes. Ainsi, malgré une situation économique aujourd’hui très difficile, l’avenir de l’île pourrait s’éclaircir à moyen terme. Mais l’exploration de ces gisements n’est pas simple. D’abord ces gisements sont très proches de la partie nord occupée par la Turquie, qui conteste la légitimité de l’exploitation de ces gisements, et argue que celle-ci pourrait porter atteinte au processus de réunification de l’île. En outre, ici comme ailleurs, l’économie et la (géo) politique sont liées. Chypre devra choisir finement les sociétés étrangères qui auront le droit d’explorer ces gisements et donc revoir sa copie. Car malgré les contestations turques, des accords ont déjà été conclus par Chypre avec la société américaine Noble Energy. Les prospections, menées en septembre 2011, ont permis d’identifier des ressources très importantes, soit 450 milliards m3 de gaz. Mais comme que plusieurs sociétés russes avaient fait acte de candidature à l’époque, il est probable qu’un rééquilibrage vers d’autres compagnies devra être effectué pour l’exploration de ces gisements. Dans cette perspective, la Russie pourrait se servir du prêt comme arme de négociation et exiger en contrepartie des droits d’exploitation des gisements chypriotes. Alors que Chypre assure la présidence semestrielle européenne, les négociations se poursuivent en parallèle. Aucune décision n’a encore été rendue par l’une ou l’autre partie en présence.

 

Tous ces paramètres (possible installation d’une base russe au cœur de la Méditerranée et sur le flanc oriental de l’Europe, aide financière de Moscou et exploration gazière par Gazprom) aurait évidemment des répercussions sur les relations russo-européennes, ainsi que des conséquences sur la carte énergétique de l’UE élargie. Pour Chypre, cette aide financière et cet appui militaire russes permettront peut-être de faire face à la crise. Seront t-ils sur le long terme un gage de sécurité et de stabilité pour l’île méditerranéenne?

 

Camille Roux

MàJ: Voir également le compte rendu de notre voyage d’études en Chypre lors de la présidence chypriote.

Chypre: l’impossible réunification ? [MàJ]

Logo-Chypre-12

À l’occasion de son voyage d’études à Chypre, l’Atelier Europe vous propose une série d’articles sur le pays assumant la présidence du Conseil de l’UE. Nous commençons par une mise à jour d’un article publié en juin.

C’est une île divisée qui a pris la présidence du Conseil de l’Union Européenne le 1er juillet prochain. En effet, le 21 avril, Ban Ki-Moon secrétaire général de l’ONU, déclarait que les progrès des négociations étaient insuffisants pour convoquer une conférence internationale. Ces propos ont mis un terme à l’espoir de voir la présidence chypriote servir de catalyseur à la résolution du conflit dont souffre l’île depuis 1974, date de l’invasion de la partie nord de l’île par l’armée turque.

Les deux parties ont échoué à trouver un terrain d’accord sur la gouvernance du pays, écartelée entre le projet chypriote grec de fédération entre deux régions et celui des chypriotes turcs de confédération. L’autre pomme de discorde est la compensation des pertes de biens privés suite à la partition de l’île en 1974.

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